Stéphanie Tawa Lama-Rewal ouvre son étude des usages de la participation en Inde par la mise en regard des conceptions que s’en font les intellectuel·les critiques en France et en Inde. Alors qu’ici, elle est principalement vue comme une solution possible aux crises et aux limites de la démocratie représentative, elle est, là-bas, essentiellement considérée comme un instrument antidémocratique aux mains des classes supérieures pour court-circuiter la représentation politique des pauvres et des minorités, aidées en cela par les injonctions néolibérales à la « bonne gouvernance » des institutions internationales. En Inde, l’approfondissement de la démocratie est en effet presque unanimement assigné à l’amélioration de la représentation électorale. Neera Chandhoke, Niraja Gopal Jayal ou, plus connu en France, Partha Chatterjee [1] identifient la participation et plus largement les valeurs et activités de la « société civile organisée » (associations et ONG, opposés aux « mouvements sociaux », aux partis et aux syndicats) aux groupes sociaux privilégiés. Ceux-ci verraient là un canal alternatif d’accès à l’État, débarrassé des médiations représentatives dont le double défaut serait d’être corrompues et de faire une place à la majorité quantitative, soit les pauvres. Rappelons en effet qu’en Inde, depuis les années 1990, les dominants votent moins que les dominés à presque toutes les élections – à l’exception notable de celles de 2014 qui ont porté au pouvoir le BJP néofasciste [2]. C’est notamment que les premiers ont acquis, avec la libéralisation économique et la décentralisation, d’autres accès aux ressources publiques, à l’inverse des seconds, entièrement dépendants du jeu électoral.
Ce contraste entre les problématisations indiennes et françaises, développé dans le premier chapitre, permet ainsi à l’autrice d’interroger les associations routinières entre participation et démocratie (en France) ou néolibéralisme (en Inde) et de déconstruire les expressions de « démocratie participative » vs « démocratie représentative ». C’est que rien ne présage a priori, dans la mise en œuvre de dispositifs représentatifs – c’est connu – mais aussi participatifs – y compris « ascendants » ou pleinement appropriés par les citoyen·nes participant –, de leurs effets de démocratisation. Il faut distinguer les termes de participation, de représentation et de démocratie pour pouvoir étudier leurs articulations comme leurs antinomies éventuelles.
Une participation engluée dans le mythe du « village »
Ces critiques indiennes de la participation s’éclairent de l’histoire politique de l’Inde indépendante et de son serpent de mer, une « décentralisation » régulièrement présentée comme nécessaire pour améliorer l’efficacité de l’action publique et néanmoins contournée en pratique. Des trois chapitres qui y sont consacrés, on peut retenir d’abord le moment fondateur du débat entre Gandhi et Ambedkar au sujet de la Constitution. Gandhi est favorable à la constitutionnalisation des panchayats (conseils de village) du fait de son idéalisation conservatrice (mais anticoloniale) de la communauté villageoise précoloniale comme unité « à taille humaine », économiquement autonome et autorégulée par consensus. Ambedkar voit à l’inverse dans la société villageoise un espace hiérarchisé par la caste synonyme d’oppression et d’injustice. Finalement, les panchayats sont inscrits dans la Constitution, mais au titre de référent secondaire. Ils sont remobilisés dans les années 1960 puis à nouveau après la césure de l’état d’urgence (1975-77). Il s’agit, avec cette participation toujours conçue comme « descendante », de passer par-dessus les élu·es pour mettre en contact direct bureaucrates et citoyen·nes : mieux impliquer les cibles de l’action publique dans sa mise œuvre permettrait de la rendre plus efficace, tant la compétition partisane est perçue comme un facteur de corruption et de conflit néfaste à l’harmonie sociale des villages et à l’application « neutre » ou « technique » des programmes d’aide sociale. Mais, si la dernière séquence contribue à faire de la décentralisation « participative » un horizon consensuel, les recommandations du gouvernement aux États fédérés restent à nouveau largement lettre morte. C’est que, outre le peu de moyens mis à disposition, les élu·es voient d’un mauvais œil des dispositifs qui sont explicitement destinés à les contourner.
La donne ne change réellement qu’avec les réformes du tournant des années 1990 en termes de libéralisation économique et de décentralisation – les deux piliers des ajustements structurels exigés par le FMI. Les 73e et 74e amendements de la Constitution, adoptés en 1992, instituent un troisième niveau électoral : des gouvernements locaux élus, disposant de quotas pour les castes et tribus répertoriées et pour les femmes, sont créés à l’échelle des villages et des quartiers urbains et à celle des districts (avec parfois un échelon intermédiaire au niveau des tehsils [3]). En parallèle, une forme minimale, mais systématique de participation est introduite avec l’instauration de conseils consultatifs à l’échelle des villages et des quartiers, possiblement dotés par les nouveaux gouvernements locaux d’un rôle délibératif. Stéphanie Tawa Lama-Rewal montre ainsi comment la participation s’est finalement imposée comme une norme intégrée aux impératifs parfois conjoints de décentralisation et de « bonne gouvernance » néolibérale. Si les dispositifs mis en place sont peu pérennes et peu effectifs, ils se multiplient et leur légitimité s’est normalisée, donnant lieu à un « processus cumulatif par lequel chaque nouveau dispositif s’appuie sur ceux qui l’ont précédé, que ce soit pour s’en distinguer ou s’en inspirer » (p. 178).
Trois types de dispositifs participatifs
L’enquête permet ensuite de dégager de cette diversité trois formes de dispositifs qui associent des objectifs et des définitions de la citoyenneté différents. L’assemblée (comités de quartier, ward committees, étudiés dans le chapitre 5, et assemblées de quartier, mohalla sabhas, étudiées dans le chapitre 8) réunit des citoyen·nes devant qui les autorités électives et administratives d’une circonscription locale présentent leur action, sollicitent des suggestions et rendent des comptes. L’effet de démocratisation est d’autant plus fragile qu’il repose sur une représentation certes nouvelle, mais floue et peu contraignante des citoyen·nes comme électeur·rices venant « contrôler » l’action de leurs gouvernant·es locaux·les.
L’atelier organise quant à lui des petits groupes de participant·es invité·es par les autorités à élaborer collectivement une solution à un problème local qu’elles leur soumettent afin d’aboutir à une résolution consensuelle. L’objectif ici est moins de démocratisation que de bonne gouvernance : les citoyen·nes sont conçu·es comme des résident·es utiles car connaissant bien leur quartier et dont la coopération est nécessaire à l’action publique. La riche étude empirique du programme Bhagidari (chapitre 6), lancé en 2004 à New Delhi pour associer des associations de résident·es à la mise en œuvre de programmes d’action publique à l’échelle d’une rue ou d’un quartier, conduit certes à confirmer largement les critiques : « On peut se demander s’il ne s’agit pas en réalité du versant politique de la "révolte des élites" que constituent les réformes économiques » [4] (p. 125). Mais elle permet aussi de les nuancer sur trois points. D’une part, le poids accordé aux associations de résident·es, composées de classes moyennes et supérieures, a eu pour effet secondaire de remobiliser ces groupes sociaux dans le jeu électoral. D’autre part, la multiplication et l’institutionnalisation des associations et des ateliers participatifs ont débouché sur des actions collectives qui les débordent et parfois les réinscrivent dans le mouvement social – avec par exemple des mobilisations réussies au sujet de la distribution d’électricité (2002), de la régulation des opérateurs du câble (2003) ou de la taxe foncière (2004) suivies par la participation au mouvement pour le droit à l’eau lancé en 2005. Élément encore moins visible dans le débat public, si l’extension en 2008 du programme aux « lotissements non-autorisés » [5] n’est restée qu’une promesse électorale, elle y a néanmoins suscité la multiplication des associations de résident·es moins élitaires, appropriées comme des canaux complémentaires à la voie électorale par des participant·es qui, ici, sont aussi souvent actifs dans les partis politiques ou les mouvements de défense des droits des pauvres et des minorités.
La troisième forme de participation mise au jour est quant à elle spécifique à l’Inde. Le tribunal populaire – essentiellement incarné par l’audience publique, ou jan sunwai, mais dont le succès a suscité de multiples variantes – emprunte à la théâtralité judiciaire pour inviter des citoyen·nes à témoigner en public de l’incurie des administrations locales placées en position d’accusées, face à un jury composé d’expert·es choisi·es par les meneur·ses d’une mobilisation citoyenne, militante ou même électorale (chapitre 7). Les citoyen·nes sont ici des ayants droit d’un État-providence défaillant, victimes exprimant leur expérience qui ne sont ni à l’initiative du dispositif ni sollicitées comme porteur·ses éventuelles de solutions – conflictuellement définies par des expert·es face aux autorités locales. Stéphanie Tawa Lama-Rewal insiste néanmoins sur le potentiel démocratique de cette forme de participation dans un contexte de forte distance entre la bureaucratie et les populations marginalisées et de très faible application des textes législatifs – il est courant de remarquer par exemple que le corpus constitutionnel et légal indien est l’un des plus démocratiques au monde, quand la société indienne est l’une des plus inégalitaires et oppressives. L’audience publique produit en effet une prise de conscience à la fois des gouverné·es sur leurs droits et des gouvernant·es sur leurs responsabilités – à condition que l’usage ne se routinise pas dans une théâtralisation neutralisante des conflits, mais s’inscrive plutôt dans des mobilisations qui lui donnent sens et force.
Ancrer la participation pour en libérer le potentiel démocratique
En conclusion, Stéphanie Tawa Lama-Rewal souligne la « grande ambiguïté politique » des usages indiens de la participation, qui révèlent « une relation problématique à la démocratie » (p. 179). C’est que la plupart des partisans de la participation, y compris « ascendante », s’avèrent indifférent·es, voire hostile pour certain·es, aux idéaux d’inclusion et de pluralisme comme à l’institution électorale. Les plus fortes mobilisations pour la participation s’inscrivent d’ailleurs essentiellement dans la lutte contre la corruption des partis politiques, avec pour effets une délégitimation du principal accès, bon an mal an, des pauvres aux ressources publiques et une valorisation paradoxale du rôle des fonctionnaires contre les élu·es. C’est en particulier la leçon tirée des expériences participatives menées par l’AAP, nouveau parti qui a accédé au pouvoir à Delhi en 2013 puis 2015 et suscité de nombreux espoirs – au passage, le chapitre qui y est dédié constitue à ma connaissance la première étude conséquente sur ce parti.
Il ne reste pas moins que les pratiques participatives, « parce qu’elles sont multiples, innovantes et susceptibles d’appropriations diverses, rendent possibles un approfondissement, une démocratisation de la démocratie. En Inde comme ailleurs, la démocratie participative ne renforce la démocratie qu’en tant qu’elle l’ouvre, à travers des procédures nouvelles, à des publics, des idées et des actions qui ne sont pas (entièrement) prédéterminés » (p. 183). Autrement dit, le lien entre participation et démocratie n’est pas plus évident que celui entre représentation électorale et démocratie : c’est la manière dont les procédures sont saisies dans la conflictualité sociale et appropriées par les institutions gouvernantes, les mouvements sociaux, les organisations politiques et plus encore les citoyen·nes qui détermine leurs effets.
Stéphanie Tawa Lama-Rewal, Les avatars de la participation en Inde. Formes et ambiguïtés de la démocratie participative, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018, 201 p.