Comment penser les processus révolutionnaires ? Alors que la France connaît des mouvements sociaux et politiques multiformes, deux numéros de revue s’interrogent, à partir d’une réflexion sur la révolution française et les révolutions arabes, sur les relations entre structures sociales, événements et acteurs. Deux de leurs codirecteurs lient cette attention aux processus révolutionnaires à leur intérêt pour l’étude des possibles.
Quentin Deluermoz, historien, est maître de conférences à l’Université Paris 13 et membre de l’Institut Universitaire de France, a co-dirigé, avec Boris Gobille, le n°112 de la revue Politix, « Protagonisme et crises politiques », Liège, De Boeck, 2015, 260 p. Il est par ailleurs le co-auteur, avec Pierre Singaravélou de Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non-advenus, Paris, Seuil, L’univers historique, 2016, 2016, 448 p.
Laurent Jeanpierre, sociologue, est professeur de science politique à l’Université Paris 8-Saint-Denis, directeur du CRESPPA/LabToP. Il a co-dirigé, avec Choukri Hmed, le n°221 (2016/1) des Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « Révolutions et crises politiques. Maghreb / Machrek », Paris, Le Seuil, 2016, 125 p. Il a par ailleurs co-dirigé avec Florian Nicodème et Pierre Saint-Germier le n°24 (2013/4) de la revue Tracés, « Réalité(s) des possibles en sciences humaines et sociales ».)
La vie des idées : Vous avez tous deux récemment codirigé des numéros de revue de sciences sociales (respectivement de Politix et les Actes de la recherche en sciences sociales) consacrés aux processus révolutionnaires, en vous centrant sur une relecture de la révolution de 1789 d’un côté, sur les révolutions arabes de l’autre. À l’aune de ces cas empiriques, quelles sont les principales difficultés que rencontrent les sciences sociales pour penser les révolutions ? Y a-t-il des discours qui constituent, à vos yeux, des obstacles à leur compréhension ?
Quentin Deluermoz : À vrai dire, le numéro de Politix que nous avons codirigé avec Boris Gobille ne traite pas tant de la Révolution française de 1789-1799 qu’elle ne s’appuie sur elle, et sur les travaux récents auxquels elle a donné lieu, pour interroger la manière dont l’histoire et les sciences sociales abordent les crises politiques et les phénomènes révolutionnaires. Il n’y a rien là de très original tant la Révolution française a servi de matrice à l’analyse du fait révolutionnaire aux XIXe-XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui. Le point de départ du dossier est la notion de « protagonisme » forgée par l’historien Haim Burstin, qui condense de manière originale une série de déplacements méthodologiques opérée par les historiens. Le terme désigne deux choses. D’une part, la manière dont l’histoire vient frapper les acteurs impliqués dans le processus révolutionnaire, puis modifier les formes de la présentation de soi : on devient acteur de la grande « Histoire », ce dont témoigne notamment l’intense production de récits auto-célébratifs qui prolongent ces moments.
D’autre part le terme désigne la manière dont les autorités en place, à la légitimité fragile, tentent d’organiser une gestion de cette économie de la reconnaissance et par là une partie de l’ « énergie » révolutionnaire : en la soutenant, en la limitant, ou en la canalisant par une politique des honneurs ou encore des places. La notion a ce faisant le mérite de générer des approches processuelles, par le bas, des crises politiques. Elle se situe à l’intersection de problèmes tels que la fluidité des crises, le rapport au temps, le rôle des émotions, la participation populaire, la fabrique des légitimités et les configurations institutionnelles qui tentent de s’organiser ou se réorganiser en de telles situations. L’idée était donc de soumettre cette attention et cette manière de faire à d’autres disciplines et de les confronter à d’autres crises politiques afin d’enrichir les perspectives habituelles portées sur ces dernières et, en retour, affiner les enjeux de la notion de « protagonisme ».
C’est apporter un premier élément de réponse à la deuxième partie de votre question : les crises politiques et les révolutions, en bouleversant le partage ordinaire des choses, imposent d’aborder ensemble des éléments que les sciences sociales, par tradition intellectuelle, s’attachent parfois à traiter séparément (ainsi de l’étude des émotions et des positions sociales, ou des restructurations institutionnelles). Ce faisant, il ne s’agit pas tant d’un problème de méthode (suivant ce que M. Dobry appelle l’ « hypothèse de continuité ») que d’objet : nous traitons là de périodes où les routines, les hiérarchies et les cadres d’appréhension qui organisent la vie « ordinaire » (elle apparaît comme telle après coup), s’affaissent brutalement ; les situations s’enchaînent, et d’autres logiques sociales, relations de pouvoir, perceptions de soi, de la société ou des liens entre passé et avenir se réorganisent, selon des modalités qui restent délicates à saisir. Bien souvent la grille d’analyse initiale du chercheur, qui tend à sélectionner des aspects jugés pertinents ou non au sein d’un tel condensé de faits, d’expériences et d’attitudes, peut aider autant que faire obstacle à la bonne intelligence de l’évènement. Il lui faut alors prendre conscience des failles de son dispositif théorique et méthodologique, puis le retravailler.
À côté de ces difficultés, qui sont celles de l’enquête en sciences sociales, en existent d’autres liées au voile discursif qui couvre rapidement les évènements. C’est une autre caractéristique de la crise politique et révolutionnaire que de provoquer une multiplication des discours, issus de toute part, et venant brouiller la donne ou imposer des lectures convenues. Le premier de ces discours-types est sans doute la focalisation sur l’issue de la crise – effective ou supposée, selon qu’il s’agisse d’un évènement passé ou actuel –, qui empêche d’apprécier la diversité des points de vues, des groupes d’acteurs ou la succession des possibilités qui caractérisent le temps plastique de la crise. Le second est le rabattement de cette complexité sur quelques idées simples, parfois stéréotypées : lecture culturaliste pour les révolutions arabes, religieuse pour les guerres de religion (qui sont aussi des guerres civiles), républicaine pour les révolutions du XIXe siècle etc. C’est un réflexe social aisément concevable : il s’agit de clore un évènement qui a ouvert une brèche dans l’intelligibilité du monde, et de lui donner un sens figé. L’histoire et les sciences sociales n’y échappent à vrai dire pas toujours. Mais elles peuvent aussi étudier ces discours et leurs enjeux politiques. Surtout, leur rôle consiste bien à aller voir là où l’on ne veut pas voir, à chercher en deçà de ce qui apparaît comme le plus visible, et, ce faisant, à mettre en cause la vision du monde implicite qui sous-tend ces assignations, qu’elle plaise ou non au chercheur.
Laurent Jeanpierre : Les soulèvements arabes d’ampleur qui ont commencé de la fin de l’année 2010 et de 2011, en Tunisie, en Egypte, en Syrie, en Algérie – cas que nous traitons collectivement, après d’autres publications parues ces dernières années, dans notre numéro – mais aussi dans d’autres pays comme l’Arabie saoudite, le Bahreïn, la Jordanie, la Libye, le Maroc, le Yémen, posent des difficultés d’analyse spécifiques liées principalement au type de regard porté sur ces régions dans les pays occidentaux. Leur étude rappelle aussi combien la compréhension des processus révolutionnaires, avec leurs nombreux retournements, a toujours posé de redoutables problèmes aux sciences historiques et sociales. Le premier obstacle de toute analyse sur les révoltes récentes au Maghreb et au Machrek tient à l’ethnocentrisme commun ou savant qui a longtemps laissé croire que le monde arabe était inapte à la révolte ou à la démocratie, ce point de vue estimant trouver à nouveau une confirmation dans la clôture actuelle apparente des possibles ouverts par les processus révolutionnaires et les révoltes.
Cet exceptionnalisme analytique a d’ailleurs des prolongements lorsqu’il s’agit de rendre raison de différences de trajectoires nationales, le cas tunisien étant par exemple isolé dans ce cadre comme exception qui confirme la règle dans la plus pure tradition du regard colonial ici ou nationaliste là-bas. En Occident, les discours politiques, médiatiques ou intellectuels enchantés de 2011 ont généralement cédé la place aux constats désabusés d’aujourd’hui, la « surprise » des révolutions s’est métamorphosée en « problème » du terrorisme et les « printemps arabes » sont désormais enfouis sous un long « hiver arabe » dont personne ne prévoit la fin. Tous ces préjugés doivent être balayés et les crises politiques que les régimes dont nous parlons ont connues depuis cinq ans doivent être reversées à la vaste archive des ruptures politiques de tous les continents.
Un deuxième ordre de difficultés rencontré par les recherches actuelles sur les soulèvements du monde arabe depuis cinq ans tient évidemment à la masse des discours qu’ils ont suscités. Ce fait n’est pas nouveau, bien entendu : toutes les conjonctures de crise politique libèrent la parole. Près de nous, ce phénomène avait été noté en Mai 68, il a été confirmé lors des révolutions nombreuses des années 1970 (en Espagne, au Portugal, en Amérique latine, en Iran), après la chute du bloc soviétique et même lors de crises de moindre ampleur, comme le mouvement social actuel en France qui produit presque en temps réel ses interprétations contradictoires dans les sphères politiques, médiatiques et savantes. Les nouveaux médias, l’élévation du niveau d’éducation amplifient certainement la bulle des discours mais ils n’en modifient pas la fonction. Lorsqu’elles sont prononcées dans le vif des événements, aucune de ces paroles n’est véritablement neutre : elles participent de la lutte pour définir ce qui a lieu, un combat dont l’intensification est précisément l’un des traits définitoires de toute conjoncture politique critique.
La limite de ces paroles « à chaud », même lorsqu’elles se présentent comme désintéressées, motivées par un pur désir de connaissance ou d’expertise, tient au fait qu’elles risquent de réactiver même inconsciemment, à défaut d’enquête, les préjugés en circulations et les représentations héritées. C’est ce qui explique certainement la rémanence du regard orientaliste de certains analystes lors des événements de 2011 et plus encore depuis lors. Pour d’autres, notamment chez les militants révolutionnaires, toute révolte nouvelle est l’occasion de « faire tourner » un schème interprétatif déjà-là en l’appliquant à de nouveaux cas, y compris pour disqualifier les histoires en cours au nom de ce que devrait être en théorie une révolution véritable.
Pour dépasser ces routines de pensée, les articles du numéro que nous avons coordonné sont tous issus d’enquêtes empiriques qui ont souvent commencé avant la séquence ouverte en 2011 et qui se sont poursuivies depuis lors. Les travaux sur lesquels ils s’appuient se sont donnés les moyens de collecter des éléments nouveaux et ne tirent de conclusions provisoires que sur le passé, sans projections idéologiques ou politiques, sans préjugés normatifs sur la révolution idéale ou l’essence du monde arabe. Le recul temporel reste toutefois ici un atout ambigu. Les chercheurs ne peuvent attendre que tout soit à nouveau stabilisé pour commencer leur investigations : ils doivent travailler dans le cours des événements s’ils veulent recueillir la variété et les variations de la parole et des comportements des protagonistes dans le mouvement même d’une dynamique historique chaotique et incertaine. L’accès au terrain, dans ces conditions, peut poser de grandes difficultés comme c’est le cas en Égypte aujourd’hui ou dans certaines zones de Syrie en pleine guerre civile.
Les problèmes intellectuels généraux que pose plus largement toute enquête de sciences sociales sur les révolutions sont trop nombreux pour être tous évoqués ici. Quentin Deluermoz en a mentionné quelques-uns. Ils dépendent d’abord de la visée poursuivie. S’agit-il d’obtenir une reconstitution la plus complète possible du fait révolutionnaire, avec la multiplicité de ses acteurs, de leurs comportements, de leurs émotions, de leurs références au passé et de leurs projections dans l’avenir ? S’agit-il de rendre raison à la fois de la situation révolutionnaire et de ce qui l’a rendu possible, de la dynamique révolutionnaire et de sa logique propre et de ses effets politiques et sociaux, qu’ils aient conduit ou pas à une issue révolutionnaire ? Derrière ces deux types d’horizons de recherche qui partagent, sans la couvrir intégralement, la vaste littérature de plusieurs disciplines des sciences sociales sur les révolutions on retrouve certainement la division canonique entre compréhension et explication. L’intention de notre numéro penche probablement vers le second de ces pôles mais ceux-ci ne sont en réalité pas sans intersection.
L’explication des révolutions ou des guerres civiles n’est plus très développée en France depuis quelques décennies alors qu’il existe une littérature sociologique et historique encore vive autour des questions qu’elle soulève dans le monde anglo-américain. Il y a de nombreuses raisons à cela sur lesquelles il faudrait réfléchir plus avant. L’importance nationale de la mythologie révolutionnaire et des sous-cultures intellectuelles issues des restes de groupuscules révolutionnaires font certainement obstacle aux efforts de connaissance : le catéchisme ou le prophétisme prévalent. La relecture furetienne de la Révolution française a sans doute entraîné pendant longtemps un rejet dominant des traditions d’explication issues du marxisme ou des Annales et peut-être un repli temporaire des ambitions de la recherche historique sur les révolutions. En sociologie, le constructivisme structuraliste a semblé buter pour beaucoup de lecteurs pressés sur la question de l’événement et de la rupture historique, même si les premiers travaux de Bourdieu ont porté sur la crise sociale et politique algérienne et bien qu’Homo Academicus propose une explication de Mai 68. De ce constat vient l’intérêt de publier notre numéro dans la revue qu’il a fondée.
Il reste que les révolutions posent de grands défis à l’explication et à la formalisation. Il y a plus de trente ans, Michel Dobry a formidablement contribué à clarifier les obstacles généraux d’une sociologie explicative de ce qu’il a appelé, en un sens nouveau, des « crises politiques », un terme qui inclut une classe de phénomènes historiques plus large que les seules révolutions. Ce sont ce qu’il appelle l’ « illusion étiologique » (qui réduit les raisons d’une crise à ses conditions de possibilité), « l’illusion de l’histoire naturelle » (qui cherche, par comparaison de plus en plus affinée, l’anatomie des révolutions) et « l’illusion héroïque » (qui place au centre de l’explication seulement quelques acteurs éclairés et stratèges), à quoi il faut ajouter bien entendu l’illusion téléologique. Pour expliquer les révolutions et les crises politiques, Dobry appelait au contraire à une analyse interne de la dynamique des événements révolutionnaires et des configurations d’acteurs en leur sein.
Plusieurs chercheurs états-uniens ont suivi une voie comparable. L’autonomie de l’événement révolutionnaire par rapport à ses causes, avec ses jeux propres d’acteurs et ses logiques sociales d’action en situation d’incertitude, a non seulement été reconnue, elle est devenue le centre de gravité de toute une série d’enquêtes tandis que, parallèlement, l’histoire et la sociologie comparée n’ont pas cessé de se développer. L’idée dont nous sommes partis avec Choukri Hmed et les auteurs du numéro que nous avons coordonné, à la suite de quelques recherches pionnières, est que ces deux littératures devaient à nouveau dialoguer, que la critique de l’étiologie des révolutions était peut-être allée trop loin et qu’il fallait, pour mieux rendre raison de ces faits politiques et de leur déroulement, réarticuler les approches structurales souvent trop objectivistes et les approches événementielles souvent trop subjectivistes, les échelles macro et les échelles micro, le temps long et le temps court. L’enjeu est de ré-encastrer l’analyse des conjonctures dites « fluides » et des « mobilisations multisectorielles » (deux expressions-clés pour définir les crises politiques chez Michel Dobry) dans le temps et dans l’espace.
La vie des idées : Quelles ressources théoriques avez-vous mobilisées pour penser, à nouveaux frais, les révolutions auxquelles vous vous êtes intéressés ? En quoi ces ressources permettent-elles d’articuler différents éléments qui étaient parfois opposés par l’historiographie : la prise en compte des structures sociales, la dynamique propre des effets et l’implication active des acteurs ?
Quentin Deluermoz : Elles sont très nombreuses, l’idée du numéro étant justement que chacun des auteurs s’empare de cette question du protagonisme depuis son cadre de référence ou sa méthode d’approche privilégiée. L’article d’A. Goujon et de I. Shukan mobilise par exemple l’approche ethnographique. Il relève d’une situation exceptionnelle : les auteurs ont pu mener une telle observation du protagonisme en train de se faire place Maidan (Ukraine) entre novembre 2013 et février 2014. L’étude de J. Foa, à propos des guerres de religion du XVIe siècle, se nourrit de sociologie bourdieusienne et d’anthropologie historique. M. Aït-Aoudia mobilise quant à elle la sociologie des mobilisations pour étudier l’insurrection algérienne de 1988… Tous ces cadres étant eux-mêmes plus élaborés que ces rapides mentions.
Pour Boris Gobille et moi, trois ressources peuvent être évoqués : Michel Dobry à l’évidence, et son travail de mise au jour sociologique des situations de conjonctures fluides. William Sewell Jr, aussi, précisément pour sa capacité à articuler différentes échelles de temporalités, à croiser des perspectives sociales et culturelles, à analyser mutations de structures et désignation de ces structures (ainsi de l’invention de la « Bastille »). Pourrait s’ajouter Walter Benjamin, et tous les travaux qui s’en inspirent, qui invite à se sensibiliser davantage à la qualité du temps et à la manière dont les promesses inachevées du passé demeurent, même à l’état latent, dans le présent : la crise peut alors être un moment d’actualisation de ce rapport discontinu au temps. D’autres manquent, à l’évidence ; pour ma part j’y ajouterai volontiers l’optique compréhensive chère à l’historien Alain Corbin… Mais l’essentiel est dans le terme que vous avez retenu : « ressources théoriques ».
À aucun moment – et c’est une approche que nous partageons avec Laurent Jeanpierre et Choukri Hmed, il ne s’agit d’imposer une théorie des révolutions, qui serait aussi une théorie du monde social, et donnerait à l’avance la solution au problème. L’enquête serait alors inutile. Or le travail empirique, dans ces articles, est bien sûr essentiel. Mais il ne s’agit pas non plus de rejeter tout bagage théorique pour se laisser submerger par le flot des évènements. On rappellera que tout récit, même le plus simple en apparence, celui qui retient des « faits » et suggère des enchainements de cause à conséquence porte une théorie – implicite – du monde. Il s’agit bien de mobiliser ces ressources pour aider à chercher, voir et analyser les situations de crises. Dire cela, cependant, ne propose pas une solution définitive. Tous nous essayons, comme vous le dites, d’articuler structure, évènement et implication des acteurs.
Ceci posé, comment faire, depuis les terrains ? Un certain nombre de points paraissent acquis. Ainsi du rejet de l’étiologie des crises : la recherche de causes constantes des crises, économiques, géopolitiques, sociales, que l’on pourrait mobiliser chaque fois sous forme de grille. La démarche était courante dans les années 1970-1990, notamment dans les travaux de sociologie historique de T. Sckokpol ou C. Tilly, sous une forme certes plus élaborée. Sans renoncer à l’étude des conditions d’émergence de la crise, les chercheurs penchent davantage pour l’examen de causalités hétérogènes, non linéaires, se reconfigurant au cours même de la crise. Ainsi, ensuite, de l’attention à l’ouverture des possibles provoquée par la crise politique, ce qui ne signifie pas que tout peut advenir, mais que l’ajustement des contraintes et des possibles est déplacé et que les désirs d’autres mondes se multiplient. Il en est de même pour la recherche de modes de narrations plus complexes et mieux ajustés aux caractéristiques de tels moments. Après, des problèmes demeurent.
M. Traugott le montre bien dans son analyse des « protagonistes » de février à juin 1848 : il existe une contradiction entre l’analyse des répertoires d’actions empruntée à C. Tilly et celle en terme de « protagonisme ». L’une insiste sur la longue durée, sur des routines propres au temps de révolution, sur des mots, attitudes et projets déjà là qui organisent sans les déterminer les comportements révolutionnaires (et contre-révolutionnaires) – une démarche essentielle pour une révolution fortement marquée par la référence à la Grande Révolution, avec ses gardes nationales, sa dénomination de « citoyen » ou le souvenir des projets sociaux de 1793 ; l’autre met en avant l’intensité de la discontinuité révolutionnaire, la spontanéité des acteurs, l’accession des exclus du champ politique à la parole et à l’action politique – une démarche également essentielle pour une révolution arrivée « par surprise », qui modifie les références antérieures (avec la « république démocratique et sociale ») et entraîne entre février et juin une politisation accrue des mondes ouvriers, notamment parisiens.
Le sociologue propose une réponse très intéressante à cette tension, mais il faut reconnaître que persistent des écarts entre approches : ainsi entre celles qui privilégient malgré tout les effets de longue durée et les recompositions des configurations socio-politiques antérieures, et celles qui insistent sur la radicale discontinuité du temps révolutionnaire, en s’opposant notamment à une « histoire classique » qui recomposerait la fiction de continuités linéaires… Ce ne sont certes pas les même objets, ni les mêmes visées, mais les conflits d’interprétation existent. Pour ma part, je pense que les ponts sont possibles et que le travail doit surtout continuer à être mené.
Laurent Jeanpierre : Nos ressources ont avant tout été empiriques avant d’être théoriques. Elle proviennent de l’analyse statistique, de la biographie collective d’acteurs politiques, de la cartographie des places en révolte ou de l’enquête ethnographique. L’ethnographie des révolutions et des guerres civiles était jusqu’à récemment très minoritaire dans la littérature scientifique. Or elle permet de collecter un ensemble de données d’une grande richesse et de mieux saisir au jour le jour, en temps presque réel, les perceptions, les anticipations, les calculs qui sont au principe de la dynamique collective de toute séquence révolutionnaire. Ce sont ces ressources qui permettent aussi de dépasser les lectures exclusives en termes d’idéologies ou de forces politiques qui dominent les analyses « à chaud » ou l’expertise politologique. L’enjeu de l’enquête sur les révolutions est de restituer de manière relationnelle des configurations d’acteurs. Dans ces moments, l’incertitude sur ce qui a lieu est telle que tous les protagonistes, engagés ou pas, doivent, plus qu’à l’accoutumée, évaluer le présent, anticiper entre plusieurs futurs possibles.
Une telle projection ne relève pas d’un simple pari individuel sur la réalité. C’est d’emblée un pari au second degré parce que la situation à définir est elle-même saisie au même moment par des anticipations et des comportements imprévisibles des autres acteurs. On ne peut donc pas rendre compte sans raisonnement relationnel de cette interdépendance supérieure entre acteurs lors des processus politiques critiques. Et sans prendre en compte cette interdépendance, on appréhenderait mal la volatilité des jugements, des opinions, des comportements, les conversions brutales et les ralliements inattendus qui font l’ordinaire de tout processus politique critique. La notion de « protagonisme », proposée par Haïm Burstin et travaillé par Quentin Deluermoz, Boris Gobille et les auteurs qu’ils ont convié dans le numéro qu’ils ont coordonné, rend bien compte de ces émergences soudaines et parfois éphémères de subjectivités révolutionnaires.
Dès lors que l’enquête a pour vocation de restituer une ou plusieurs configurations d’acteurs, les questions d’articulation entre temps court et temps long, entre structures sociales, politiques, économiques ou religieuses préexistantes à l’événement et contingences favorisées par la dynamique de la conjoncture critique, trouvent leur lieu privilégié de traitement. Il y a du vieux et du neuf, du pré-réflexif et du stratégique, des ressources à disposition et des créations de nouvelles ressources dans toutes les arènes révolutionnaires en des proportions que l’enquête doit mettre au jour afin de saisir comment s’oriente l’histoire.
C’est à ce niveau très général qu’il est sans doute possible de répondre à votre question concernant nos appuis théoriques. Michel Dobry mais également Boris Gobille dans ses travaux remarquables sur Mai 68 ou Olivier Fillieule et Mounia Bennani-Chraïbi, également au sujet des révoltes du monde arabe, ont réfléchi sur ces problèmes d’articulation entre échelles et sur ces configurations d’acteurs. Les travaux de l’historien américain William Sewell sur les journées de juillet 1789 ou de Timothy Tackett sur les députés de l’Assemblée nationale la même année ont inspiré des recherches micro-historiques ou microsociologiques sur les conjonctures révolutionnaires en ce qu’elles font apparaître de nouveaux acteurs qui « deviennent » révolutionnaires sans l’avoir été auparavant.
Ces configurations d’acteurs et ces séquences d’événements successifs, qui font la trame de ces moments de folie, sont alors décrites de manière plus ou moins formalisée. On peut les concevoir dans les termes de la théorie des jeux comme le font les économistes lorsqu’ils travaillent sur les révolutions ou, à une échelle individuelle et pour d’autres phénomènes de crise politique que les révolutions (les abdications collectives de parlementaires en 1933 en Allemagne et en France en 1940), comme la sociologie historique d’Ivan Ermakoff. L’état des données sur les révoltes arabes de 2011 ne permet pas encore, à ma connaissance, ce genre de traitement formalisé. Ce n’était pas non plus la perspective de notre numéro. Des sources sur les sommets des Etats seront nécessaires pour mieux comprendre ce qui s’est passé pendant les mois de 2011 ou plusieurs régimes ont vacillé et certains sont tombés. Une des leçons de la sociologie et de l’histoire comparée des révolutions, comme l’ont souligné les travaux de Theda Skocpol, est en effet que la nature de l’État et le comportement des agents de l’État sont des paramètres centraux de toute révolution. Cet acquis est souvent négligé dans les débats théoriques ou scientifiques actuels sur les révolutions.
Il reste que nous n’avons pas cherché à élaborer un nouveau modèle ni une explication totale de telle ou telle révolte arabe. On peut d’ailleurs se demander si ce type de démarche n’est pas destiné à disparaître en sciences sociales. Au stade où la littérature et les enquêtes sur les révoltes arabes nous semblent être parvenues en cinq ans, tout juste avons-nous cherché à identifier quelques mécanismes, processus, facteurs ayant pesé pendant la conjoncture révolutionnaire ou critique de chacun des cas étudiés. Plusieurs recherches présentées – celle de Marie Vannetzel sur les parlementaires frèristes en Égypte, celle d’Eric Gobe sur le comportement des avocats égyptiens – enjambent la conjoncture révolutionnaire et s’interrogent sur l’après-coup et le retour à l’ordre. Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay ont enquêté sur les révolutionnaires dans le gouvernorat d’Alep en 2012 et en 2013 et ils insistent sur la dimension instituante de l’insurrection qui, outre des institutions inédites, fait aussi émerger des hommes nouveaux détenteurs de ressources produites par la dynamique révolutionnaire, par exemple des relations avec des individus qu’en temps ordinaire ils n’auraient pas pu fréquenter.
Sur un plan plus conceptuel, nous nous sommes donc demandés si ces configurations d’acteurs révolutionnaires étudiées gagneraient à être pensées en termes de « champ » au sens où Bourdieu entend ce terme. C’est une proposition à tester par exemple pour entrer en dialogue avec ceux qui voient la dynamique collective des révolutions comme un jeu formalisé entre acteurs interdépendants qui calculent sous conditions imparfaites d’information et en situation d’incertitude. Derrière ce débat, qui pourrait vite devenir scolastique, s’il ne l’est pas déjà, l’enjeu est de mieux saisir les ressorts de l’action en situation révolutionnaire et ce qu’on appelle les phénomènes d’émergence ou de causalité circulaire qui sont nombreux pendant ces périodes et décisifs pour leur analyse.
La vie des idées : Quels apports procurent des analyses qui comparent des aires géographiques ou des périodes historiques différentes ? En quoi l’interdisciplinarité peut-elle être source de connaissance sur des phénomènes tels que les révolutions ?
Quentin Deluermoz : Cet apport est essentiel, en ce qu’il permet de sortir du champ implicite posé par le contexte supposé de la crise politique en question, ou par le cadre d’analyse mobilisé. En fait la comparaison géographique ou historique s’impose d’abord parce que les acteurs eux-mêmes, quelles que soient leurs positions, procèdent à de telles comparaisons, et que celles-ci ne sont pas de simples évocations, mais souvent des guides pour l’action. Cependant la comparaison s’impose aussi parce que l’examen de révolutions « autres » invite à interroger les apparentes homologies entre crises politiques, et leurs différences, ou encore à prendre conscience d’aspects inattendus mais nécessaires à l’observation, grâce au décalage des perspectives. Par exemple l’article de J. Foa, abordant le XVIe siècle à partir de cette notion de « protagonisme » forgée pour la Révolution française, pose le problème du rapport entre l’affirmation de l’individu dans l’histoire et un cadre de pensée qui fait de Dieu le grand ordonnateur du monde.
Quelle est la nature du « politique » dans un tel monde ? Et cette guerre civile, à l’inverse, est-elle pour autant dépourvue de sens politique et de projets d’avenir ? De fait, rien ne dit que le temps et l’espace de la crise soit toujours ceux qu’on lui suppose a priori. On retrouve la question des découpages académiques évoqués plus haut. Le problème de la comparaison est extrêmement délicat, en particulier pour les crises politiques et les révolutions, d’une part parce qu’elles ont un air de famille, qui font dire à certains qu’existe une dimension anhistorique de la crise politique, d’autre part parce qu’elles sont en même temps toujours singulières et marqué par l’irréductibilité de l’évènement.
C’est sans doute particulièrement vrai des crises contemporaines dont la complexité paraît peut-être plus grande encore du simple fait de leur actualité. Le débat présenté dans le numéro entre H. Burstin, T. Tackett, I. Ermakoff et W. Sewell est très instructif à cet égard, notamment par sa double prise en considération de la nécessité de la comparaison comme de l’invitation à une certaine prudence. Très évoquée dans cette discussion, la Révolution française, par son caractère a priori exceptionnel – je dis bien a priori – semble incomparable, facilitant peut-être chez certains ce dernier appel. Pour moi qui travaille sur la Commune de Paris de 1871, c’est évidemment plus difficile. Ivan Ermakoff propose des pistes théoriques et méthodologiques stimulantes pour aborder une telle opération.
Quant à l’interdisciplinarité, elle est partie prenante du projet de ce numéro, on l’a dit, en proposant à des politistes et des sociologues de discuter une notion d’histoire – et non l’inverse, comme c’est souvent le cas. Ceci dit, les travaux de T. Tackett sur le devenir révolutionnaire irriguent depuis longtemps déjà la science politique. Pour notre part, à Boris Gobille et moi-même, l’exercice est apparu fécond, tant par ses apports que ses limites. Ainsi le protagonisme pousse l’observateur à porter attention aux mouvements de rues « par en bas », à s’intéresser à l’entrée en politique de ceux qui en étaient exclus, à porter l’attention sur des documents inattendus ou négligés, à étudier de manière anthropologique la définition de soi dans la dynamique révolutionnaire ou à s’intéresser aux politiques en apparence farfelues, en tous cas souvent maladroites, de gestions des héroïsations.
À l’inverse, la confrontation à d’autres terrains et disciplines a permis de montrer, pour une telle attention, l’importance des situations politiques antérieures, des structurations plus ou moins poussées du champ politique, du poids des expériences révolutionnaires passées ou encore la possibilité de pratiques d’invisibilisation des acteurs, destinées à se protéger ou au contraire à exprimer un acte véritablement « collectif ». Il y a encore à creuser, mais le domaine d’étude initial a bien gagné semble-t-il en épaisseur et en intérêt. On pourrait dire de même pour le numéro d’ARSS. Tous deux partagent une attention et manière de faire commune : ils contribuent ainsi différemment à une même approche des crises politiques, et c’est sans doute une bonne nouvelle. La notion proposée de « champ révolutionnaire », et, avec elle de « capital révolutionnaire », paraît extrêmement stimulante, en ce qu’elle permet de saisir un rapport de position qui serait propre aux situations révolutionnaires. L’idée est osée car la notion de « champ » suppose généralement un rapport de force relativement stable ; mais elle s’avère ici très pertinente en ce qu’elle suggère que les conjonctures révolutionnaires sont parfois si puissantes (comme en Syrie) qu’elles provoquent une profonde reconfiguration et des logiques relationnelles spécifiques, dans laquelle d’autres formes de capital social peuvent émerger.
Son autre intérêt est qu’elle permet de documenter à la fois des dynamiques du temps de crise et celles qui vont jouer après, c’est-à-dire d’intégrer sociologiquement la capacité de déplacement de la crise politique. En regard, le dossier de Politix, tout en soulignant l’importance des temporalités plurielles de la crise apporte plutôt sur les logiques de mobilisations et de politisation, d’expérience sensible du temps ou de définition du politique par le bas. Là encore, on le sent, il y a une piste commune à prolonger, entre histoire, science politique, anthropologie et sociologie.
Laurent Jeanpierre : La comparaison a longtemps été le point d’entrée privilégié pour l’explication des révolutions. Toute l’étiologie du phénomène s’est appuyée sur une comparaison de cas. En 1938, Crane Brinton élabore ce qui se présente comme la première anatomie des révolutions à partir des cas anglais, américain, français et russe mais la comparaison des révolutions à travers l’histoire était déjà pratiquée au siècle précédent. Le grand livre de Charles Tilly sur les révolutions européennes de 1492 à 1992 procède aussi d’une vaste comparaison. Le nombre de changements plus ou moins révolutionnaires de régime qui ont eu lieu depuis 1945 est très important, non sans liens avec la multiplication du nombre d’États en quelques décennies. L’archive offerte à l’analyse comparatiste n’a donc pas cessé de croître.
Les efforts dans cette direction de recherche ont permis de mieux identifier les conditions d’émergence d’un processus révolutionnaire en incluant aussi les cas où les situations révolutionnaires n’ont pas émergé malgré une crise politique importante et ceux où elles n’ont pas connu d’issues révolutionnaires. Mais le changement de focale historiographique et sociologique en direction de l’événementialité révolutionnaire travaillée à une échelle micro allant jusqu’aux interactions interindividuelles, la construction d’histoires à la fois sociales et culturelles des moments révolutionnaires et l’ethnographie des révolutions rendent beaucoup plus complexes les opérations comparatives. Certes la comparaison est souhaitable, nécessaire même, si l’enjeu est d’expliquer le fait révolutionnaire avec un certain degré de généralité et de robustesse, mais elle est devenue plus difficile à pratiquer avec les perspectives de recherche actuelle. La formalisation de configuration d’acteurs en situations révolutionnaires est une manière d’envisager la reconstruction de comparaisons.
Nous n’avons toutefois pas vraiment conçu notre numéro avec un horizon quelconque de comparaison. Nous en sommes encore, dans l’étude des révoltes arabes, à une juxtaposition des cas, ce qui n’empêche pas les acteurs des sociétés en transformation rapide et les experts ou les médias de pratiquer la comparaison sauvage. Nous avons pour notre part réuni quatre cas – Tunisie, Égypte, Syrie et Algérie – aux dynamiques politiques bien distinctes (« transition » politique, contre-révolution militaire, guerre civile, absence de révolution) en attendant que des travaux ultérieurs proposent de les penser ensemble.
L’interdisciplinarité est tout aussi souhaitable que la comparaison. Elle est incontestablement à l’œuvre dans le numéro de revue dirigé par Boris Gobille et Quentin Deluermoz comme dans celui que Choukri Hmed et moi avons coordonné. La situation est assez paradoxale à cet égard. D’un côté, les disciplines sont de plus en plus divisées en spécialités et leurs frontières restent marquées. De l’autre, la plupart des chercheurs qui ont participé aux deux numéros accepteraient certainement l’idée que les sciences sociales sont, sur un plan épistémologique, avant tout des sciences historiques. Les références mobilisées viennent de l’histoire, de la sociologie, de la science politique et parfois de l’anthropologie. Une partie des chercheurs qui s’intéressent aux crises politiques récentes du monde arabe sont par ailleurs des spécialistes de cette aire géographique.
Une telle position dans la division du travail de recherche implique souvent de pratiquer l’interdisciplinarité. Un vaste travail reste à faire cependant pour que les approches qui viennent d’univers disciplinaires différents dialoguent effectivement et qu’on ne retombe pas dans de vieilles querelles entre métiers. Et puis il faut certainement étendre l’interdisciplinarité : étudiées à l’étranger, les dimensions économiques ou internationales des crises politiques du Maghreb et du Machrek sont moins visibles dans la recherche française et encore moins intégrées aux travaux de sociologie ou de science politique. Ce sont pourtant des éléments fondamentaux des phénomènes étudiés.
Dans la profusion des discours d’experts et de chercheurs qui ont accompagné ces moments critiques et leurs suites, les points de vue géopolitiques ou culturalistes ont dominé au détriment d’approches sociologiques moins normatives et plus tournées vers les acteurs. L’approche du numéro permet de mieux saisir les crises politiques arabes dans le temps et dans l’espace en soulignant le poids du passé dans le présent et de la géographie dans le social. À côté d’« aspirations désajustées », corrélées à l’âge, au niveau de diplôme et à la position socio-professionnelle, qui prédisposent certainement à l’engagement révolutionnaire, comme le souligne Pierre Blavier, les auteurs montrent que les divisions territoriales et la propension à la révolte hors des capitales ont représenté d’autres conditions facilitantes pour les révolutions. Dans la conjoncture de crise, ils suggèrent aussi que l’alliance entre nouveaux acteurs politiques et anciens réseaux oppositionnels ainsi que l’existence d’une homologie de position entre jeunes professionnels et jeunes chômeurs diplômés, sont des facteurs-clés de succès des protestataires.
À partir de la microsociologie du cas tunisien conduite par Choukri Hmed, l’importance des places publiques des capitales dans la cristallisation d’un champ révolutionnaire composé de groupes qui étaient d’abord socialement et géographiquement hétérogènes est expliquée. L’exploration par Layla Baamara du cas algérien, souvent oublié, permet de mieux comprendre les conditions qui empêchent ou retardent la mobilisation. Certains auteurs se demandent alors à qui profite le moment critique et comment se forme et se distribue ce qu’ils appellent un capital social révolutionnaire, en particulier en Syrie où le conflit contre le régime s’est étendu et aggravé depuis cinq ans. Des hypothèses visant à rendre compte de la variété actuelle des configurations étatiques et politiques étudiées sont aussi évoquées à partir de l’analyse des mobilisations et de leurs suites. Une trop forte division du travail révolutionnaire, une distance sociale importante entre bénéficiaires et acteurs de la révolution et un rapport ambivalent à l’État, fait à la fois de rejets et d’attentes, si elles ne sont pas les seules variables pertinentes, pourraient expliquer au moins autant que d’autres facteurs (comme la religion ou les puissances étrangères) ou avec eux, les dynamiques contre-révolutionnaires et les restaurations autoritaires qui semblent, pour l’instant, avoir pris le pas dans les mondes arabes.
La vie des idées : Dans vos trajectoires et dans vos perspectives intellectuelles respectives, vous avez l’un et l’autre réfléchi à la réalité des possibles et aux enjeux du raisonnement contrefactuel dans le contexte de sciences sociales résolument constructivistes – c’est-à-dire qui s’intéressent à la contingence des phénomènes, voire à leur réversibilité et donc à la réalité des possibles. Quel lien faîtes-vous entre cet intérêt pour la prise en compte des possibles dans les sciences sociales et l’analyse des révolutions ? Comment ces intérêts résonnent-ils, de votre point de vue, avec la période actuelle, marquée par des mouvements sociaux comme Nuit debout ou la mobilisation contre la « Loi Travail » ?
Quentin Deluermoz : La question des potentialités et des possibles flotte à vrai dire dans l’air des sciences sociales depuis longtemps ; elle prend simplement davantage d’urgence sous la double impulsion des déplacements du questionnement scientifique et de l’actualité. Historien, je pratique une histoire dite sociale et culturelle, ou sociale tout court — l’étiquette importe peu. Il s’agit, à une période donnée, depuis un sujet précis, d’explorer la dynamique de l’enchevêtrement des relations sociales et les manières de voir de l’époque, afin de mieux la comprendre ; puis, depuis cette « familière étrangeté » de dénaturaliser les évidences du contemporain. Cette histoire se considère comme partie prenante des sciences sociales, s’inspire de sociologie et d’anthropologie autant qu’elle espère les nourrir en retour, en insistant par exemple davantage sur l’historicité des univers sociaux ou des modes de connaissance.
Cette approche, que partage le co-auteur de Pour une histoire des possibles, Pierre Singaravelou, spécialiste d’histoire impériale et d’histoire de l’Asie contemporaine – ne peut se reconnaître dans des analyses historiques linéaires, abordées par en haut, pas plus qu’elle ne saurait se contenter d’une étude qui fait fi des déterminations sociales. L’attention à la question du possible, des possibles du passé, semble alors s’imposer d’elle-même. Ce n’est évidemment pas le lieu ici de retracer les traditions intellectuelles multiples qui se sont emparées de la question, ni de reprendre la démonstration d’ensemble. Comme nous le montrons dans l’ouvrage, le raisonnement contrefactuel (le « et si » du passé, qui explore des hypothèses alternatives dans le passé) se prête en réalité à des usages forts divers. Il peut nourrir les approches les plus loufoques et les plus sérieuses, les plus déterministes comme les plus sensibles au hasard, les plus progressistes comme les plus conservatrices.
Mais dans notre livre, l’enquête se concentre progressivement sur cette question des possibles du passé (parmi d’autres comme celle du partage de l’histoire), précisément parce qu’il nous est apparu que là était l’un des domaines les plus pertinents et importants à traiter. Le lien est évident : poser la question d’un ou plusieurs « et si » permet même d’aller au delà des injonctions répétées et parfois un peu convenues dans les travaux aux « virtualités », « potentialités » et « futurs non advenus » du passé ; elle impose de faire un pas dans cette direction et d’affronter concrètement les redoutables problèmes documentaires méthodologiques et épistémologiques qui se posent. C’est l’un des seuls moyens de donner plus de réalité à ces potentialités et de rappeler qu’elles sont partie intégrante du réel du passé que l’historien étudie. En ce sens, la proximité d’attention entre notre ouvrage et l’article que nous avions publié en 2012 dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine [1] avec le n° de Tracé(s) est évidente. L’enjeu social et politique est tout aussi fort, pour peu qu’on prête attention aux usages abusifs du mot « possible » dans l’espace médiatique et politique actuel : le patron du MEDEF n’a-t-il pas voulu explorer récemment dans un livre la « France des possibles », fermant surtout des voies jugées impossibles ? Faire du possible une catégorie d’analyse en sciences sociales, c’est aussi lutter contre cet usage « mou » du mot et rappeler toute la réalité et l’enjeu du problème. L’intérêt d’une telle approche pour l’analyse des révolutions, ensuite, est évident, tant la révolution est un moment « avec des si », ceux du chercheur comme des acteurs.
L’analyse par les possibles permet de donner plus de consistance aux configurations mouvantes, aux ruptures de situations, comme aux futurs craints ou espérés des acteurs. Nous l’avons mobilisée à propos de la révolution de 1848 : l’analyse permettait de sortir d’une approche centrée sur son issue (son lien avec une certaine forme de république) pour prendre à bras le corps la réversibilité des situations, l’expression des futurs autres (perceptible dans les pétitions) ou la force de la perspective « démocratique et sociale » des ouvriers. Ces voies non advenues ne disparaissent pas ensuite : elles nourrissent la perception des évènements, restent présentes à l’esprit des acteurs, parfois de manière latente, et resurgissent en d’autres occasions, comme au moment de la Commune. Se profile une histoire tout aussi documentée, plus ouverte, et riche de formes plurielles.
La conclusion de cet essai sur 1848, que reprend aussi le n° de Politix, est qu’une telle attention au non advenu permet d’altérer la distinction entre le temps « de crise » et le temps « ordinaire ». Les révolutions ne paraissent nécessaires qu’après coup, comme l’ont montré les printemps arabes, alors que, sans être donnés, ces possibles, comme l’ont rappelé ces mêmes révolutions, existent, latents, dans les ordres sociaux les plus établis : les états les plus routiniers du politique ne sont jamais absolument cloisonnés et restent justiciables d’une telle histoire.
Cela nous mène au phénomène « Nuit Debout », qui impose précisément depuis le 31 mars (la continuité des temps est une véritable trouvaille : 31 mars, 33 mars, 43 mars), une suspension du temps ordinaire, vouée à la discussion ouverte sur l’organisation sociale, politique et culturelle de la France et du monde. Cet arrêt du temps, au cœur même d’un espace extrêmement routinisé, sur lequel s’exerce qui plus est un contrôle renforcé par l’état d’urgence, provoque une brèche, pose problème. Bien des groupes d’acteurs voudraient la rabattre sur du connu : pouvoirs en place qui tentent d’imposer, au besoin par la force on l’a vu, le retour à un usage « normal » des lieux ; opposition de droite qui ne veut y voir là qu’un ramassis de jeunes désœuvrés, drogués et fainéants ; syndicats et partis de gauche radicale qui aimeraient le voir s’articuler plus nettement à une forme éprouvée de mouvement social et s’interrogent sur la transformation politique du mouvement. Même le chercheur, armé de son savoir, voudrait lui donner sens…
Car la suspension est là, se prolonge, induit un doute au cœur même de nos activités, au point que la discussion sur les conditions de possibilité révolutionnaires est revenue. On ne sait pas s’il y a là quelque chose de vraiment sérieux ou un simple feu de paille. Et tout est là : Nuit Debout pose la question du possible au cœur même d’un espace socio-économique qui ne cesse, au nom de l’absence d’alternative, de proclamer le réalisme et l’impossible. Elle produit cette incertitude qui donnera ensuite lieu au fameux « on vous l’avait dit », quoi qu’il se passe, particulièrement au cas où l’ordre social reviendrait tel quel. P. Bourdieu a très bien décrit cette capacité de l’ordre social à rabattre le possible dans les « filets du réel ». Mais il se sera bien passé quelque chose, qui ne pourra être effacé. En ce sens, cet évènement, inscrit dans une vague de protestation d’ampleur mondiale, rappelle certes la variété des sens possibles du mot « démocratie » dans nos systèmes représentatifs et médiatique, mais il souligne aussi ce qui est à la fois la force et fragilité des ordres sociaux.
Laurent Jeanpierre : Mon intérêt pour la question du possible vient de ma pratique de sociologue français attaché à la dimension critique des sciences sociales et inquiet de leur faible poids dans l’espace public et la vie politique. La sociologie de Pierre Bourdieu et de ses élèves, qui est, avec ses dissidences et la sociologie historique états-unienne, à l’origine de ma formation disciplinaire, a construit un dispositif critique très robuste dont les effets sur les acteurs sociaux ont pu être déroutants en leur laissant croire que les multiples formes de domination étaient inamovibles. Que cette perception soit fondée ou pas importe peu : la politique du sociologue et du discours critique ne peut sans doute pas se contenter d’une dénonciation répétée, déclinée, ou même d’une dénaturalisation de l’histoire ou de la domination au nom de la science [2]. Le problème dépasse largement la sociologie française contemporaine. Il est déjà présent à l’intérieur du marxisme en tant que ses courants sont écartelés entre le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, le nécessitarisme et le volontarisme, l’objectivisme et le subjectivisme. Marx, pourtant, est un penseur du possible, tout comme Weber, et il existe un fil de la pensée allemande en sciences humaines qui vise à identifier non seulement des régularités mais aussi des possibilités objectives et des potentialités émancipatrices.
Dans l’article d’Horkheimer qui fonde la théorie critique en 1937, cette dernière est opposée à la théorie traditionnelle, c’est-à-dire aux sciences humaines positivistes, entre autres critères à partir de l’attention nouvelle qu’elle devrait porter aux potentialités immanentes du social. Comment dire quelque chose des possibilités de transformation historique sans pratiquer la prévision (qui rabat le possible sur le probable) ni réactiver l’utopie (qui détache le possible du réel) ? Telle est la question délicate qu’il faut alors résoudre. Je n’en connais pas à ce jour la réponse mais je travaille à en trouver une. Avec Florian Nicodème et Pierre Saint-Germier, ainsi que plusieurs auteurs qui ont répondu à notre appel en 2013 pour la revue Tracé(s), nous avons commencé à réfléchir à une épistémologie du possible et aux méthodes d’enquête les plus appropriées afin de l’appréhender et de l’objectiver. Sous certaines de ses formes, le raisonnement contrefactuel en histoire, qui consiste à se demander ce qui se serait passé si la réalité avait été différente et, le plus souvent, à supprimer en pensée un événement ou un fait historique et à s’interroger sur les conséquences de cette suppression, en fait partie, de même que les enquêtes sur la perception de l’avenir ou du possible par les acteurs, l’idée à travailler d’« espace des possibles » chez Bourdieu ou le programme de recherche du sociologue états-unien Erik Olin Wright autour de l’étude de « utopies réelles ». Mais c’est loin d’être un arsenal suffisant.
Une telle réflexion prend place aujourd’hui dans une configuration des sciences humaines et sociales qui a vu la montée en puissance depuis plusieurs décennies de ce que Ian Hacking appelle le « constructionnisme » social. En insistant sur la dimension de contingence radicale, de possibilité, voire de réversibilité des phénomènes sociaux, cette manière de voir a ouvert une double opportunité. Elle a d’une part mis en évidence, contre les modèles de la décision et du calcul rationnel qui dominent en sciences sociales, que le possible n’est pas seulement réductible à l’espace de la délibération et des options d’un choix, mais qu’il est quelque chose du réel lui-même.
D’autre part, contre les explications mécanistes des comportements humains, elle a montré qu’on ne pouvait pas non plus le définir de manière seulement négative, comme les zones d’indétermination que laisse ouvertes la description d’une structure ou d’un schème causal. Le constructionnisme envisage au contraire le possible comme une catégorie positive, ouverte sur des perspectives de transformation sociale : ce qui est construit peut être déconstruit et reconstruit. Mais d’un autre côté, cependant, ce possible qu’intègrent les démarches constructionnistes tend à être abstrait ou sous-déterminé. Lorsqu’il ne s’agit pas simplement d’affirmer la contingence de la réalité, le fait qu’un autre monde aurait été possible, il est rare que soit affectée une qualification précise à ces possibilités alternatives permettant par exemple d’en concevoir les conditions effectives et différentielles d’accès pour les individus et les groupes ainsi que les limites. Cette sous-détermination du possible généralement mobilisé par le constructionnisme invite donc à partir à la recherche de possibilités dont le degré de réalité serait mieux évalué.
Ces préoccupations apparemment abstraites ont une dimension immédiatement politique en ce qu’elles entendent lutter à la fois contre le discrédit de l’utopie, les idéologies du réalisme gouvernemental et l’action étatique permanente en vue de monopoliser la définition du futur et donc du possible. Les séquences révolutionnaires comme celles qu’ont connues certains pays du monde arabe en 2011 sont caractérisées par une ouverture de possibles inédits et en cascade. Un des objectifs de l’enquête de sciences sociales sur les révolutions est précisément de restituer et de situer socialement ces processus d’extension, de redéfinition puis de contraction des possibles qui définissent en propre tout moment révolutionnaire. L’avenir dira si la mobilisation actuelle contre la loi Travail du gouvernement de Monsieur Valls aura ouvert durablement des possibles.
Il ne fait pas de doute que plusieurs acteurs, notamment parmi les collégiens et les plus jeunes, ont élargi le spectre de leur vision et surtout de leur action politique. Mais c’est presque toujours vrai lorsque la socialisation politique d’une fraction de la jeunesse se fait via un mouvement social national d’ampleur comme cela est le cas en France presque tous les dix ans depuis cinquante ans. On aurait également tort de considérer spontanément que des formes d’action collective apparemment neuves comme Nuit Debout sont en elles-mêmes et par elles-mêmes porteuses d’un élargissement des possibles. Il faut garder à l’esprit au contraire la difficulté à sortir des rôles et de répertoires prescrits et hérités qui a longtemps pesé sur cette mobilisation pourtant inédite dans sa durée et ses variations d’intensité. La définition du possible s’est élargie pour de nombreux groupes en luttes mais cela ne signifie pas que le mouvement contre la « loi Travail » soit capable à lui seul d’ouvrir de nouveaux possibles pour le reste de la société.
Plusieurs seuils qui étaient restés presque toujours infranchissables ces dernières années semblent cependant avoir été franchis, par exemple autour de l’acceptation de l’action violente et des pratiques de blocage, des relations entre mouvement de masse et mouvement des places, de la réflexivité de la mobilisation sur les limites de ses propres formes collectives de regroupement et de délibération, à commencer par celle de Nuit Debout. La situation n’est pas celle d’une simple pluralisation du mouvement social au-delà des organisations syndicales et représentatives : un type nouveau de mobilisation s’est cherché et se cherche qui ne ressemblerait pas à un mouvement classique. Avec cette séquence (qui n’est pas terminée) la période altermondialiste est-elle par ailleurs en train de se refermer en France ? Un autre horizon d’attente politique émancipateur est-il en train de se cristalliser ?
Tout en reprenant à son compte une humeur eschatologique renforcée par la catastrophe écologique annoncée, une inscription murale à l’Université Paris Ouest de Nanterre, largement reprise depuis sur internet et sur d’autres murs, le suggérait ironiquement dès le mois de mars dernier puisqu’elle disait ceci : « Une autre fin du monde est possible ». Voilà au moins une contribution explicite, bien qu’encore mystérieuse, de cette mobilisation à la question du possible.