Qu’est-ce qu’une alliance ? Pourquoi les pays s’allient-ils, quittent-ils des alliances, ou en fondent-ils de nouvelles ? Dans le contexte actuel de retour de la guerre et de compétition stratégique tant militaire qu’économique, l’analyse des mécanismes d’alliances n’a sans doute jamais été aussi cruciale.
À l’automne 2021, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie annonçaient, en grande pompe, la création d’une nouvelle alliance tripartite, surnommée AUKUS. Le projet comprenait un volet industriel important, notamment l’achat par le gouvernement australien de sous-marins nucléaires d’attaque fournis par Washington ou Londres, rompant de facto l’engagement pris en 2016 d’acquérir auprès de la France des sous-marins conventionnels. Les réactions françaises furent vives, le Quai d’Orsay rappelant, pour la première fois de son histoire, les ambassadeurs français à Washington et en Australie. Pourtant, malgré l’ampleur de la déception, en particulier dans les milieux industriels de défense français, la coopération militaire avec les États-Unis ne semble pas affectée, la Marine Nationale signant par exemple en décembre 2021 avec l’US Navy un partenariat structurant, d’une durée de vingt ans, visant à améliorer leur interopérabilité, et les États-Unis renforçant leur engagement au profit des opérations militaires françaises au Sahel.
Les relations au sein de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), sont également complexes. Lors de sa présidence, Donald Trump avait notamment déclaré que l’OTAN était « obsolète », et semblait même prêt à annoncer le retrait américain de l’organisation lors du sommet des États-membres de 2018, avant (semble-t-il) de se raviser. Pourtant, en 2022, l’OTAN semble connaître un renouveau à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, qui confirmait sa vocation d’instrument de coordination des politiques de défense en Europe.
Ces deux exemples illustrent certains des grands enjeux des alliances au XXIe siècle. Dans le contexte d’un retour de la guerre et de la compétition stratégique, la coordination des politiques de défense (fonction initiale des alliances) connaît un nouveau souffle. Pourtant, cette fonction de coordination (voire d’intégration) est structurellement opposée à une interprétation maximaliste de la souveraineté des États. De plus, l’interdépendance des économies permise par la globalisation a créé des intérêts contradictoires : des États alliés dans le domaine de la défense peuvent ainsi être des concurrents féroces dans le domaine économique. Dans ce contexte, comment penser la reconfiguration des alliances au XXIe siècle et l’articulation entre défense, souveraineté et la multiplicité des intérêts des États ? Il convient donc d’identifier quelques grands principes de fonctionnements des alliances avant d’étudier la manière dont la reconfiguration du système international influencera leur développement au XXIe siècle.
Les principes des alliances en politique internationale
Trois caractéristiques fondamentales de l’exercice de la stratégie se retrouvent systématiquement, quels que soient le lieu ou l’époque. Il s’agit de l’utilisation instrumentale de la violence, de la capacité à la tromperie et à la ruse, et, ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, de la formation de coalitions et d’alliances pour accroître sa puissance.
Une alliance peut être définie comme une structure politique et militaire dans laquelle des acteurs se joignent à d’autres acteurs visant des objectifs similaires, pour donner suite à un intérêt commun de sécurité, notamment affronter un ennemi ou une menace commune. L’alliance se caractérise ainsi par la garantie de sécurité mutuelle (souvent une clause de défense mutuelle) que les alliés s’accordent. L’alliance est donc dirigée vers l’extérieur, vers un adversaire dont il faut se prémunir. Elle se distingue ainsi d’autres formes de coopération de sécurité et de défense, notamment des organisations de sécurité collective (comme l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe – OSCE) qui ont pour but de gérer les différends parmi leurs membres et sont donc tournées vers l’intérieur. De même, d’autres formes de coopération militaire, comme les transferts d’armement ou les exercices militaires multinationaux ont un rôle important de structuration des relations internationales (en signalant convergences ou divergences d’intérêts notamment), mais ne constituent pas des « alliances », sauf à être accompagnées de garanties mutuelles de sécurité. Enfin, les coalitions militaires (comme la coalition montée durant la guerre du Golfe) sont temporaires et ad hoc, là où les alliances sont censées avoir une longévité plus importante.
Les alliances sont l’objet d’une volumineuse littérature en Relations Internationales, qu’il serait impossible de résumer, mais nous pouvons souligner que plusieurs explications sont avancées concernant la formation des alliances, accordant plus ou moins d’importance à la notion de menace extérieure en fonction des situations. Il est important de se souvenir que ces explications ne prétendent pas au statut d’explication mono-causale et que les motivations incitant les États à créer ou rejoindre une alliance sont généralement multiples.
La première motivation est le souhait pour un État de réduire un déséquilibre des puissances qui serait en sa défaveur (cherchant ainsi auprès d’alliés le surcroît de puissance nécessaire). L’alliance est ainsi un mécanisme institutionnel permettant l’agrégation des capacités des États participants afin de dissuader un ennemi potentiel ou de s’imposer en cas de conflit. Ce mécanisme est appelé « équilibrage », ou balancing en anglais.
La deuxième forme de motivation pour créer une alliance est le bandwagoning (ou « suivre le mouvement »). Dans ce cas, au lieu de s’allier pour contrer une menace, les États se rallient à l’État menaçant afin d’assurer leur survie. Les comportements de bandwagoning sont le fait de petits États cherchant à s’assurer des gains stratégiques malgré leur impuissance matérielle à contrer les capacités d’un État menaçant.
La troisième motivation est appelée « l’attachement » (tethering en anglais). Une alliance peut être formée afin de gérer une relation d’adversité entre deux États. De ce point de vue, une alliance fonctionne comme d’autres institutions internationales, permettant d’améliorer la transparence entre les différents États, d’augmenter les coûts de non-respect des engagements pris dans le cadre de l’institution et de rendre la coopération plus attirante, et donc plus probable. Toutefois, « l’attachement » est toujours combiné à une autre motivation, comme l’équilibre des puissances face à une menace extérieure encore plus importante.
687 alliances ont été contractées entre 1815 et 2018 (soit 3,4 alliances par an en moyenne), et la plupart de ces alliances comptent peu de membres (la moyenne est de trois membres par alliance). De plus, leur durée de vie moyenne est d’une petite dizaine d’années. Ces chiffres illustrent la volatilité de systèmes internationaux multipolaires, où plusieurs grandes puissances coexistent, ce qui facilite les retournements brutaux d’alliance dont l’histoire européenne entre 1648 et 1945 est pleine. À cet égard, les alliances post-1945 surprennent par leur stabilité : elles durent en moyenne bien plus longtemps que celles qui les précèdent. Le graphique ci-dessous illustre également la sensibilité des alliances aux changements du système international : on voit ainsi l’augmentation de la création d’alliances liée à la multiplication du nombre d’États à la suite de la Seconde Guerre Mondiale, ou encore l’effet des événements transformateurs tels que les guerres mondiales ou la disparition de l’URSS. À ce titre, il faut noter l’importance des liens entre alliances et mécanismes multilatéraux de régulation du système international : le « concert européen » entre 1815 et 1848 est l’héritier direct de l’alliance antinapoléonienne, la Société des Nations répond aux souhaits des vainqueurs de la Première Guerre Mondiale, tandis que la création de l’ONU découle de la « Grande Alliance » de la Seconde Guerre Mondiale, et notamment la relation trilatérale américano-britannico-soviétique, à laquelle furent ajoutées la France et la Chine afin d’établir la liste des membres permanents du Conseil de Sécurité. Les alliances entretiennent ainsi une relation particulière avec le multilatéralisme. Historiquement, elles sont à la fois une garantie sécuritaire pour les États lorsque le multilatéralisme échoue, et la matrice qui permet, en 1815, 1919 et 1945, d’aboutir à de nouvelles formes de coopération multilatérale. Les difficultés du multilatéralisme découlent de la tension fondamentale des relations internationales entre désir de souveraineté et besoin de coopération pour réguler les problèmes transnationaux. Les alliances, en revanche, répondent au besoin de protection qui découle de la compétition stratégique entre grandes puissances. Les deux sont au fond des baromètres de la stabilité du système international : lorsque le multilatéralisme est efficace (du fait de l’absence de compétition stratégique), l’utilité des alliances diminue, et vice versa.
Le format et le degré d’institutionnalisation des alliances varient : les alliances peuvent êtres bilatérales, « minilatérales » (entre trois à cinq alliés) ou multilatérales. Elles peuvent également être fortement institutionnalisées et dotées d’un secrétariat international (comme l’OTAN), ou non. Il faut souligner la différence entre alliances symétriques et asymétriques. Les alliances symétriques réunissent des partenaires de puissance comparable, les alliances asymétriques unissent une grande puissance à des alliés secondaires. L’OTAN, et d’une manière générale toutes les alliances des États-Unis, ainsi que le pacte de Varsovie, sont ainsi des alliances asymétriques. Le format de l’alliance est important, car le choix de s’allier implique pour un État de trancher entre son autonomie et sa sécurité. Dans le cadre d’une alliance asymétrique, la grande puissance peut accepter de réduire sa sécurité (en s’engageant à protéger des puissances plus faibles) afin de maximiser son autonomie, à travers les concessions promises par les puissances secondaires. Ces concessions peuvent par exemple inclure la construction de bases militaires dans des lieux stratégiques pour la projection de puissance, des accords commerciaux ou une forme de droit de regard sur la politique intérieure de la puissance secondaire (l’URSS est par exemple intervenue militairement en Hongrie et Tchécoslovaquie). En échange de ces concessions, qui sont autant de réduction de son autonomie, la puissance secondaire augmente sa sécurité.
Enfin, il est important de mentionner le concept de « dilemme de sécurité des alliances » afin de comprendre leur politique interne. Ce concept renvoie à une tension entre, d’un côté, la peur de certains États de se voir pris dans un conflit qu’ils ne souhaitent pas du fait du comportement irresponsable d’un de leurs alliés (« le piège ») et, de l’autre, certains États qui ont peur d’être abandonnés par leur alliés en cas de conflit (« l’abandon »). Les alliances gèrent ce dilemme de manière différente. Par exemple, les règles d’accès à l’OTAN prévoient que le pays candidat ait réglé d’éventuels conflits territoriaux (afin d’éviter le « piège » pour les autres alliés), et le fonctionnement de l’OTAN comprend des mesures régulières de réassurance comme le déploiement de troupes françaises, américaines, allemandes ou britanniques dans les pays Baltes dans le cadre du plan d’action « présence avancée renforcée » (afin d’enrayer la peur de « l’abandon » éprouvée par certains alliés).
Ensemble, ces concepts permettent de donner un cadre analytique pour penser les alliances, jusque dans la période actuelle.
La transformation du contexte stratégique et les conséquences pour les alliances au XXIe siècle
L’évolution du contexte stratégique international au XXIe siècle va conditionner la nature et le format des alliances. À ce titre, cinq tendances doivent être surveillées : la compétition stratégique entre grandes puissances, les conséquences de l’interdépendance économique, les conséquences de l’émergence des cyber-conflits, l’importance relative de l’intégration militaire et enfin l’évolution normative au sein du système international. Ces cinq tendances contiennent des dynamiques contradictoires de renforcement et de fragmentation des coopérations de défense, et de leur interaction découlera l’évolution des alliances au XXIe siècle.
En premier lieu, la reconfiguration des équilibres de puissance sera un facteur déterminant des dynamiques d’alliance, selon les principes classiques de balancing et de bandwagoning. Nous sommes en train de sortir d’un cycle hégémonique exceptionnel dans l’histoire qui a vu toutes les grandes puissances du système international être alliées des États-Unis, la puissance dominante. Cette configuration unique n’est probablement pas étrangère à la faible conflictualité qui a marqué l’après-Guerre Froide, mais cette période touche à sa fin avec l’émergence de puissances ouvertement hostiles aux États-Unis et à leurs alliés, dont la Chine, la Russie ou l’Iran. Nous assistons ainsi à une nouvelle hiérarchisation du système international comprenant des superpuissances influençant l’intégralité du système (les États-Unis aujourd’hui, peut-être accompagnés prochainement de la Chine), des grandes puissances incontournables dans leur environnement régional et avec des capacités limitées d’action mondiale (France, Royaume-Uni, Russie, Japon, Inde, Turquie), des puissances régionales (Allemagne, Italie, Australie, Iran, Arabie Saoudite, etc.) et des puissances secondaires. Les dynamiques de compétition entre ces puissances auront un impact fort sur les configurations d’alliances. La première zone concernée sera évidemment l’Indo-Pacifique, avec la montée en puissance de la Chine qui pourrait entraîner une dynamique d’équilibrage des puissances contre elle : outre AUKUS, l’Australie et le Japon ont par exemple signé récemment un accord de coopération militaire clairement anti-chinois. De même, l’agressivité russe a conduit à un renforcement de l’OTAN, tandis que la Suède comme la Finlande ont ouvertement évoqué la possibilité de leur adhésion à l’Alliance afin de se protéger de Moscou. L’évolution de la relation russo-chinoise sera aussi déterminante. À ce jour, Moscou et Beijing développent graduellement leurs relations, notamment dans le domaine militaire, et ont des objectifs convergents stratégiques illustrés par leur soutien mutuel dans différentes crises internationales, mais n’ont pas encore développé d’alliance formelle impliquant des accords de défense mutuelle. Une telle évolution, qui serait une reconfiguration majeure des rapports de force, pourrait se faire de manière bilatérale, ou en transformant l’Organisation de Coopération de Shanghai, qui est à ce jour une organisation de sécurité collective, en alliance multilatérale.
Deuxième tendance influençant la dynamique des alliances, les conséquences de l’interdépendance économique ont modifié les priorités et les intérêts des États. À la suite de la Guerre Froide, les États-Unis et leurs alliés ont tenté d’inclure la Chine et la Russie dans les circuits de coopération économique internationaux, avec l’espoir avoué que le marché faciliterait leur démocratisation et leur inclusion dans un ordre international coopératif. Cet espoir a été déçu, la globalisation économique aboutissant à une « ouverture asymétrique » facilitant le développement économique de ces pays sans en modifier le régime politique. En revanche, pour les pays occidentaux, cette approche a conduit à une déconnexion entre les sources de la sécurité et les sources de la prospérité. Durant la Guerre Froide, le commerce entre l’Union Soviétique et les États-Unis ou l’Europe représentait environ 1% du volume du commerce global de ces pays. En 2021, la Chine était le premier partenaire commercial de l’Union Européenne, devant les États-Unis et le Royaume-Uni, tandis que la Russie était le cinquième. Beijing était également le premier partenaire commercial des États-Unis. Certes, le caractère privilégié de la relation transatlantique se manifeste principalement dans le domaine des investissement directs à l’étranger (où les investissements croisés États-Unis/UEreprésentent presque cinq milliards de dollars, sans commune mesure avec ceux d’autres pays), mais le volume de ce commerce avec des adversaires stratégiques potentiels a trois conséquences.
En premier lieu, la compétition pour ces nouveaux marchés a conduit les alliés dans le domaine de la défense à être concurrents dans le domaine économique, compliquant leurs relations qui dépassent donc largement le cadre sécuritaire. Cette compétition économique risque de renforcer le dilemme de sécurité des alliances : certains États pourraient refuser de défendre un allié vu comme un concurrent économique, les autres craignant en retour d’être abandonnés pour les mêmes raisons.
Deuxièmement, cette situation conduit les décideurs politiques à devoir arbitrer, beaucoup plus fortement que durant la Guerre Froide, entre intérêts de sécurité et intérêts commerciaux, dans un contexte où les administrations gérant ces domaines sont restées très largement séparées. Cela conduit régulièrement certains gouvernements à laisser entendre plusieurs sons de cloches quant aux relations à adopter face à la Chine, par exemple. De même, les sanctions économiques majeures adoptées contre la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine en 2022 sont accueillies avec froideur dans de nombreux milieux économiques, qui craignent pour leurs investissements.
Enfin, cette dépendance économique à des adversaires potentiels a rendu les pays occidentaux vulnérables à des tentatives de coercition, aboutissant à une véritable « arsenalisation de l’interdépendance ». Par exemple, en 2021, Beijing a établi un embargo contre les produits provenant de Lituanie, y compris les produits européens comprenant des composants lituaniens, suite à la décision de Vilnius d’autoriser l’ouverture d’un bureau consulaire utilisant le nom « Taïwan » (et non « Taipei » comme le souhaite la Chine). Cet embargo a conduit la chambre de commerce allemande à menacer Vilnius de trouver une solution diplomatique, sous peine de rapatrier les usines allemandes en Lituanie. En revanche, Taïwan serait en train d’étudier des mesures d’investissement en Lituanie, y compris dans le domaine des micro-conducteurs, technologie critique faiblement maîtrisée en Europe, mais où Taïwan est l’un des leaders mondiaux, ce qui serait un bénéfice inattendu de la situation. Ces exemples illustrent bien la complexité des arbitrages entre intérêts économiques et intérêts sécuritaires dans un contexte d’interdépendance. Deux des possibilités d’évolution du système économique international (la constitution de blocs économiques régionaux ou la constitution de blocs économiques selon les valeurs politiques) permettraient une forme de réalignement des intérêts économiques et sécuritaires et donc une forme de clarification stratégique. Quoi qu’il en soit, cette tension entre intérêts économiques et intérêts de sécurité aura des conséquences importantes pour les alliances.
Troisièmement, le développement exponentiel des technologies numériques, et notamment des moyens cyber-offensifs, change également la politique des alliances. Les travaux sur le sujet ont montré que les cyber-opérations ont une utilité limitée en tant qu’instrument de coercition, sont par elles-mêmes rarement décisives dans un conflit et ne sont pas suffisantes pour envoyer un signal fort de résolution des acteurs lors d’une manœuvre de dissuasion (par rapport à un déploiement de troupes par exemple). En revanche, les cyber-opérations sont utiles comme nouveau moyen de recourir aux procédés classiques de la manipulation (notamment de l’environnement informationnel), du sabotage, et de l’espionnage. Or, les cyber-attaques disposent de plusieurs caractéristiques qui compliquent l’identification des objectifs des acteurs. En premier lieu, la nature même des cyber-opérations requiert que les États développent des capacités souvent spécifiques aux systèmes visés qui nécessitent une période souvent longue de reconnaissance et d’observation des cibles. En d’autres termes, même sans intention hostile immédiate, un État prudent a tout intérêt à conduire des intrusions préparatoires dans les réseaux d’un autre État afin de se donner une liberté et des options s’il décidait de passer à l’action. Deuxièmement, même si les intentions d’un État sont purement défensives, il peut avoir intérêt à tenter de pénétrer un autre réseau, afin d’identifier de manière préventive si des actions sont conduites contre lui, ce qui constitue une deuxième incitation forte à conduire des intrusions dans les réseaux d’autres États. La logique de l’espionnage, qui est une pratique courante entre États, est ainsi renforcée par les caractéristiques technologiques propres au cyber. Troisièmement, du point de vue du défenseur, il est extrêmement compliqué de distinguer les intentions d’un assaillant une fois sa présence détectée sur le réseau. Est-ce une intrusion « limitée » à la collecte de renseignement et qui peut être parfois tolérée, ou est-ce préparatoire à des actes de sabotages aux conséquences bien plus importantes (comme le sabotage du réseau électrique ukrainien par la Russie par exemple) ? La réaction prudente est donc bien souvent d’appliquer un principe de précaution maximum est de contre-attaquer les réseaux de l’assaillant, ce qui augmente le degré de conflictualité et peut envenimer les relations. Ainsi, ces caractéristiques particulières des cyber-opérations peuvent servir d’irritant à la coopération au sein des alliances. Les membres de l’alliance les plus performants dans le domaine ont dans tous les cas une incitation structurelle à aller espionner leurs alliés, et la coopération technique est structurellement limitée par la réticence des États à donner accès à leurs réseaux. La complexité politique de ces questions a été très bien illustrée par les tensions ayant suivi la révélation par Edward Snowden de l’ampleur des opérations d’espionnages conduites par la NSA, y compris contre des alliés au sein de l’OTAN. Dans le cadre d’une alliance asymétrique, on pourrait tout à fait imaginer une grande puissance exigeant de bénéficier des réseaux d’un allié afin de conduire ses opérations : le Danemark a ainsi été accusé d’avoir facilité les activités de la NSA en Europe.
Outre cette nature particulière des cyber-opérations, la question de l’infrastructure et de la gouvernance même d’internet pourrait conduire à des rapprochements autour de quelques grands modèles. La Russie, la Chine ou l’Iran sont depuis longtemps opposés à la vision originelle d’un internet ouvert et libre, car ils perçoivent la libre circulation des données comme une menace contre leurs modèles autoritaires de gouvernement. Dans un autre exemple « d’ouverture asymétrique », ces pays utilisent les réseaux des pays occidentaux pour conduire des opérations de propagande ou de manipulation de l’information, tout en travaillant, avec plus ou moins de succès, à développer des capacités de réduction des flux d’information dans leur pays et des outils numériques de surveillance et d’oppression de leurs populations, capacités et outils qu’ils diffusent à l’international. De facto, ces activités contribuent à une fragmentation d’internet, qui se manifeste par les conflits et tensions actuelles autour des organismes multilatéraux de régulation du web. Là aussi, comme pour la sphère économique, il est possible, mais pas certain qu’une juxtaposition des préférences en matière de modèles de gouvernance d’internet et d’intérêts de sécurité ait lieu, par exemple afin de protéger des infrastructures critiques jugées vulnérables à l’espionnage ou au sabotage, comme les câbles sous-marins. Le chef d’état-major des armées britannique, l’Amiral Tony Radakin, a ainsi récemment déclaré qu’un sabotage des câbles sous-marins par la Russie devrait être considéré comme un « acte de guerre ». On verrait alors coexister plusieurs réseaux, chacun basé sur des infrastructures critiques protégées par des membres d’une alliance.
Quatrième dynamique à prendre en considération pour le futur des alliances : la capacité d’intégration et d’interopérabilité entre matériels militaires. Le but des alliances est en principe de se préparer à entrer en guerre aux côtés d’autres États. Sur le plan politique, l’incitation principale pour un État est de disposer d’alliés prêts à soutenir ses initiatives diplomatiques et garantir sa sécurité. Sur le plan militaire, il s’agit de créer de la masse par le déploiement d’un nombre de troupes plus important que ce que peut fournir un État seul et/ou la possibilité de disposer de compétences ou matériels spécifiques utiles pour le théâtre considéré. L’obtention de cette masse permet de conduire des opérations militaires dans la durée, d’en augmenter en principe l’efficacité, et de distribuer les risques opérationnels à l’ensemble des participants selon le principe du partage du fardeau. Toutefois, il existe un dilemme stratégique fondamental des alliances. D’un côté, la logique de l’efficacité militaire incite à l’intégration, comprise comme la cohérence et le renforcement mutuel des différents aspects de l’action militaire. De l’autre, la logique politique est celle de l’autonomie, c’est-à-dire le maintien du contrôle sur ses forces armées par une entité politique afin d’accomplir les objectifs qui lui sont propres. Chaque État fait son propre arbitrage en faveur de l’intégration et de l’autonomie en fonction des situations : le même État pourra avoir des arbitrages très différents dans deux interventions différentes, mais aussi à des moments différents de la même opération. La difficulté majeure de toute alliance est donc de trouver les mécanismes (politiques et institutionnels) permettant de concilier les multiples exigences d’autonomie sans trop sacrifier à la nécessité d’intégration, condition de l’efficacité militaire.
Cette recherche du compromis entre autonomie et intégration se manifeste par exemple aujourd’hui au sein de l’OTAN (qui facilite l’interopérabilité des forces de ses États-membres), ou dans des accords de commandement comme ceux existant dans le cadre de l’alliance entre les États-Unis et la Corée du Sud : les forces sud-coréennes sont, en temps de paix, placées sous commandement sud-coréen, mais passeraient sous commandement américain en cas de conflit armé.
Les tendances des technologies militaires risquent d’exacerber ce dilemme entre intégration et autonomie. Par exemple, dans le cadre de l’OTAN, les débats technologiques et doctrinaux actuels portent sur la possibilité de développer une approche du combat dite « multi-domaine », dont l’idée centrale (résumée à très gros traits) est de bénéficier de la digitalisation croissante des matériels militaires pour faciliter les coordinations des feux et des effets, quel que soit le domaine d’origine de la plateforme (terrestre, aérien, maritime ou cyber), permettant de résoudre certains problèmes historiques de commandement des opérations militaires. Or, appliquée à une alliance, cette approche suppose que pour que le combat commun soit efficace, la puissance militaire dominante dispose d’une forme de contrôle particulièrement important sur les matériels et systèmes d’armes de ses alliés, ce que nombre d’entre eux ont de fortes chances de ne pas accepter, sauf en dernier recours. La question des opérations multi-domaines va même plus loin, puisque le concept repose sur une architecture technologique qui doit être commune : c’est ici que les intérêts politiques et industriels convergent dans le cadre d’une alliance, puisque les États-Unis ont beau jeu de convaincre leurs alliés de s’équiper de systèmes d’armes censés faciliter l’interopérabilité (comme l’avion de combat F-35). Malgré ces tensions prévisibles, le caractère des opérations militaires contemporaines forcera à trouver des formes de nouveaux compromis entre l’intégration et l’autonomie pour que la capacité militaire de l’alliance considérée soit crédible. À ce titre, si de nouvelles alliances devaient voir le jour, il sera important d’observer la nature de l’intégration militaire entre leurs États-membres, afin de déterminer si « l’alliance » est principalement un accord de coopération politique ou si elle dispose également d’une dimension d’intégration militaire facilitant la coopération entre les forces armées de ses membres.
Enfin, très brièvement, l’évolution des normes et valeurs à l’échelle internationale aura aussi un effet sur la composition et la durabilité des alliances. La longévité et la résilience de l’OTAN s’expliquent en partie par le fait qu’il s’agit d’une alliance « libérale », regroupant des démocraties. De même, les alliances américaines avec la Corée du Sud et le Japon ont contribué à la démocratisation de ces pays. L’émergence d’un courant international nationaliste-autoritaire, tel qu’il peut apparaître chez l’électorat de Donald Trump, ou en Pologne et en Hongrie et de manière minoritaire dans de nombreuses autres démocraties européennes est un facteur d’érosion de la cohésion des alliances existantes, sans pour autant nécessairement fournir les bases de nouvelles alliances durables (le nationalisme autoritaire étant peu enclin à la coopération internationale et à la réduction d’autonomie qu’elle induit). Toutefois, l’émergence d’autres cadres idéologiques pourrait faciliter la coopération entre États.
En conclusion, on peut dire que les alliances sont un baromètre de la conflictualité du système international et, dans un contexte de retour de la rivalité stratégique, il est très probable que nous assistions à une évolution et transformation des relations actuelles. Les grands principes expliquant la formation et la politique interne des alliances sont toujours valables, mais s’appliqueront de manière nouvelle du fait des cinq facteurs évoqués dans cet article. Ces cinq facteurs (la compétition stratégique entre grandes puissances, les conséquences de l’interdépendance économique, les conséquences de l’émergence des cyber-conflits, l’importance relative de l’intégration militaire et enfin l’évolution normative au sein du système international) facilitent ou au contraire érodent les possibilités d’alliance, et de leur interaction et des arbitrages des responsables politiques entre sécurité et autonomie émergera l’architecture du système international au XXIe siècle.
Références-clefs
Alexander Lanozska, Military Alliances in the 21st Century, Londres, Polity, 2022.
Glenn Snyder, Alliance Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1997.
Olivier Schmitt « Alliances et coopérations de défense », in Louis Gautier (dir.), Mondes en guerre, tome IV. Guerre sans frontières, 1945 à nos jours, Paris, Passés composés, 2021, pp. 395-452.
Stephen Walt, The Origins of Alliances, Ithaca, Cornell University Press, 1984.
Pour citer cet article :
Olivier Schmitt, « La recomposition des alliances au XXIe siècle »,
La Vie des idées
, 13 avril 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-recomposition-des-alliances-au-XXIe-siecle
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