Comment la justice peut-elle triompher de la force ? La pensée de Simone Weil unit politique et théologie en offrant une vision radicale de la puissance : non pas domination mais retrait, pour un monde où la violence cède à l’obéissance.
À propos de : Alexandra Féret, Abdiquer la souveraineté. Politique et théologie chez Simone Weil, Vrin
Comment la justice peut-elle triompher de la force ? La pensée de Simone Weil unit politique et théologie en offrant une vision radicale de la puissance : non pas domination mais retrait, pour un monde où la violence cède à l’obéissance.
L’achèvement récent de la publication des œuvres complètes de Simone Weil (2019) invite à relire l’ensemble de ses écrits en tenant compte de leur chronologie, assurément marquée par de grandes ruptures au plan existentiel, historique et politique, mais également en s’attachant au travail inlassable des concepts pour voir s’approfondir la question qui en fut toujours le centre : celle du jeu dramatique que se mènent la justice et la force en ce monde. Sur le plan politique, comment expliquer la permanence d’une oppression sociale pourtant reconnue comme injuste, et comment envisager l’idéal d’une société émancipée sans renoncer à la description réaliste des rapports sociaux ? Dans une perspective théologique, comment comprendre l’existence inextirpable du mal, laquelle semble devoir limiter ou la bonté, ou la puissance du Créateur qui le permet ou échoue à l’empêcher ?
L’ouvrage d’Alexandra Féret montre qu’en dépit de la différence de leur provenance, ces deux questions ne doivent pas être posées séparément, ce qui serait manquer la cohérence rigoureuse de la pensée de Simone Weil. Théorie politique et métaphysique religieuse ne constituent pas, en effet, des moments disjoints de l’œuvre, mais elles sont les deux dimensions en lesquelles sont à penser la réalité de la violence et l’exigence de la justice. Plus encore, le principe de la lecture ici proposée est que l’articulation du politique et du théologique est seule à même de mettre en lumière les conditions anthropologiques qui sont à l’origine de la violence et de laisser entrevoir une alternative aux formes spontanément injustes de l’action humaine. La réflexion sur les mécanismes de l’oppression sociale et l’analyse critique du politique ne sont donc pas écartées par la métaphysique religieuse, mais elles reçoivent leur signification la plus profonde en se voyant reconduites aux catégories plus fondamentales de l’ontologie.
Faire droit à l’originalité de la pensée de Weil exige toutefois de ne pas reconduire sa position du problème du pouvoir au modèle classique de l’analogie théologico-politique entre le règne de Dieu et le gouvernement des hommes, non plus qu’à ses reformulations contemporaines. Si l’analogie demeure le schème adéquat pour penser l’exercice du pouvoir sur la terre comme au ciel, ce n’est pas sous le rapport problématique de la souveraineté, mais à travers l’idée paradoxale d’un dessaisissement de la puissance souveraine, dont l’acte de la Création divine offre le modèle. Une réflexion théologique menée à la lumière des catégories politiques permet ainsi de faire apparaître la possibilité d’une autre configuration des rapports de puissance, qui présente à l’agir humain un modèle alternatif à l’exercice incontrôlé et nécessairement injuste de la force. L’articulation du politique et du théologique ne constitue dès lors ni un détour pour penser les rapports sociaux, ni une transformation de la conceptualité philosophique sous l’influence des idées religieuses, mais offre la possibilité de penser le politique à sa limite, depuis une transcendance qu’il faudra, à la suite de R. Esposito, qualifier d’impolitique, et qui doit se comprendre d’après le paradigme de l’abdication, fil directeur de l’interprétation d’Alexandra Féret.
Par une lecture attentive des écrits de Simone Weil, l’auteur met en évidence la centralité du concept de puissance, qui permet de ressaisir toute l’œuvre dans l’unité d’un même problème : celui de la violence inhérente à l’exercice souverain de la force. Héritière de Thucydide et de Machiavel, attachée comme eux au principe du réalisme en politique, Simone Weil reconnaît que la force ne peut pas ne pas s’exercer dans le monde, entre quelques mains qu’elle se trouve et à quelque degré qu’elle se manifeste. Telle est la racine commune de l’impérialisme des États et de l’oppression sociale : toutes les formes de la domination ont leur fondement anthropologique dans l’inéluctabilité de la lutte pour la puissance, c’est-à-dire pour l’exercice souverain de la force, qui conduit les forces en présence à perpétuer l’inégalité du rapport qui les oppose en dépit de son injustice avérée et des souffrances qu’elle entraîne. Cette analyse éclaire le rapport de Weil à la tradition de la philosophie politique : l’impossibilité de renoncer à briguer la puissance met en échec les théories contractualistes, qui font dépendre la constitution du corps politique du renoncement volontaire à l’exercice naturel de la force, tandis que l’analyse marxienne des rapports sociaux révèle l’insuffisance de son concept de la force (ch. I).
La réalisation de la justice, qui n’est pas un vain idéal mais une exigence impérieuse, ne semble donc possible qu’au prix d’un renoncement à la puissance ; or, celui-ci ne peut se concevoir que sous une forme surnaturelle, car il est étranger à ce monde où règnent les rapports naturels de la force et de la faiblesse. L’abdication divine offre le modèle d’un tel renoncement, pressenti par les religions païennes dans les figures sacrificielles du divin et conduit à sa vérité par les dogmes chrétiens de la Création et de l’Incarnation. L’analyse d’Alexandra Féret ne recule pas devant la radicalité de cette thèse, puisqu’il ne s’agit pas de contester ni même de limiter l’omnipotence de Dieu par la thèse d’une impuissance divine ou d’une autolimitation de sa puissance, mais de soutenir que le refus d’intervenir dans le monde est une abdication irréversible de la souveraineté absolue qui est la sienne. Le vrai Dieu est donc un Dieu tout-puissant mais non dominateur, dont la suprême liberté est de se dessaisir de sa propre puissance, de se retirer pour laisser exister un monde sur lequel il n’exercera pas le commandement qui lui revient de droit. L’analyse et la démonstration de cette thèse engagent une étude renouvelée des attributs divins et une reformulation du problème de la théodicée, lesquelles sont confrontées aux autres métaphysiques contemporaines de la puissance divine, éminemment celle de Hans Jonas (ch. II).
Qu’en est-il alors de la réponse humaine à la toute-puissance divine, si cette dernière se dépouille de la figure traditionnelle du souverain régnant en maître absolu sur une Création toute parfaite pour embrasser l’abdication et consentir à l’existence d’un monde que Dieu sait être mauvais ? L’agir humain doit se comprendre sur le fond d’une métaphysique de la Création qui rend compte de l’existence du mal et prescrit à la créature pécheresse une attitude d’obéissance et de conversion. Le concept weilien de décréation, souvent mis en avant pour expliquer la corrélation entre le retrait volontaire de Dieu et la dissolution exigée de la part de l’homme, se voit ici repris à la lumière du paradigme de l’abdication, dont Alexandra Féret montre qu’il est légèrement plus tardif mais aussi plus fondamental, et dès lors mieux à même d’éclairer à la fois l’ontologie de la subjectivité et la théorie de l’action. L’existence autonome étant déjà le péché, la créature humaine est appelée à renoncer à elle-même, ce qui n’est pas s’auto-détruire mais reconnaître la limitation du moi au profit de la pluralité des personnes et de la coexistence avec autrui.
Telle est aussi la condition d’une pensée de l’agir qui met l’accent sur l’attention et l’obéissance à la nécessité plutôt que sur l’autonomie de la volonté : le paradigme de l’abdication permet ainsi d’instruire une véritable critique de la raison pratique, dont l’orientation fondamentalement négative n’empêche pas de penser la positivité d’une action efficace, dont on sait que Weil s’y est toujours engagée sans réserve. Quoique le modèle de l’abdication conduise à privilégier l’abstention comme retenue de l’exercice de la force, Weil n’entend donc pas prôner l’inaction mais délimiter le champ de l’action nécessaire (ch. III).
Dès lors que le concept de l’abdication est apparu comme le paradigme théologico-politique par excellence, il doit conduire à l’examen des rapports entre politique et religion dans un monde sécularisé, où l’enjeu n’est plus seulement de penser la puissance pour comprendre les rapports de force, mais de lutter contre leurs formes les plus injustes. Remarquant l’autonomisation du politique à l’égard du religieux, Weil y voit l’effet d’une sacralisation du social, imputable à la sociologie durkheimienne, et d’une divinisation de l’État et de la nation, nouvelles idoles qui ne laissent plus rien au vrai Dieu et condamnent les peuples à l’appauvrissement spirituel dans cet ersatz de croyance religieuse qu’est l’idéologie. À ce phénomène d’idolâtrie du politique, Weil attribue de troubles origines : elle y reconnaît en effet le refus du paradigme de l’abdication divine, qu’elle reproche durement et problématiquement à Israël comme à Rome, confusion que l’analyse d’Alexandra Féret n’entend pas passer sous silence.
Plus près de nous, à l’époque contemporaine, la sécularisation n’a pas seulement pour conséquence le recul de toute vie religieuse authentique, mais aussi la dépolitisation de la société, la livrant au pouvoir toujours plus absolu de l’État. Le salut de la société dépend alors de la lutte contre l’absolutisation du politique et d’une réintégration de la religion à la trame du social, par le biais d’une mystique qui ne vise pas tant l’exaltation religieuse individuelle que l’union avec le Bien absolu, promesse d’une justice surnaturelle qui place le bien plus haut que le pouvoir et détermine alors le renoncement définitif à l’exercice de la force (ch. IV).
Rédigé dans une langue fine et précise, tenant compte du dernier état éditorial de l’œuvre de Weil et discutant les recherches récentes qui lui ont été consacrées, l’ouvrage d’Alexandra Féret offre une interprétation remarquablement cohérente du problème de la puissance, qui parvient à maintenir jusqu’au bout l’articulation riche et nuancée du politique et du théologique. On saluera tout particulièrement la précision du travail conceptuel mené tout au long de l’enquête, qui permet d’établir les distinctions nécessaires à l’intelligence du problème et de mettre en avant la singularité radicale de la thèse de l’abdication, en prenant soin de clarifier ou d’écarter certaines lectures moins précises. L’entrée dans l’œuvre par la question théologico-politique met alors en lumière la puissance continuée d’une pensée où la force cède à la grâce et la violence à l’obéissance.
par , le 22 août
Emeline Durand, « La puissance en retrait », La Vie des idées , 22 août 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-puissance-en-retrait
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