À partir d’une histoire des vibromasseurs et des techniques de masturbation féminine, l’ouvrage de Rachel Maines montre comment, dans les discours savants et dans les pratiques commerciales, l’orgasme féminin est un enjeu de lutte : elle dévoile ainsi une conception androcentrique de la sexualité dont le vibromasseur est une pièce essentielle et dénonce ce qu’elle appelle la mystique de la pénétration.
Recensé : Rachel P. Maines, Technologies de l’orgasme. Le vibromasseur, l’« hystérie » et la satisfaction sexuelle des femmes, Payot, 2009, traduit de l’américain par Oristelle Bonis. Préface de Alain Giami. 272 p., 20€.
Dans un traité de médecine du dix-septième siècle, l’auteur conseille de soigner la « suffocation de la matrice » ainsi : « il est selon nous nécessaire de requérir l’assistance d’une sage femme qui va masser les organes génitaux d’un doigt enfoncé à l’intérieur, en utilisant de l’huile de lis, de racine de plantes musquées, de crocus, ou d’autres choses similaires. Et de la sorte, l’affligée est portée au paroxysme de l’excitation. Ce mode de stimulation digitale est recommandé, entre autres, par Galien et Avicenne, tout particulièrement pour les veuves, pour celle qui vivent dans la chasteté et pour les religieuses, ainsi que Gradus le propose aussi ; il est moins souvent prescrit aux très jeunes femmes, aux femmes publiques ou aux femmes mariées, pour qui il n’est de meilleur remède que de s’unir à leur époux » (p. 43).
De l’Antiquité jusqu’au début du vingtième siècle, la stimulation des organes génitaux féminins par les médecins est courante : l’ouvrage de Rachel Maines (traduit en français dix ans après sa parution en 1999) explicite les dimensions techniques, thérapeutiques et érotiques de cette pratique en s’appuyant sur des traités de médecines savantes, des catalogues de vente par correspondance, des investigations dans les musées des techniques, tous ayant pour cadres l’Amérique du Nord et l’Europe. La force de l’ouvrage est de démontrer l’imbrication de ces trois dimensions et d’expliciter les points de vue qu’elles supposent : ce que nous verrions aujourd’hui comme une technique érotique est présentée dans le traité cité plus haut comme un acte thérapeutique ; la stimulation d’une patiente par un médecin pourrait être dénoncée aujourd’hui comme un abus de pouvoir voire un viol, alors qu’elle était présentée alors comme une technique médicale. Expliquer ce geste suppose donc une histoire des techniques, de la sexualité et de la médecine, mais aussi du regard porté sur l’orgasme féminin : la question est de savoir d’où vient ce regard, et ce qui l’anime.
La production savante de l’orgasme est d’abord la stimulation des femmes par les médecins. Rachel Maines montre comment l’excitation fait partie d’un arsenal thérapeutique dont l’objectif est de prendre en charge les maladies féminines, et en particulier l’hystérie. C’est le point de vue des médecins qui est ici exploré : le discours savant est bien un discours sur la sexualité féminine, celle-ci étant conçue comme essentiellement pathologique – l’hystérie ne distingue pas un groupe de femmes d’un autre, mais est constitutive de la sexualité féminine, telle que ces médecins la conçoivent. Mais ce discours savant n’est pas nécessairement une pratique érotique : Rachel Maines note à plusieurs reprises que rien ne dit que les médecins prenaient plaisir à explorer ainsi les vagins, au contraire – comme le note le traité cité plus haut, c’est aux sages-femmes et surtout, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, aux vibromasseurs, que va être délégué ce « sale boulot ». Il faut qu’une personne extérieure fasse porter le soupçon sur cette pratique pour en dévoiler et en constituer le potentiel érotique : c’est ce qui arrive au début du dix-neuvième siècle à Mesmer, parce que le rapport au corps sexuel change, mais surtout parce que Mesmer n’appartient pas au monde de la médecine (p. 89). Si l’usage du vibromasseur et d’autres techniques électriques et hydroliques se répand à la fin du dix-neuvième siècle, c’est dans un contexte médical qui en définit les usages : les attouchements, l’hydrothérapie puis les vibromasseurs mécaniques sont les jalons d’une histoire de l’orgasme comme remède.
Cependant Rachel Maines soutient que la production savante de l’orgasme n’est pas seulement la stimulation des femmes par les médecins, mais la définition de la sexualité féminine par les hommes : sous le regard médical elle lit le point de vue du groupe des hommes sur les femmes, en montrant comment cette pratique doit être mise en rapport avec les pathologies féminines, mais aussi avec le « modèle androcentrique de la sexualité » (p. 45) : la promotion de la pénétration vaginale, la valorisation de la jouissance partagée, la pathologisation d’une sexualité féminine qui ne trouverait pas de plaisir dans ce cadre. De ce point de vue, l’enjeu n’est pas tant la sexualité féminine que l’hétérosexualité : si les femmes se retrouvent dans le cabinet du médecin, ce n’est pas seulement qu’elles sont malades, c’est que leurs conjoints peinent à leur donner entière satisfaction. L’ouvrage montre bien que la dimension thérapeutique et l’émergence de l’hystérie signe la détermination d’une pathologie, mais aussi l’échec d’une érotique hétérosexuelle : le geste des médecins est bien une pratique érotique qui ne dit pas son nom, au risque de faire apparaître sa véritable fonction – suppléer à la sexualité conjugale. L’histoire des technologies de l’orgasme est celle d’une dénégation, qu’on peut lire dans le traité cité plus haut : celle de ce que Rachel Maines appelle la « mystique de la pénétration ». Le vibromasseur est un objet qui voile et qui dévoile les contradictions du modèle androcentrique de la sexualité en venant suppléer de manière implicite à l’impuissance masculine, par la prise en charge dans un cadre médical des ratés du cadre conjugal : la pathologisation de la sexualité féminine laisse ce dernier au dessus de tout soupçon.
La production savante de l’orgasme ne peut donc être dévoilée qu’à partir d’un troisième point de vue, un point de vue féminin qui dénonce le modèle androcentrique. C’est la position de Rachel Maines elle-même, telle qu’elle est présentée dans l’introduction. Elle y rappelle que son intérêt pour le vibromasseur est né dans les marges d’un travail sur une histoire sexuée des textiles ; mais aussi en observant les différences des réactions masculines et féminines devant sa recherche : rires de connivence des unes, malaise voire incompréhension des autres. Tout en dénonçant la mystique de la pénétration sur laquelle s’appuie la production savante de l’orgasme, Rachel Maines établit une autre cartographie du corps sexuel féminin : si le vibromasseur est efficace, c’est qu’il n’est pas un substitut du pénis mais qu’il relève d’une excitation clitoridienne. L’ouvrage montre comment celle-ci a été prise en charge par le marché. Le vibromasseur, à partir du XXe siècle, sort du monde médical pour entrer dans un autre réseau, celui des catalogues de vente par correspondance où il côtoie d’autres petits appareils électroménagers : technique thérapeutique maîtrisée par les hommes, il devient une technique érotique féminine plus ou moins explicite, plus ou moins revendiquée. Le livre s’inscrit dans cette évolution historique, et peut se lire comme un contre-discours à ce qui est dit de la sexualité féminine par les médecins et par les hommes, contre-discours qui a son origine dans la valorisation de l’orgasme clitoridien : celui-ci est le point de vue objectif qui permet de qualifier les discours médicaux de « fourre-tout conceptuels » (p. 72).
C’est donc la définition de l’orgasme féminin qui est un enjeu de lutte : orgasme suscité par les médecins pour qui cette stimulation n’avait rien d’orgasmique ; orgasme manqué par les hommes incapables pourtant de penser autre chose qu’un orgasme féminin vaginal ; orgasme clitoridien revendiqué par les femmes. Rachel Maines qualifie de « camouflage social » (p. 89) les pratiques médicales qui ne pouvaient affirmer cette production d’orgasme sans mettre en péril le modèle androcentrique de la sexualité, mais c’est toute l’histoire de l’orgasme qui semble être une affaire de camouflage : camouflage des vibromasseurs comme instruments de plaisir dans des magazines qui se refusent à en expliciter la réelle fonction, comme l’a montré Baptiste Coulmont [1] ; camouflage de l’inadéquation de la pénétration masculine par les hommes par un ensemble de stratégies visant à faire coïncider la sexualité féminine avec le modèle androcentrique, comme le montre R. Maines (p. 114-115).
Deux remarques pour conclure. En s’attachant aux discours savants sur l’orgasme féminin, et en déployant une chronologie longue, le livre donne peu d’informations sur les usages populaires, les pratiques et les discours moins légitimes qui portent probablement d’autres enjeux et qui permettraient d’interroger les limites et les résistances au modèle androcentrique – il est vrai, comme le note Rachel Maines elle-même, que les traces laissées par les orgasmes féminins dans l’histoire sont dépendantes de « l’androcentrisme des sources » (p. 51), qui laisse les expériences féminines largement dans l’ombre.
Surtout, en valorisant l’orgasme clitoridien comme technique érotique adéquate à la sexualité féminine, le livre promeut une conception technique et physiologique de la sexualité féminine, qu’il tend par là à naturaliser - effet paradoxal pour un livre traitant des vibromasseurs. Ainsi, Rachel Maines distingue les « simples vibromasseurs » des « godemichés vibrants » tels qu’ils apparaissent dans les films pornographiques, et qualifie ces derniers de « substitut[s] du pénis » (p. 212). Nul doute que c’est bien leur fonction dans la pornographie hétérosexuelle. Mais si la valorisation de l’aspect non figuratif du vibromasseur prend bien place dans une stratégie de dénonciation de l’orgasme vaginal comme norme hétérosexuelle et permet de promouvoir une autre sexualité féminine, elle naturalise en retour l’orgasme clitoridien et le clitoris comme zone érogène adéquate. Or ce qui est laissé de côté dans cette lecture, c’est le godemiché comme fantasme, et plus largement la dimension fantasmatique de la sexualité, largement absente du livre. Le godemiché n’est pas nécessairement un substitut du pénis et l’instrument du modèle androcentrique, comme on le voit dans le cadre d’une conjugalité gaie (où on peut supposer qu’il ne se substitue pas à des pénis déjà présents, et où la pénétration est plutôt anale), ou dans le cadre d’une sexualité lesbienne (celle-ci ne se définissant pas par un manque de pénis) [2]. On peut donc se demander si l’opération ayant pour objectif de contrer le modèle androcentrique en faisant appel à d’autres techniques sexuelles que celui-ci refoule ne partage pas avec lui une conception naturaliste de la sexualité. La valorisation du vibromasseur comme technique sexuelle adéquate n’épuise pas les significations que l’on peut donner à un godemiché, même en contexte hétérosexuel ; l’insistance sur la sexualité comme technique tend à réduire les fantasmes comme composante de la vie érotique. De ce point de vue, l’ouvrage de Rachel Maines ouvre sans l’épuiser une histoire conjointe de la médicalisation de la sexualité, des techniques érotiques et des significations sexuées de celles-ci.
Mathieu Trachman, « La production savante de l’orgasme »,
La Vie des idées
, 18 août 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-production-savante-de-l-orgasme
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