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Recension Philosophie

La reconnaissance comme paradigme

À propos de : Axel Honneth, Un monde de déchirements, Théorie critique, psychanalyse, sociologie, La Découverte


par Claire Pagès , le 6 février 2014


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La théorie de la reconnaissance souligne qu’il ne saurait exister de justice sociale si les individus ne sont pas reconnus et valorisés socialement. Elle constitue pour Axel Honneth, qui en est le fondateur, le meilleur point de vue pour critiquer nos sociétés capitalistes modernes et leurs pathologies.

Recensé : Axel Honneth, Un monde de déchirements, Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, Théorie critique, traduit de l’allemand Pierre Rusch & Olivier Voirol, préface d’Olivier Voirol, 2013, 299 p.

Déchirements et reconnaissance

Les Éditions La Découverte et les traducteurs du volume réunissent sous le titre Un Monde de déchirement treize textes d’Axel Honneth, inédits en français et publiés isolément en allemand. Le recueil est donc composé à destination du lectorat français, qui ne pouvait lire facilement jusqu’à présent en traduction que des monographies de Honneth (La Lutte pour la reconnaissance ; La Société du mépris ; La Réification ; Les Pathologies de la liberté). Notons que paraît presque en même temps un autre recueil d’articles, en deux volumes, intitulé Ce que social veut dire (Gallimard, NRF Essais, Novembre 2013 & janvier 2014). Les différents textes, qui composent autant de chapitres, donnent un bon aperçu de la pensée du philosophe et sociologue allemand Axel Honneth (directeur de l’Institut für Sozialforschung de Francfort), de son projet intellectuel et de ses thèmes de recherche, plus qu’ils ne livrent l’état le plus récent de sa réflexion. En effet, à côté des sept articles datant des années 2000, on trouve trois textes des années 1990 et trois autres des années 1980 (dont deux des plus longs de l’ouvrage).

Le titre de l’un des articles, le chapitre 3, consacré au projet de G. Lukács, est utilisé pour l’ensemble du recueil. Pourquoi « Un monde de déchirements » ? Honneth dit trouver chez Lukács un intérêt singulier pour le mode de déchirement particulier lié aux formes de vies des sociétés modernes industrialisées. Or, dans le chapitre 12, « La difficile tâche de préservation d’une tradition », il engage l’Institut de Recherche Sociale (fondé à Francfort en 1923 et qu’animèrent d’abord Horkheimer, Adorno, Marcuse, Fromm, Benjamin, Lukács et Neumann) à concentrer ses recherches sur les « paradoxes de la modernisation capitaliste » (p. 284). La Théorie critique, intimement liée à l’École de Francfort, entend formuler en partant des apports des sciences humaines et sociales un examen et une critique couplés de la société capitaliste et de la littérature ; elle est appelée à s’occuper aujourd’hui de ces processus paradoxaux. Ceux-ci désignent les développements sociaux qui témoignent qu’une certaine transformation sociale fait apparaître des progrès (émancipation, extension des libertés, gain matériel) d’une manière qui menace ces mêmes apports normatifs (réduction simultanée des membres de la société qui en bénéficient). C’est pour Honneth le cas, au premier chef, de la « modernisation réflexive » capitaliste (p. 285) à laquelle nous assistons. Si la Théorie critique a toujours pris pour objet les déchirements du réel social, ces paradoxes constituent ce qu’elle devrait s’appliquer à penser dans le présent.

La mise en œuvre de cet intérêt chez Lukács passe, en outre, par la référence normative à des modes de vie désirables, arrière-plan normatif qui permet à celui-ci de formuler un diagnostic historique de déchirement à propos de la modernité. Si ce modèle est selon Honneth obsolète, avec l’idéal communautaire qu’il visait, la méthode de Lukács n’en peut pas moins inviter la Théorie critique aujourd’hui à fonder ses diagnostics de pathologies sociales sur ce qu’il appelle des « évaluations fortes » : « Pour rendre accessibles à la théorie la souffrance sociale et la douleur individuelle qu’ils induisent, il est nécessaire de recourir à des anticipations normatives, mobilisant des modèles de socialisation équilibrée et réussie » (p. 89). En effet, pour discutable qu’il soit, l’anticapitalisme romantique de Lukács permet de diagnostiquer des troubles de l’intégration culturelle. On retrouve ici la préfiguration de toute la méthode honnethienne, mise en œuvre en particulier dans ses travaux sur la reconnaissance.

Honneth a montré en effet que la reconnaissance éthique implique une dimension normative — une « évaluation forte » — tout comme le diagnostic de déni suppose la position d’une norme dont on établit qu’elle n’est pas respectée. Il soutient que la reconnaissance intersubjective des partenaires d’interaction comme personnes permet à l’individu d’être assuré de la valeur sociale de son identité et est la condition d’une relation réussie à soi, d’une estime et d’un respect de soi [1]. Le déni suppose au moins la position de qualités, de droits, de capacités, etc. jugés conditions sine qua non d’un rapport positif de l’individu à lui-même. On pose ainsi des conditions du développement de l’identité, des dimensions essentielles de la relation pratique à soi-même. Il y a donc une norme de référence relative aux identités par rapport à laquelle prennent sens aussi bien les désirs et revendications de reconnaissance que la critique de leurs dénis ou mépris. Est au moins posée la légitimé d’un certain nombre de « demandes » de reconnaissance par rapport auxquelles se définissent les expériences de mépris et leur qualification comme injustices subies [2]. Résumant son projet dans la Préface de La Lutte pour la reconnaissance, Honneth dit avoir voulu tirer du modèle hégélien d’une « lutte pour la reconnaissance » les fondements d’une théorie sociale à teneur normative [3]. Il écrit ailleurs que « les différents points de vue qui doivent, ensemble, constituer le point de vue moral, sont utilisés en se référant à un état considéré comme souhaitable parce que servant le bien-être humain » [4], ce qu’il nomme l’élément téléologique de la conception morale impliquée par le concept de reconnaissance.

Le livre est sous-titré « Théorie critique, psychanalyse, sociologie », ce qui ne donne pas une idée tout à fait exacte de son contenu dont l’essentiel est consacré à la Théorie critique, quand deux chapitres parmi les plus brefs composent la courte partie dédiée aux usages et destins de la psychanalyse dans la Théorie critique. La sociologie est néanmoins très présente au titre d’enjeu majeur de l’ensemble des discussions conduites dans l’ouvrage. C’est, en effet, son « déficit sociologique » qui condamne la forme prise par la Théorie critique chez Horkheimer (chap. 4), déficit qui condamne aussi la théorie politique contemporaine, dont Honneth déplore qu’elle soit déconnectée de l’analyse de la société et de ce fait condamnée à se fixer sur des principes purement abstraits (chap. 13). La Théorie critique exige au contraire une prise en compte systématique de l’action sociale et une articulation réussie entre philosophie et sociologie.

La Théorie critique dans tous ses états

Les deux tiers du recueil concernent donc la Théorie critique, ses racines, son histoire, ses apories, ses espoirs, son avenir et ses défis. Ces analyses constituent une ressource très précieuse pour qui s’intéresse en France à la Théorie critique. Les nombreux chapitres que lui consacre Honneth présentent des interprétations décisives pour la connaissance de ce courant et plus spécifiquement celle des pensées de M. Horkheimer (chap. 4, 6), T. Adorno (chap. 6, 7) et J. Habermas (chap. 7, 8, 12).

Honneth y développe pourtant une thèse très forte, celle, paradoxale, de la centralité du « cercle externe » ou de la « périphérie » pour la Théorie critique (p. 122-123). Le cercle externe désigne des penseurs comme Neumann, Kirchheimer, Benjamin ou Fromm, et se distingue du « centre » constitué par Horkheimer, Adorno et Marcuse. Honneth soutient donc que ce cercle est porteur aujourd’hui de plus de promesses et de ressources que le « centre » parce que ses membres ont en commun d’avoir su valoriser la dimension de la communication, autorisant ainsi un dépassement du fonctionnalisme marxiste. Outre la mise en avant de ces figures intellectuelles, le livre comporte des développements importants sur la philosophie habermassienne considérée comme « la tentative la plus avancée de réactualisation de la Théorie critique » (p. 280). Le tournant communicationnel initié par Habermas aurait ouvert un avenir à une Théorie critique qui, résignée et toute occupée à dénoncer partout la réification — soit la chosification et la marchandisation de l’activité humaine, avait renoncée à distinguer agir instrumental, cause d’aliénation, et agir normatif, source de valeur et d’accomplissement. Cette réorientation argumentative de la Théorie critique qui tente de fonder la pratique politique dans les rapports d’interaction constitue pour elle un véritable « changement de paradigme » (p. 179) dont Honneth propose dans le chapitre 7 un examen systématique, dit-il, jamais conduit, absence qui contraste en effet avec le fait que Habermas soit devenu aujourd’hui un « classique » de la sociologie (p. 228).

Par contraste, la critique systématique qui est menée des penseurs du « centre », Horkheimer, Adorno et Marcuse, frappe par sa sévérité. Honneth explique ainsi pourquoi Horkheimer, dont le projet pour une théorie sociale critique avait pour base l’économie, la psychologie et la culture, en vient à manquer sociologie et science sociale, en fusionnant économie politique et psychanalyse et en développant un concept problématique et pauvre de culture (chap. 4). Ce qui fait alors la faiblesse de la Théorie critique, limite son développement et explique ses échecs, outre ce concept de culture, consiste dans son attachement initial à une philosophie de l’histoire marxiste et son recours à l’héritage rationnel idéaliste. Mais la rupture d’Adorno avec celui-ci ne constitue pas néanmoins, selon Honneth, une issue dans la mesure où le « tournant pessimiste » (p. 135) qu’il fait prendre à la Théorie critique conduit celle-ci à appréhender tous les domaines comme dominés par une attitude de contrôle instrumental (chap. 6). Quand l’histoire entière devient ainsi progressivement développement et extension de la réification, il n’est alors plus alors de mise en pratique possible de la Théorie critique.

Mais, peut-on vraiment parler d’ « échec » de ces projets intellectuels ? Le lecteur est en effet arrêté par ce couperet, qui tranche en outre avec le dithyrambe du cercle externe. Sans sous-estimer par exemple l’apport de la pensée d’E. Fromm, celui-ci nous semble moindre et théoriquement moins abouti que celui des penseurs dit du « centre » (chap. 5). On est en droit de se demander quand même si une lecture « positive » de si grandes pensées, celle de Horkheimer, Adorno et Marcuse, ne fournirait pas aussi dans le présent des ressources précieuses pour la Théorie critique.

Notre dernier scrupule concerne le corpus mobilisé pour cette histoire de la Théorie critique. Sont ici convoqués exclusivement les membres pour ainsi dire officiels et historiques de ce courant de pensée, l’école allemande. Or, revendiquent une filiation à la Théorie critique à la fois des penseurs s’inscrivant dans la French Thought mais aussi et surtout des philosophes américains contemporains, féministes et post-structuralistes en particulier... On saisit le principe qui pourrait expliquer cet évitement. En effet, le projet honnethien participe d’un « renouvellement du concept de rationalité » (p. 215) lancé par Habermas découvrant la force de rationalisation de l’entente communicationnelle. À cet égard, les dispositifs théoriques de déconstruction de la rationalité français et américains sont écartés comme étrangers au projet de la Théorie critique. Plus généralement, la discussion se fait essentiellement avec des auteurs allemands et anglo-saxons et on est frappé par l’absence quasi complète d’interlocuteurs français, en particulier sur certains sujets où la théorie française a produit des développements importants.

Travail et reconnaissance

Le volume contient plusieurs textes majeurs consacrés à la conception du travail (chap. 1, 2 et 11). Cette réflexion est conduite par Honneth dans deux directions, double position touchant le travail qui se trouve en réalité adossée à la conviction fondamentale chez Honneth que la critique et le diagnostic des déchirements du monde ou de ses « paradoxes » a pour paradigme le concept de reconnaissance. L’invariant de la pensée critique ne peut donc être en réalité le travail, mais l’idée de lutte pour la reconnaissance, les souffrances étant alors comprises en termes de rapport de reconnaissance dégradés.

Honneth part d’une critique de la conception marxiste du travail et de l’histoire des mutations du concept dans la Théorie critique, avant d’examiner le projet de construire autrement un concept critique du travail. Honneth affirme qu’il faut abandonner le modèle marxiste dit « expressiviste » du travail, pour critiquer le capitalisme. Celui-ci ne peut plus servir de paradigme car le couple travail & émancipation se serait depuis longtemps défait. En même temps, c’est la remise en cause du marxisme comme théorie actuelle de l’émancipation qui induit une crise du concept marxiste critique du travail. C’est avec d’autres analyses qu’il convient alors, selon Honneth, de répondre à la nécessité de fournir au concept de travail un noyau normatif. Il faut en effet réagir à la « déproblématisation » (p. 258) de la sphère du travail, et la crainte des travailleurs touchant leur travail doit trouver davantage d’écho dans le vocabulaire d’une Théorie critique de la société. Mais, pour inscrire la catégorie de travail dans le cadre d’une théorie de la société avec la perspective ouverte d’une amélioration qualitative, il s’impose pour Honneth de rompre avec toute vision utopique du travail. Cette nouvelle voie conduit alors à arracher le travail à l’horizon de l’émancipation. La possibilité d’une critique immanente de l’organisation existante du travail requiert de dégager la base normative de l’organisation moderne du travail.

On peut néanmoins émettre quelques réserves face à des déclarations telles que « personne ne croit plus à la vertu émancipatrice du travail comme tel » (p. 33) ; ou « aucune théorie sociale critique du XXe siècle, pour ainsi dire, ne continue de croire en la force de développement émancipatoire de la conscience engendrée par le processus de travail social » (p. 65) ou encore « les efforts déployés pour défendre un concept émancipatoire et humain du travail n’ont jamais été en si mauvaise passe » (p. 257). Certes, on accorde le diagnostic dressé par Castel et auquel Honneth renvoie, selon lequel nous vivons la fin de la courte période durant laquelle le statut du travail salarié était garanti par l’État social. D’autre part, on sait Honneth soucieux de montrer ce qu’il en coûte de se priver d’une pensée du travail pour une théorie de l’action (ainsi il ne congédie plus le travail comme réalité aliénée et dépasse l’opposition entre travail et action qu’on rencontre encore chez Habermas à la suite de Arendt). Certes, l’idée de formation d’une conscience de classe par le travail a exposé ses partisans à bien des détours théoriques pour en expliquer les lacunes. Pourtant, des recherches à la fois théoriques et empiriques permettent aussi d’argumenter finement en faveur d’une nature émancipatoire du travail. La thèse dite de la centralité du travail, développé par Christophe Dejours [5], attachée à la notion de « travail vivant », conduit à comprendre le travail comme accomplissement de soi en un sens non idéaliste, lieu majeur de domestication de la pulsion, mode privilégié d’expérimentation du réel, et moyen principal de coopération [6].

Psychanalyse et Théorie critique

La partie consacrée à la psychanalyse est la plus courte puisqu’elle occupe seulement deux des treize chapitres. On y retrouve les grandes thèses formulées ailleurs par Honneth à son sujet, en particulier dans le chapitre 5 de La Lutte pour la reconnaissance Modèles de reconnaissance intersubjective. Amour, droit, solidarité ») et le chapitre 11 de La Société du mépris Théorie de la relation objet et identité postmoderne. À propos d’un prétendu vieillissement de la psychanalyse »). Cette discussion avec la psychanalyse suit trois grandes étapes. D’abord, la théorie critique a besoin de la psychanalyse. Honneth se sépare ainsi de Habermas sur ce sujet et s’intéresse aux élaborations de Fromm sur la « formation de caractère », approche de la théorie de la socialisation qu’il tient pour « le cœur le plus fertile de sa révision de la psychanalyse » (p. 151). Une théorie de la société doit en effet pouvoir tenir et rendre compte des motifs de la conduite humaine, et des affects qui les accompagnent, qui échappent à la réflexion pour ne pas succomber à un « idéalisme moral » et être en mesure de développer une « conception réaliste » de la personne humaine (p. 233). Ensuite, quel type de théorie psychanalytique peut constituer une ressource pour la psychanalyse ? Honneth écarte la pensée freudienne et ses topiques pour préférer les différents théoriciens des relations d’objet, ceux qui travaillent sur les premières expériences préverbales d’interaction, très soucieux de suivre les enseignements des recherches empiriques sur les toutes premières années de la vie. Sont convoqués les travaux de D. Winnicott, M. Klein, D. Stern, H. Loewald, R. Spitz, etc. dont il montre l’intérêt pour la conceptualisation des relations d’amour primaires de reconnaissance, première des trois sphères de reconnaissance distinguées par Honneth (avec la sphère juridico-politique, dans le droit par exemple, et celle de l’estime sociale, dans la solidarité en particulier). Enfin, il examine les conséquences possibles de cette sélection, tant pour la Théorie critique que pour la psychanalyse. Cela le conduit d’une part à réfuter l’objection formulée par Joel Whitebook selon laquelle, en renonçant à la référence freudienne et à l’idée d’asocialité d’origine pulsionnelle, il s’empêcherait de penser la négativité à l’œuvre dans l’existence humaine. D’autre part, il engage la Théorie critique dans un dialogue avec une psychanalyse qui abandonne l’idée d’asocialité constitutive et renonce à une théorie forte des pulsions. Les tendances antisociales ne sont pas à ancrer dans une nature pulsionnelle endogène mais à rapporter à des réactions à des expériences de déplaisir liées aux interactions humaines [7] et ainsi ne requièrent pas du tout qu’on abandonne le concept pivot de reconnaissance.

Cette prise en compte de la psychanalyse est significative. Par ailleurs, elle a le mérite de contribuer à un nécessaire réaménagement des théories psychanalytiques classiques, souvent négligentes de l’incidence du social ou du caractère psychosocial de la souffrance, raison pour laquelle leurs modèles explicatifs ont pu être considérés comme internalistes, monadologiques ou monologiques. Néanmoins, la psychanalyse freudienne semble également pouvoir être un interlocuteur essentiel aujourd’hui pour une théorie critique de la société, ce dont paraît témoigner son utilisation fructueuse par Balibar, Butler, Laclau, etc. De plus, on peut douter que les recherches empiriques sur la petite enfance doivent aiguiller l’ensemble du destin théorique de la psychanalyse pour la théorie sociale. Ensuite, peut-on développer une Théorie critique de la société qui fasse l’économie d’une théorie consistante du pulsionnel et qui ne reconnaisse pas, ce faisant, la centralité de la sexualité dégagée par Freud (et analysée par C. Dejours conjointement à la centralité du travail dans une théorie dite de la double centralité) ? Enfin, il ne faut pas négliger l’intuition adornienne que Honneth écarte, selon laquelle la psychanalyse doit permettre à la Théorie critique de saisir ce qu’il nomme l’ « inadéquation constitutive de l’être humain » (p. 238). Or, chez Adorno [8], cette saisie est permise par la conception du psychisme qu’on trouve dans la psychanalyse freudienne, qui dégage la logique asociale qui est celle du noyau de l’inconscient. En effet, le Ça, ignorant de la réalité et indifférent aux contraintes qui sont celles du reste de la personnalité, est simplement à la recherche de la satisfaction des désirs très intenses qui le constituent. Je serais ici de l’avis d’Adorno. La Théorie critique a sans doute plus à gagner, dans un vrai dialogue avec la psychanalyse, qui soit aussi une confrontation. Cette dernière dégagerait en quoi la psychanalyse contrarie ou contredit les présupposés qui sont souvent ceux de la Théorie critique, du fait en particulier de la dimension asociale induite par la centralité du sexuel et de l’anthropologie pessimiste ou désenchantée, attachée à la théorie des pulsions. Un tel dialogue semble plus fructueux que la recherche dans certaines versions sociologisées de la psychanalyse (qui la transforment souvent en une psychologie du développement) de ce que la Théorie critique sait et affirme déjà, le caractère déterminant et constitutif des relations de reconnaissance.

« La part d’invariants de toutes les formes de vie »

L’ensemble des analyses présentées est adossé au caractère paradigmatique ou « invariant » de la reconnaissance, également présenté comme intersubjectivité constitutive ou structurante. Distinctions et critiques se distribuent en fonction de la place ménagée à ce principe. Il y a chez Honneth la conviction que seuls les « éclaircissements intersubjectifs » (p. 197) permettent l’exploration théorique de la réalité et que, par conséquent, la structure de l’intersubjectivité (construite d’abord par Habermas dans l’échange linguistique) devient la « référence centrale » (p. 211) de toute Théorie critique. C’est ce qui fait, aux yeux de Honneth, la valeur des réflexions de Lukács, qui « lie les conditions d’un épanouissement individuel à la possibilité d’une construction communautaire réussie... » (p. 86). C’est encore ce qui distingue les penseurs du « cercle externe », leur interactionnisme, et ce qui singularise le projet habermassien, l’idée de l’intersubjectivité linguistique de l’activité sociale... C’est encore ce qui fait la supériorité de la révision par Fromm de la psychanalyse, l’idée de troubles procédant des relations interpersonnelles. À l’inverse, minorer ou méconnaître ces dimensions contribue à condamner tour à tour les entreprises de Freud, Horkheimer, Adorno, Marcuse, etc.

Si Honneth sait démontrer la productivité de ce principe et l’étayer sur des recherches empiriques tant sociologiques que psychologiques, il faut rester prudent quant à la généralisation de ce présupposé intersubjectiviste. Il n’est pas certain que toute relation, toute relation à soi ou toute relation sociale, soit constituée dans une intersubjectivité fut-elle conflictuelle. Il n’est pas sans intérêt d’entendre ce qui résiste à ce principe ou ce qui l’excède, y compris pour enrichir cette pensée de la reconnaissance. Il est peut-être des dimensions et des déterminations non intersubjectives, qu’elles soient symboliques, transindividuelles ou psychiques inconscientes. La réception de l’œuvre de Honneth alimente en effet chez nombre de ses lecteurs un intersubjectivisme systématique qui, pour salutaire qu’il ait été dans la philosophie politique, n’en comporte pas moins aujourd’hui des limites. Il ne s’agit nullement de revenir à un en-deçà des théories de la reconnaissance, vers des présupposés individualistes obsolètes, mais de se méfier de professions de foi intersubjectivistes qui parfois conduisent, d’une part, à gommer l’existence de logiques psychosociales d’un autre ordre et, d’autre part à confondre des catégories comme l’altérité, le social, l’interrelationnel, le transindividuel, le transsubjectif, l’interaction, l’interdépendance, le communicationnel, etc. Si on comprend que l’intersubjectivité fonde une théorie de la communication et que celle-ci soit solidaire d’un cadre intersubjectif, il peut par ailleurs y avoir par exemple rapport à un « autre », interaction ou encore transindividualité sans que cela implique de dimension intersubjective.

par Claire Pagès, le 6 février 2014

Pour citer cet article :

Claire Pagès, « La reconnaissance comme paradigme », La Vie des idées , 6 février 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-reconnaissance-comme-paradigme

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Notes

[1A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, Passages, 2007, p. 161.

[2Ibid., p. 161.

[3Ibid., p. 7.

[4A. Honneth, «  Reconnaissance  », pp. 1640-1647, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, T2, M. Canto-Sperber (dir.), Paris, PUF, Quadrige, Dicos Poche, 2004, p. 1644.

[5C. Dejours est psychiatre et psychanalyse, fondateur de la psychodynamique du travail. Voir Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Points Seuil, 1998  ; Travail, usure mentale - De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard, 1980  ; Suicide et travail : que faire  ?, en collaboration avec Florence Bègue, PUF, 2009 (http://www.laviedesidees.fr/suicide-et-travail.html)  ; Travail vivant, 1 : Sexualité et travail, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013  ; Travail vivant, 2 : Travail et émancipation, Payot, 2009, Petite Bibliothèque Payot, 2013.

[6La thèse de la centralité du travail formulée signifie qu’il n’y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de la construction de la santé mentale. De ce fait, le travail est autant le fondement et le garant de la santé physique et psychique, que la cause des plus profondes dégradations de l’estime de soi et érosions de la personnalité. Si le travail nous rend malades, allant jusqu’à l’apparition de suicides en rapport avec le travail et même sur les lieux de travail, touchant aussi bien les employés, ouvriers, que les cadres supérieurs, c’est que cette dimension sociale est constitutive de l’identité personnelle. C’est que l’individu a besoin de s’inscrire dans une relation professionnelle particulière pour voir son identité confirmée.

[7Ce que Freud avait entrepris précisément de récuser. Dans «  La nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse  » (1933), il déclare ainsi combien il est illusoire de croire que l’homme n’est pas mauvais mais rendu tel par «  les modes d’organisation sociale inappropriés qu’il s’est donné jusqu’à présent  » (Freud, OC XIX, p. 186). Il tient cette représentation pour une résistance, et «  la croyance en la “bonté” de la nature humaine  » pour «  une de ses méchantes illusions dont les hommes attendent un embellissement et un allègement de leur vie  » (Ibid., p. 187).

[8Voir T. W. Adorno, «  La Psychanalyse revisitée  », pp. 11-51, La Psychanalyse revisitée (1946), Paris, Éditions de l’Olivier, Penser/rêver, 2007. Adorno et Marcuse ont bien montré la perte de portée critique des concepts psychanalytiques consécutive à l’opération de sociologisation et à la substitution de la notion de milieu à la dynamique des pulsions.

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