Recherche

Recension Histoire

La patrie de l’égalité

À propos de : Sean Wilentz, The Politicians and the Egalitarians : The Hidden History of American Politics, W. W. Norton & Company


par Charles Lenoir , le 5 mars 2018


Quand beaucoup voient l’Amérique comme une terre de liberté, Sean Wilentz s’interroge sur la passion pour l’égalité états-unienne. Il pose ainsi un nouveau regard sur la vie politique du pays et sur la profonde opposition aux partis qui s’y rejoue périodiquement.

Le dernier livre de Sean Wilentz, professeur au département d’histoire de l’Université de Princeton, défend une thèse au premier abord iconoclaste. À l’heure où les partis états-uniens traditionnels suscitent une défiance profonde, l’auteur estime que les organisations partisanes ont constamment été au cœur des changements sociaux aux États-Unis. Il affirme que ces changements ont été alimentés par la quête constante de l’égalité, dynamique essentielle de l’action publique que les hommes politiques servent au mieux lorsqu’ils maîtrisent l’art du compromis et de la négociation partisane

La dynamique partisane et égalitaire dans le temps long

La première partie de l’ouvrage étudie sur le temps long les deux axes fondamentaux de la vie politique outre-Atlantique que sont la recherche de l’égalité et le rôle essentiel des partis. Dans un premier chapitre, Sean Wilentz montre que seuls ces derniers apparaissent comme les moteurs du changement (p. 28). Le jeu partisan a permis l’adoption des réformes fondamentales que sont le Square Deal de Theodore Roosevelt, le New Deal de son cousin Franklin Delano ou encore la Great Society de Lyndon B. Johnson. Cette démonstration permet à l’auteur de mieux souligner les limites d’un courant anti-partisan qui remonte à l’Indépendance. Ce rejet des partis remonte à George Washington, qui les considérait comme artificiels et illégitimes (p. 6). Il refait surface à plusieurs reprises au cours des deux derniers siècles. On le retrouve tant chez les confédérés que chez les Mugwumps, ces libéraux républicains déçus de la manière dont se reconstruit le pays après la guerre de Sécession, mais aussi dans l’aventure de la Bull Moose Campaign du dissident progressiste Theodore Roosevelt en 1912. Jimmy Carter et Barack Obama, par leur désir de conduire une politique post-partisane, ne font que traduire cette défiance latente à l’égard des partis. Or, selon l’auteur, la volonté du dépassement des clivages partisans s’est toujours traduite par un échec, à la fois électoral et politique.

Sean Wilentz affirme que l’ensemble des grands partis, à un moment ou à un autre de leur histoire, ont été animés par une solide tradition égalitaire, dont le deuxième chapitre retrace l’histoire. Au cours de la période révolutionnaire, culmine un égalitarisme nourri d’antimonarchisme et du rejet des privilèges. Cette tradition, protéiforme, combat deux types d’inégalités fondamentales : les inégalités raciales (mais aussi sexuelles) et les inégalités économiques. Les réponses à ces inégalités varient toutefois en fonction des périodes et des acteurs politiques qui les portent.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les Démocrates jacksoniens dénoncent les monopoles économiques, tandis que les Whigs voient plutôt la source des inégalités économiques dans les différences morales individuelles. Autrement dit, la pauvreté ne serait que le produit de mauvais choix personnels et du refus d’appliquer les vertus du travail, de l’économie et de la modération (p. 45). Néanmoins, ces différentes traditions égalitaires s’accordent sur un point hérité de la Révolution, qui fait de la valeur le produit du travail libre. Cette théorie plaide pour l’harmonie entre le travail et le capital et considère que le capitaliste est avant tout un travailleur (p. 44). Elle conduit ainsi à valoriser le capitalisme ou encore à dénoncer moralement l’esclavage.

À partir des années 1860-1870, un nouvel ordre économique émerge qui vient remettre en cause cette théorie de la valeur du travail. La thèse d’une économie autorégulatrice nourrit un discours économique conservateur, favorable au monde des affaires, qui s’attaque à toute démarche régulatrice. Après le New Deal et la « great compression », période de réduction des inégalités économiques (p. 59), ce discours reprend de la force dans le contexte de la crise économique des années 1970. De nouveaux écarts de richesses se creusent au sein de la société états-unienne, marquée par la « grande divergence » entre ses membres les plus aisés et les citoyens pauvres.

Des échecs comparables viennent rythmer le combat contre les inégalités raciales, ponctué par les lois de ségrégation, dites « Jim Crow » à la fin du XIXe siècle, ou encore la réaction conservatrice face à la lutte pour les droits civiques dans les années 1940 et 1950. La force de la tradition égalitaire états-unienne tient toutefois à sa capacité constante de réinvention, du Square Deal de Theodore Roosevelt contre les dérives de l’ordre capitaliste et la défense des classes moyennes, jusqu’au nouveau programme égalitaire de Barack Obama, réaction à la crise de 2008, en passant par la victoire finale des droits civiques dans les années 1960.

L’articulation entre la quête de l’égalité et la dynamique partisane permet à l’auteur d’offrir une analyse de la vie politique états-unienne récente. Il pointe ainsi les limites de la politique post-partisane de Barack Obama (envers laquelle il fut très critique) dans un contexte de très forte polarisation de partis politiques, où le clivage partisan ne s’est jamais aussi fortement superposé au clivage idéologique (p. 30). Il souligne de même que le combat pour l’égalité fait un retour en force depuis la crise de 2008. Cette thématique a, du côté des Démocrates en particulier, nourri le débat de la présidentielle états-unienne de 2016, à la veille de laquelle Sean Wilentz a publié son livre.

Des moments-clés revisités

La seconde partie de l’ouvrage illustre l’articulation entre la dynamique partisane et le combat égalitaire par l’étude de personnages et d’épisodes-clés de la vie politique états-unienne. Une nouvelle lumière est jetée sur des personnalités victimes d’une méconnaissance ou d’un jugement historique parfois trop sévère. Thomas Paine, le fameux auteur de Common Sense, apparaît ainsi comme une figure oubliée de l’égalitarisme, adepte d’une version plus radicale et plus démocratique de la Révolution états-unienne. John Quincy Adams, président dépressif et occulté de l’histoire par l’ombre d’Andrew Jackson, se rappelle à nous comme un des hérauts du combat antiesclavagiste à la fin de sa vie. John Brown, pourfendeur sanglant de l’esclavage, est vu comme un « agent positif du changement », l’échec de son raid désastreux contre l’arsenal fédéral de Harpers Ferry ayant ouvert la voie vers la Maison-Blanche à Abraham Lincoln. Les grandes grèves ouvrières de la fin du XIXe siècle, notamment la Homestead Strike de 1892, sont replacées dans la tradition égalitaire états-unienne, même si elles se brisent souvent sur les digues du nouvel ordre capitaliste, produit de l’alliance entre le monde industriel triomphant et le gouvernement national.

L’audace de l’auteur se trouve aussi dans sa manière de prendre position sur des questions qui continuent de crisper l’historiographie états-unienne. S’appuyant sur un balisage rigoureux de la littérature, il offre une lecture renouvelée de la vie politique de son pays grâce au rôle crucial joué par la démarche partisane ou la tradition égalitaire. Le propriétaire d’esclaves Thomas Jefferson est présenté comme un héritier des Lumières du XVIIIe siècle, jouant un rôle non négligeable dans le développement de la démocratie républicaine et la participation populaire à la vie politique, tandis qu’il affirme progressivement une pensée antiesclavagiste, surtout vers la fin de ses jours. Abraham Lincoln n’est qualifié ni de saint émancipateur, ni de raciste sournois, mais avant tout d’homme politique, jouant rigoureusement le jeu partisan tout en étant capable d’évoluer politiquement à mesure des profonds changements qu’il perçoit de la société états-unienne. Quant à Lyndon B. Johnson, le « bon » président de la Great Society et des droits civiques et le « mauvais » commandant en chef responsable de l’amplification de la désastreuse guerre du Vietnam, il se démarque surtout par une habileté politique certaine et une connaissance des arcanes du Congrès, qu’il utilise pour faire passer le programme politique le plus égalitaire que les États-Unis aient connu dans leur histoire récente. En chaque cas, il apparaît que les grandes réformes naissent de la convergence entre les forces de protestation, à l’image des groupes antiesclavagistes ou du mouvement pour les droits civiques, et les personnalités politiques, en particulier les réformateurs progressistes, plutôt que de la seule pression d’une poignée de radicaux ou de mouvements sociaux agissant de manière autonome.

Des pistes historiographiques à creuser ?

La force de la démonstration de Sean Wilentz ne doit toutefois pas empêcher d’en souligner certaines limites. On pourrait reprocher à l’auteur de n’avoir qu’une vision incomplète de l’histoire états-unienne et de laisser de côté des pans importants de la vie politique du pays, comme la Reconstruction, le New Deal ou la lutte pour les droits civiques de l’après-guerre, souvent évoqués sans être traités pour eux-mêmes, malgré leur importance dans le combat égalitaire. Le choix de certains personnages au détriment d’autres soulève aussi quelques questions : pourquoi W. E. B. Du Bois plutôt que Martin Luther King ? Pourquoi John Quincy Adams plutôt qu’Andrew Jackson ? Pourquoi Lyndon B. Johnson plutôt que Franklin Delano Roosevelt ? Bien évidemment conscient de la difficulté qu’il y a à parcourir deux siècles d’histoire nationale en quelques centaines de pages, l’auteur désamorce dès l’introduction cette objection en reconnaissant volontiers que son ouvrage représente une esquisse, qui se contente de lancer des « pistes » pour une nouvelle compréhension de l’histoire politique états-unienne (p. xvii).

The Politicians and the Egalitarians pourrait de même sembler écrire l’histoire par le haut, puisqu’il minimise l’impact de certains mouvements sociaux dans la recomposition politique et le processus réformiste. Lorsqu’il mentionne l’échec relatif des mouvements agrariens et ouvriers au tournant du XXe siècle (p. 57), l’auteur sous-estime le rôle de ce mouvement à la fois dans l’émergence d’un État régulateur, mais aussi dans la transformation des forces politiques établies. Le parti démocrate, au premier chef, fusionne progressivement avec le parti populiste et différents courants agrariens, assurant la domination de la figure de William J. Bryan pendant plus de 15 ans [1]. C’est d’ailleurs ce même parti qui revient enfin au pouvoir sous la présidence de Wilson en 1912. L’échec politique ou électoral des mouvements qui émergent en dehors des partis traditionnels ne doit pas pour autant jeter le doute sur leur capacité à recomposer le champ politique ou à bouleverser le rapport de force établi, à l’image des partis antiesclavagistes antebellum ou encore des Indépendants ségrégationnistes autour de George Wallace lors de la présidentielle de 1968.

Enfin, on pourrait s’interroger sur le contenu des différentes traditions égalitaires états-uniennes, sur ce qui les rapproche ou les éloigne d’autres traditions comparables dans les pays européens, par exemple, qui ont aussi connu un processus de démocratisation politique et les transformations économiques et sociales liées à l’industrialisation. Il est même étonnant de constater que le rapport des partis à l’idéologie, pourtant essentiel dans les configurations et les transformations partisanes, ne soit jamais véritablement traité [2]. Certes, les enjeux idéologiques n’étaient pas le propos de l’auteur, mais traiter à la fois de la question de l’égalité et de la structuration partisane aurait dû immanquablement amener à une réflexion sur les idées politiques.

Au moyen d’un style souple, agréable et de traits d’humour bien placés, Sean Wilentz nous offre une vue historique inédite sur la vie politique de son pays. Néanmoins, son ouvrage donne aussi matière à réflexion face à une actualité états-unienne chamboulée par la politique économique et sociale profondément inégalitaire de Donald Trump. La thèse centrale de l’auteur pourrait en effet paraître décalée, en regard des résultats de l’élection présidentielle de 2016. Il faut cependant garder à l’esprit que l’arrivée au pouvoir de l’actuel locataire de la Maison-Blanche résulte avant tout du rejet du fonctionnement partisan classique. Dès lors, ce livre doit être conçu comme une invitation à explorer avec un regard neuf d’autres pans de l’histoire états-unienne.

Recensé : Sean Wilentz, The Politicians and the Egalitarians : The Hidden History of American Politics, W. W. Norton & Company, 2016, 384 p.

par Charles Lenoir, le 5 mars 2018

Pour citer cet article :

Charles Lenoir, « La patrie de l’égalité », La Vie des idées , 5 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-patrie-de-l-egalite

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Elisabeth Sanders, Roots of Reform : Farmers, Workers, and the American State, Chigaco, The University of Chicago Press, 1999.

[2John Gerring, Party ideologies in America, 1828-1996, New York, Cambridge University Press, 1998  ; Hans Noel, Political ideologies and political parties in America, New York, Cambridge University Press, 2013.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet