Si la dimension libérale de la construction européenne se manifeste au premier chef par l’ouverture aux marchés internationaux, elle ne se réduit pas à cette seule dimension commerciale. En effet, la politique de la concurrence exerce une influence majeure car elle donne à la Commission européenne un pouvoir de contrôle sur tous les acteurs économiques, y compris les États, pour s’assurer qu’ils respectent bien les mêmes règles de libre marché. Ce domaine d’intervention publique devient une controverse majeure en France en 2007 lorsque le président français Nicolas Sarkozy conteste l’insertion dans les objectifs de l’Union Européenne du Traité de Lisbonne de la notion de « concurrence libre et non faussée ». Il obtient sa disparition des articles initiaux, mais elle apparaît toujours dans le corps du traité et dans un protocole additionnel. Ce débat démontre le caractère clivant de la politique de la concurrence. Souvent présentée par ses promoteurs comme une modalité d’intervention publique neutre et technique, elle traduit en fait des positionnements idéologiques forts, et ce depuis sa naissance avec le Traité de Rome de 1957 créant la Communauté Économique Européenne (CEE).
Dans le domaine des sciences sociales, l’histoire de cette politique publique a fait l’objet d’un renouvellement récent à la faveur de l’ouverture des archives publiques. Par ailleurs, le processus de « modernisation » de la politique de la concurrence européenne dans les années 1990 et 2000 a donné lieu à une profusion d’articles rétrospectifs écrits par des politistes et des juristes, qui puisaient dans l’histoire des arguments en faveur ou hostiles aux réformes en cours à Bruxelles [1]. S’appuyant sur ces recherches récentes, cette contribution reviendra sur les liens structurels entre politique de la concurrence et intégration européenne, avant de revenir sur deux débats majeurs qui permettent d’en comprendre les enjeux, l’un au sein des néolibéraux et l’autre au sein des gauches européennes et des gouvernements français.
Politique de la concurrence et intégration européenne
Si la politique commerciale vise à ouvrir les marchés européens en supprimant les obstacles internationaux publics aux échanges (droits de douane, etc.), la politique de la concurrence cherche à atteindre ce but en s’attaquant aux obstacles privés constitués par une partie des cartels, fusions et abus de position dominantes (voir encadré). Certains sont particulièrement néfastes pour la libre-concurrence, car ils permettent aux entreprises fautives d’engranger des profits élevés aux dépends du consommateur. La politique de la concurrence peut aussi viser les soutiens publics aux entreprises comme certains privilèges sectoriels ou certaines aides d’Etat. Ainsi, elle assigne aux autorités publiques la tâche de veiller à ce que les marchés fonctionnent de la manière la plus proche du « marché de concurrence pure et parfaite » cher aux néoclassiques. Aucun acteur ne doit pouvoir s’affranchir de ces règles du fait d’une puissance économique jugée excessive.
cartels, fusions et positions dominantes
Les cartels, parfois dénommés « ententes » ou tout simplement « accords », sont des arrangements entre des entreprises restant indépendantes les unes des autres. Certains sont particulièrement efficaces et néfastes pour les consommateurs. Il s’agit par exemple d’un cartel entre tous les producteurs d’un même bien qui s’entendent pour fixer un prix de vente élevé, comme le fit l’OPEP en 1973 avec le pétrole. En France, des entreprises de téléphonie mobile ont été condamnées pour des accords secrets qui visaient à limiter la concurrence et donc à augmenter les prix. D’autres accords traduisent la vie normale des entreprises, ainsi des accords de distribution exclusive entre un constructeur automobile et un réseau de revendeurs ou des accords pour mener en commun des activités de recherche-développement.
Le Traité de Rome de 1957 donne aux autorités européennes le pouvoir de surveiller ces accords s’ils ont un impact sur le commerce intra-européen. L’autorité de concurrence doit alors faire une distinction entre les ententes utiles pour l’économie, et celles qui ne visent qu’à procurer un profit jugé excessif du fait d’une limitation de la concurrence. Des circonstances exceptionnelles peuvent aussi être prise en compte : un cartel de prix peut ainsi être toléré en temps de crise pour permettre à des entreprises fragiles de survivre pendant une période difficile.
Les fusions, parfois dénommées « concentrations », sont des accords entre des entreprises perdant leur indépendance pour ne former plus qu’une seule entité juridique. Si l’entreprise unique ainsi constituée est trop puissante sur un marché donné, elle peut pousser les prix à la hausse. La Commission européenne ne peut contrôler les fusions européennes que depuis 1989. Elle autorise la plupart des opérations, mais les soumets parfois à des conditions particulières (cession d’activités). Les interdictions sont donc rares et particulièrement spectaculaires, comme le montre l’exemple de l’affaire ATR / De Havilland en 1991 (voir plus bas).
Les abus de position dominante sont également visés par le Traité de Rome de 1957. Ils désignent des situations ou une entreprise particulièrement puissante utilise sa force pour imposer une hausse des prix. La Commission européenne a ainsi poursuivi l’entreprise Microsoft car elle profitait de sa domination du marché des systèmes d’exploitation (Windows) pour imposer l’achat d’autres logiciels sur lesquels existait une concurrence plus forte.
Les autorités publiques se voient alors assigner une fonction d’arbitre. Elles doivent s’assurer que tous les acteurs économiques respectent les mêmes règles sur le marché. Leur intervention doit être la plus neutre possible. Au contraire des politiques industrielles et de la planification, la politique de la concurrence ne cherche pas à faire de l’État un guide de l’économie, orientant le marché en imposant des choix discriminants.
Dans l’entre-deux-guerres, les cartels étaient souvent considérés comme une forme rationnelle d’organisation de l’économie, comme en témoignent les débats français de 1935 autour de la cartellisation obligatoire, ou les discussions de la SDN autour des cartels internationaux [2]. Toutes les ententes n’étaient cependant pas acceptées. En France, la lutte contre les « pratiques déloyales » dans le commerce, et auparavant contre les « spéculateurs » et les « accapareurs » existait depuis longtemps, mais n’était pas érigée en politique publique propre [3]. Après la guerre, l’exemple américain de l’antitrust ainsi que le contre-exemple allemand (notamment le soutien des Konzern allemand au régime nazi) ont contribué à décrédibiliser cette forme d’organisation en Allemagne fédérale. Le mouvement touche aussi les autres pays européens mais avec moins d’intensité car la priorité reste à la reconstruction dans le cadre d’une politique industrielle, voire d’une planification, extensive.
En dehors de la RFA, qui a adopté une loi très ambitieuse dès 1957, la plupart des pays de la CEE ont développé des législations extensives uniquement à partir des années 1980. Ainsi, la France disposait d’une loi dès 1953, mais il faut attendre les deux lois de 1977 et surtout de 1986 pour que la politique de la concurrence soit véritablement institutionnalisée comme domaine d’action propre et influent. La législation britannique date de 1948 et 1956 mais le Royaume-Uni ne rejoint la CEE qu’en 1973. Ces politiques publiques nationales sont largement soumises, dans l’espace de la CEE/UE à la politique de la concurrence, progressivement développée à Bruxelles par la Commission européenne. Depuis la fin du XXe, cette dernière a des prérogatives très larges, touchant à la fois les cartels, les abus de position dominante et les fusions (depuis 1989), mais aussi la libéralisation de secteurs autrefois monopolistiques ou oligopolistiques (télécommunications, transports aériens, énergie, etc.) et, enfin, le contrôle des aides d’États.
Dès les années 1950, l’association de la construction européenne à ce qui était nommée alors une politique « antitrust » (en référence aux États-Unis) ou de « contrôle des cartels » était justifiée pour des raisons économiques et politiques. L’objectif économique principal des nombreuses organisations européennes, et ce, notamment depuis les réflexions de Keynes en 1919 [4], était de créer un grand marché européen où les produits circuleraient librement. Les entreprises européennes pourraient ainsi bénéficier des mêmes avantages que leurs concurrentes américaines. L’outil principal était la diminution des droits de douane et la suppression des contingents (qui imposaient une limite d’importation à ne pas dépasser pour chaque produit). Pour éviter que la suppression des ces obstacles publics aux échanges ne soient compensée par l’érection d’obstacles privés aux échanges sous formes de cartels, une surveillance de ces derniers était nécessaire. Ainsi, si les droits de douane disparaissent entre la France et l’Allemagne mais que les producteurs des deux pays s’entendent pour ne pas pénétrer le marché de l’autre, la concurrence ne peut jouer. C’est ce qui justifia l’introduction de clauses de contrôle des cartels et des concentrations dans le Traité de Paris créant la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA). Les Français y tenaient particulièrement pour que leur sidérurgie puisse bénéficier d’un approvisionnement en charbon allemand au même prix que leurs concurrentes allemandes. L’autre objectif était d’éviter une reconstitution des Konzern, ces entreprises géantes accusées d’avoir soutenu le régime nazi. Vu de Paris, il s’agissait d’éviter la domination du futur marché européen par des entreprises allemandes.
Ces motivations économiques et politiques expliquent l’insertion de clauses sur la concurrence dans le Traité de Rome de 1957 créant la Communauté économique européenne (CEE), l’ancêtre de l’actuelle Union Européenne (UE). Les préoccupations de Paris envers la puissance économique allemande restaient vives mais s’étaient quelques peu estompées. Ainsi, les clauses du Traité CEE en matière de concurrence sont-elles relativement vagues en ce qui concerne les cartels et abus de position dominante (rien n’est prévu pour les fusions), à la différence des clauses sur la libéralisation commerciale (droits de douane et contingents) beaucoup plus précises.
La politique de la concurrence, au sens du contrôle du comportement des entreprises, est donc complémentaire de la libéralisation commerciale, mais les deux dynamiques ont eu des chronologies différentes. La seconde était au cœur du Traité de Rome, et s’est donc développée beaucoup plus tôt, avec la suppression totale des droits de douane entre les pays de la CEE en 1968, et la libéralisation progressive du commerce extra-européen dans le cadre du GATT (puis de l’OMC) depuis le Kennedy Round de 1967. D’une manière générale, le Traité de Rome était un traité-cadre comprenant de nombreuses dispositions de nature libérale (libération des mouvements de capitaux et des prestations de services, etc.), d’organisation des marchés (agriculture et transport) ou de redistribution (aides aux régions et pays pauvres, politique sociale), dont la mise en œuvre a été très contrastée.
Ces règles de concurrence firent l’objet d’une première interprétation en 1962 avec le règlement (l’équivalent d’une loi européenne) définissant la politique en matière d’ententes. La Commission européenne a toutefois eu du mal à l’appliquer de manière efficace dans les années 1960 et 1970. La situation a évolué dans les années 1980 du fait de plusieurs facteurs, à la fois internes (soutien de la Cour de Justice, action de commissaires ambitieux) et externes (programme du marché unique, renforcement des politiques néolibérales). Les Européens ont largement pris conscience de cette puissance dans les années 1990 et 2000 à la faveur de plusieurs affaires retentissantes. Il s’agit d’abord de l’affaire ATR/De Havilland en 1991, lorsque la Commission prit sa première décision d’interdire une fusion. ATR était un constructeur aéronautique franco-italien désireux d’acheter le canadien De Havilland. La Commission a interdit cette fusion pour éviter une position dominante sur les marchés de certains avions. Cette affaire a suscité beaucoup de débats, notamment en France, car la constitution d’un véritable « champion européen » dans un secteur stratégique et de haute technologie était ainsi entravée, ce qui allait à l’encontre de toute exigence de politique industrielle. Par la suite, d’autres affaires ont touché l’opinion comme la condamnation des géants américains Microsoft et Intel pour divers abus de position dominante dans le marché de l’informatique, donnant lieu parfois à des amendes cumulées dépassant le milliard d’euros. La diversité des affaires traitées illustre le caractère protéiforme de cette politique publique, et de ses justifications.
Les néolibéralismes en débats
Le développement de la politique de la concurrence s’inscrit assez largement dans une perspective néolibérale, selon laquelle le rôle de l’État doit se limiter essentiellement à garantir le plein exercice des forces du marché. Cependant, tous ses partisans ne s’entendent pas sur son application. Certains cartels sont bénéfiques pour l’économie, par exemple les ententes de recherche-développement (pour mettre en commun des moyens de recherche). Une entente de distribution entre un producteur et un revendeur repose sur une restriction de la concurrence (souvent une concession exclusive) justifiée par un bénéfice pour le consommateur (par exemple un service après-vente) [5]. L’autorité de surveillance doit alors décider si la première est excusée par la seconde. La même incertitude prévaut pour les fusions. Une réduction de la concurrence peut être justifiée pour un néolibéral si elle renforce le progrès technique ou la diffusion d’un produit par exemple. Au delà des choix techniques, ce débat traduit l’opposition entre deux visions du néolibéralisme qui ont influencés la politique de la concurrence européenne, l’ordolibéralisme allemand et la deuxième école de Chicago.
L’appartenance de l’ordolibéralisme allemand au néolibéralisme est discutée [6]. Comme les néolibéraux, ce mouvement de pensée développé en particulier par Walter Eucken et Franz Böhm postule que le libre marché reste la meilleure source de création de richesse et de préservation des libertés individuelles. Il accorde cependant un rôle central aux autorités publiques, qui doivent s’efforcer de garantir les libertés économiques au même titre que les libertés politiques. Pour cela, elles doivent préserver le citoyen contre toutes les concentrations de puissance excessives, que ce soit dans le domaine politique ou économique. La politique de la concurrence joue alors un rôle essentiel pour protéger le citoyen (en tant que consommateur ou que petit entrepreneur notamment) contre les abus de pouvoir des acteurs économiques les plus puissants, regroupés en cartels ou en entreprises dominantes. La dimension morale et parfois sociale des réflexions de certains ordolibéraux pose le problème de leur rattachement au néolibéralisme. Leur libéralisme économique est inséparable de leur libéralisme politique et d’une dimension morale, née dans la lutte antinazie. Quoi qu’il en soit, leur réflexion reste fondée sur la promotion des mécanismes du libre-marché.
Leurs réflexions ont influencé certains responsables allemands des années 1950 et 1960, en particulier ceux qui ont décidés des premiers développements de la politique de la concurrence allemande, en 1957 avec le ministre de l’économie Ludwig Erhard, puis européenne, en 1962 avec notamment le commissaire européen à la concurrence Hans von der Groeben. L’exemple de la politique antitrust américaine, née en 1890 avec le Sherman Act a certainement joué un rôle également, mais plus dans le cadre de la CECA de 1951 que dans celui de la CEE. Les études récentes fondées sur archives ont permis de mesure l’impact de l’ordolibéralisme [7]. D’un côté, il est certain que sans la vision ordolibérale, jamais une politique de la concurrence européenne aussi ambitieuse n’aurait pu voir le jour. Dès 1962, von der Groeben obtient avec le règlement dit « 17/62 » (le 17e règlement de 1962) des pouvoirs théoriques larges : toutes les ententes qui affectent le commerce entre deux États de la CEE doivent être déclarées à la Commission. Elle décide ensuite seule de leur compatibilité avec le Traité de Rome. Cette interprétation du Traité de Rome n’était pas la seule possible. Ainsi, les responsables français ont défendu, avec le soutien du patronat français soucieux de préserver sa liberté de contracter des ententes, une application plus intergouvernementale, qui aurait donné moins de pouvoir à la Commission. Les Allemands ont imposé leur vision, inspirée de leur expérience nationale où une autorité anti-cartel puissante, le Bundeskartellamt, sévissait depuis 1958.
D’un autre côté, la politique de la concurrence européenne ne respecte pas intégralement les préconisations des ordolibéraux. Ainsi, le règlement 17/62 vise t-il prioritairement les ententes mais pas les positions dominantes, qui ont fait l’objet de nombreuses réflexions des ordolibéraux. On peut y voir la trace de l’influence allemande. Les archives allemandes montrent en effet que Bonn cherche moins à développer une politique de la concurrence européenne, qu’à préserver son modèle national [8]. Ce dernier est fondé sur une surveillance étroite des ententes et pas des positions dominantes ou des concentrations, vraisemblablement car Ludwig Erhard voulait préserver les grandes entreprises allemandes. D’une manière générale, les décideurs allemands eux-mêmes étaient avant tout des hommes politiques pragmatiques. Ainsi, von der Groeben était avant tout préoccupé de faire avancer l’intégration européenne [9], plus que d’appliquer les préceptes ordolibéraux à la lettre.
À partir des années 1980, un autre courant du libéralisme, celui de la deuxième école de Chicago, a commencé à critiquer la politique de la concurrence européenne pour son attachement à l’ordolibéralisme [10]. Des professeurs de droits comme Robert Bork ou Richard Posner défendent l’utilisation croissante de mécanismes d’analyses économiques. Ainsi, la politique de la concurrence doit-elle être, dans leur vision, minimaliste. Elle ne doit s’occuper que des restrictions les plus graves, par exemples certains cartels horizontaux de prix (c’est-à-dire entre producteurs d’un même bien comme le cartel pétrolier de l’OPEP), et se fonder sur une approche strictement économique (et pas politique ou juridique). Enfin, le seul objectif de cette politique doit être le bien-être du consommateur (« consumer welfare »). Les éléments politiques, voire moraux, présents dans l’ordolibéralisme, sont largement absents, tout comme la justification d’autorités publiques suffisamment fortes pour surveiller les marchés. Par la suite, d’autres économistes qui ne partagent pas forcément l’approche anti-étatique de la deuxième école Chicago ont également défendu l’usage des approches économiques, notamment de la théorie des jeux.
Tous ces éléments s’inscrivent en faux avec les caractéristiques de la politique de la concurrence européenne à cette époque. La deuxième Chicago School lui reproche ainsi d’être trop juridique, car elle condamne des ententes ou des abus de position de dominante pour des questions de forme, plus que d’impact économique (d’où sa concentration sur des ententes verticales mineures au détriment d’accords horizontaux souvent plus néfastes). L’innovation qui peut accroître le bien-être du consommateur n’est pas assez prise en compte. Elle considère également que Bruxelles se préoccupe trop de la protection des compétiteurs (particulièrement des PME contre les grandes entreprises) alors que seule compte la maximisation du bien-être des consommateurs. A partir des années 1980, de nombreux universitaires influencés par ces idées, comme la Britannique Valentine Korah, ont multiplié les attaques à l’encontre de la Commission européenne en suivant ces arguments. D’autres au contraire ont défendu l’approche plus traditionnelle, ainsi de l’ordolibéral allemand Hans-Joachim Mestmäcker. Cette rivalité s’est ensuite transportée dans le champ de l’histoire de la politique de la concurrence, avec des interprétations contrastées sur le rôle de l’ordolibéralisme dans les débuts de la CEE [11].
Cette bataille n’a pas été circonscrite au champ académique. Ces critiques ont été l’un des éléments qui ont poussée la Direction générale de la concurrence de la Commission à réformer ses outils juridiques et sa pratique dans les années 2000. L’expertise économique du service a été largement renforcée par la création d’un chef économique, et la prise en compte des méthodes mathématiques issues de l’école dite « Post-Chicago » qui intègre la théorie des jeux et celle des asymétries d’information [12]. Le système de « clémence » a été adopté en 1996 pour faciliter les dénonciations de cartels par les entreprises. Toutes ces réformes ne traduisent pas une stricte américanisation car la Commission a réagit autant à des exigences internes de mutations (réformer le système ancien du règlement 17/62, s’adapter à l’élargissement à 28 pays, répondre aux critiques de la Cour de Justice) qu’à la pression externe de la deuxième Chicago School. Un tel domaine ne pouvait rester ignoré par les gauches européennes, mais elles ont eu du mal à se positionner face à lui.
Les ambiguïtés des gauches européennes
La logique profonde des politiques néolibérales comme la politique de la concurrence est fortement contestée par les gauches européennes. D’une part, elles provoquent une aliénation de l’individu réduit à un consommateur mû seulement par la maximalisation de son intérêt économique, et en permanence occupé à comparer les prix. Elle limite le rôle des autorités publiques à un simple gardien des règles du marché, sans dimension volontariste dans la promotion d’objectifs politiques et sociaux. D’autre part, son efficacité économique n’est pas prouvée comme le prouve le succès de certaines stratégies mercantilistes des pays d’Asie orientale (Japon jusqu’aux années 1980 puis Chine). Dans ces pays, la politique de la concurrence, si elle existe, est plus au service de la promotion des industries nationales que de la promotion d’un idéal du marché de concurrence pure et parfaite.
Des débats féroces ont eu lieu, par exemple lors de l’interdiction de la fusion ATR / De Havilland déjà mentionnée, qui contredit les efforts des politiques industrielles nationales et européennes. Une source de friction croissante réside dans l’influence croissance de la politique de la concurrence européenne sur les acteurs économiques publics, et non plus seulement sur les seules entreprises privées. Ce mouvement s’est appuyé sur le strict encadrement des aides d’État depuis la fin des années 1980, qui a largement limité les tentations de soutien étatiques aux industries en difficulté lors de la crise économique actuelle. Enfin, la libéralisation de certains secteurs a conduit les anciens monopoles publics à des mutations douloureuses, comme en témoignent, en France, les évolutions des PTT (aujourd’hui la Banque Postale et Orange) ou d’Air France. Certes la politique de la concurrence n’est pas univoque. De nombreuses aides étatiques, fusions et ententes sont autorisés, tandis que la spécificité des « services économiques d’intérêt général » est maintenant reconnue. Même si le commissaire à la concurrence actuel est le socialiste Joaquin Almunia, cette politique porte toutefois la marque de l’Europe des marchés, plus que celle de l’Europe redistributive.
Pourtant de nombreux acteurs de gauche ont souhaité le développement de la politique de la concurrence, si elle ne remettait pas en cause les politiques industrielles, sociales et régionales nationales et européennes. Deux raisons les y poussaient. Tout d’abord, l’argument néolibéral du « bien-être du consommateur » trouvait son pendant dans la défense du pouvoir d’achat des citoyens, en particulier des classes populaires. Dans les années 1970, la politique de la concurrence est mobilisée pour contrôler une inflation qui semble hors de contrôle après le choc pétrolier. La confédération européenne des syndicats demande en 1977 un renforcement de la lutte contre la l’inflation par un renforcement concomitant des politiques de la concurrence et du contrôle des prix [13]. Il ne s’agit donc pas de démanteler l’appareil de contrôle de l’État mais au contraire de le renforcer. À la même époque en effet, le gouvernement français de Raymond Barre avait progressivement supprimé une grande partie du contrôle des prix, tout en renforçant la politique de la concurrence en parallèle. Mais le premier mouvement avait été plus rapide que le second, ce qui avait permis à certaines entreprises de multiplier les cartels. Les boulangers notamment avaient profité de la libération du prix du pain pour s’entendre sur les augmentations de prix, mais aussi pour persécuter les audacieux contrevenants qui osaient vendre la baguette à un franc, un prix inférieur à celui pratiqué ailleurs [14].
La deuxième motivation est la surveillance de la puissance économique par les autorités publiques. L’ambition de contrôler les multinationales est au cœur de l’enquête contre IBM lancée par le commissaire européenne Altiero Spinelli, un temps apparenté aux communistes. L’enquête débouche finalement sur un compromis avec le géant américain, alors que Bruxelles a dû résister à de fortes pressions des Américains. A l’échelle nationale, cette préoccupation se traduit par exemple dans le soutien du SPD au renforcement de la législation sur la concurrence. Dès le congrès de Bad Godesberg en 1959, le parti social-démocrate avait reconnu l’importance de la libre-concurrence, en particulier pour préserver les PME. Arrivé au pouvoir c’est lui qui complète la loi allemande sur la concurrence par le contrôle des concentrations en 1973. Aux États-Unis, depuis les années 1980, les présidences républicaines coïncident avec des politiques antitrust faibles, car pro-business, et les présidences démocrates sont marquées par des relances des grands procès antitrust.
En France, le socialiste Guy Mollet demanda un renforcement de la politique de la concurrence communautaire dès 1965 par opposition au libéralisme : « Le libéral se satisfait volontiers de la libération des échanges. Et les trusts ou les cartels ont vite fait de réorganiser en Europe leurs ententes hier nationales. Le socialiste s’oppose à cette conception. S’il accepte la libération des échanges, il entend qu’elle soit accompagnée de l’élaboration d’une politique commune, du contrôle des ententes et des cartels, de l’harmonisation des charges salariales, sociales et fiscales » [15]. Guy Mollet était le chef du gouvernement au moment de la négociation et de la conclusion du Traité de Rome. Dans cette vision, une politique de la concurrence forte devient l’un des leviers d’une Europe socialiste. Elle devrait s’insérer dans un ensemble constituée des politiques industrielles, sociales et régionales. Toutefois ces dernières, sans être absentes, sont moins développées à l’échelle européenne que la première, d’où les frustrations de la gauche française, face à une politique qui heurte la tradition colbertiste. Le contraste entre le discours volontariste de celui qui était alors le ministre de l’Industrie, Arnaud Montebourg, et la faiblesse des moyens financiers et juridiques à sa disposition s’explique aussi par ce décalage. Le ministre français a d’ailleurs demandé au commissaire Almunia au début 2014 un assouplissement de la surveillance communautaire des aides d’États [16]. Il reproche à la Commission européenne une application trop juridique et trop théorique des règles de concurrence, alors que « nos concurrents des continents asiatiques et américains ont organisé sur une échelle inégalée des aides d’État massives et incontrôlées ». On retrouve ici la tension entre les dimensions interne et externe de la construction européenne, et, plus précisément, entre la politique de la concurrence et la politique industrielle. La logique de la première prévaut dans l’UE, alors que, selon le ministre Montebourg, c’est la seconde qui impose ses priorités dans de nombreux pays hors de l’UE. Même si elle existe, la politique de la concurrence serait alors soumise à des priorités mercantilistes. Elle servirait ainsi moins à limiter les pratiques anti-concurrentielles des entreprises nationales, qu’à se protéger contre les entreprises extérieures. Par ailleurs, l’UE se singularise par son contrôle des aides d’État nationales, qui s’explique par sa structure partiellement fédérale, et n’a pas d’équivalent dans le monde. Plus généralement, se pose la question de l’application de la loi et des priorités entre les politiques publiques. Le même débat avait agité la CEE dans les années 1960, alors que des décideurs français et italiens, en particulier le commissaire français Robert Marjolin, un socialiste, tentaient de promouvoir une politique industrielle et une planification européenne, dans lesquelles la politique de la concurrence se serait insérée [17]. Ainsi cette dernière est considérée depuis longtemps comme un outil possible de contrôle de la puissance économique par de nombreux décideurs de gauche, mais ils n’ont pas réussi à imposer leur vision à l’échelle européenne.
Conclusion
La libéralisation commerciale à la source de la Communauté économique européenne puis de l’Union européenne a donc été complétée par une politique de la concurrence forte, qui s’est développée de manière complémentaire, mais aussi relativement indépendante. La création d’un marché commun par la suppression des tarifs douaniers n’impliquait pas forcément l’émergence d’un contrôle des fusions ou la libération des anciens monopoles publics. Ce nouveau domaine s’est développé progressivement en profitant d’idéologies diverses, ordolibérales, néolibérales au sens de la deuxième école de Chicago, et même parfois social-démocrates. Rien dans le Traité de Rome ne rendait cette évolution automatique. Plus généralement, la construction européenne reste une construction plurielle, traversées par des dynamiques différentes, tantôt néolibérales, tantôt plus néo-mercantilistes ou redistributives.
Aujourd’hui, la politique de la concurrence est un domaine d’intervention puissant pour la Commission européenne, qui reste toutefois confrontée au débat de long terme sur l’articulation avec les autres politiques publiques, dont la justification est plus sociale, industrielle ou stratégique. Cette question a longtemps été circonscrite à la dimension interne, lorsque le débat portait sur la surveillance des sidérurgistes allemands dans le cadre de la CECA. Elle a acquis ensuite une dimension externe de plus en plus évidente, en particulier depuis le cas IBM de 1984. Se pose aujourd’hui le problème de la réciprocité en matière de politique de la concurrence, alors que de nombreux pays émergents et émergés se sont dotés de lois en la matière, sans suivre l’exemple européenne, notamment en matière de contrôle des aides d’État. Au delà, l’enjeu reste aujourd’hui pour la Commission de légitimer cette politique publique aux yeux des citoyens, par un compromis autour de l’exigence d’un contrôle de la puissance économique et par une démonstration des avantages concrets apportés au consommateur.