Recherche

Essai International

La maman d’Obama


par Gloria Origgi , le 20 janvier 2009


Download article: PDF
|

« C’est une femme qui a gagné les élections américaines » : Gloria Origgi retrace la vie et la carrière anticonformistes de la mère du nouveau président des États-Unis. Contrairement à ce qui a été avancé durant la campagne, c’est bien cette femme libre et indépendante qui a formé le jeune Barack Obama, le préparant au monde multiculturel et globalisé dont sa courte vie anticipa l’avènement.

C’est une femme qui a gagné les élections américaines : Stanley Ann Dunham, née en 1942 et emportée par un cancer en 1995, à 53 ans à peine, avant de voir s’accomplir son rêve visionnaire, l’élection de son fils Barack Hussein Obama comme 44e président des États-Unis. Son prénom masculin lui avait été imposé par son père, Stanley Dunham, qui aurait préféré avoir un garçon. Fille unique de Stanley et de sa femme Madelyn Payne, Stanley Ann fut une jeune fille anticonformiste et une mère solitaire, convaincue de pouvoir élever ses enfants en les préparant à un monde nouveau, globalisé et multiculturel. Un monde radicalement différent de son quotidien de petite fille de classe moyenne dans une anonyme petite ville du Kansas. Barack – Barry comme elle l’appelait – est sa créature, le fruit d’une éducation patiente, attentive et aimante, à laquelle elle consacra toute sa vie, tant elle voyait dans ses deux enfants métis l’image d’un avenir proche et meilleur, qui réconcilierait dans le mélange des sangs les fausses oppositions, les odieux sentiments d’appartenance, les unreal loyalties – comme les appelait Virginia Woolf – qui nous rassurent tant dans notre quête désespérée d’identité sociale.

Au moment de sa naissance, le 4 août 1961, son fils Barack était encore considéré dans la moitié des États américains comme le produit criminel d’une miscegenation, d’un croisement de races : un hybride biologique honteux auquel on ne reconnaissait pas la possibilité d’exister, et dont les auteurs étaient punis par la prison. Ce terme, aujourd’hui imprononçable, avait été forgé aux États-Unis en 1863, avec une fausse étymologie latine associant miscere et genus, pour indiquer la différence supposée génétique entre Blancs et Noirs. La question de la miscegenation devint cruciale à l’époque de la guerre civile américaine, et de l’abolition de l’esclavage qui s’ensuivit. Passe encore accorder des droits civiques aux non Blancs, mais autoriser des relations intimes entre Blancs et Noirs était une autre histoire… Le terme apparaît pour la première fois dans le titre d’un pamphlet publié à New York, Miscegenation : The Theory of Blending of the Races, Applied to the American White Man and Negro. L’auteur, anonyme, y révèle que le projet du parti républicain, qui s’était prononcé en faveur de l’abolition de l’esclavage, était d’encourager au maximum le mélange entre Blancs et Noirs, afin que les différences raciales s’atténuent peu à peu, jusqu’à disparaître complètement. On ne tarda pas à découvrir qu’il s’agissait d’un faux, fabriqué de toutes pièces par les Démocrates pour faire dresser les cheveux sur la tête des citoyens américains face à l’intolérable projet républicain d’un métissage souhaitable. Le délit de miscegenation fut définitivement aboli en 1967 lorsque la Cour Suprême américaine déclara les lois anti-miscegenation anticonstitutionnelles, à l’issue du célèbre cas judiciaire Loving vs. Virginia. Un couple mixte marié avait été condamné à un an de prison et à quitter l’État de Virginie, uniquement parce que mari et femme avaient été trouvés dans le même lit : le certificat de mariage suspendu au-dessus du lit fut considéré comme non valide par les policiers, qui avaient forcé la porte d’entrée et, armés de fusils, avaient frappé et humilié les jeunes mariés, car il avait été établi dans un autre État, qui ne condamnait pas la miscegenation. Les faits eurent lieu en 1959 et le couple dut attendre huit ans pour voir reconnue son innocence, ainsi que l’indécence morale de ce qu’il avait subi.

Il faut essayer d’imaginer cette Amérique-là pour comprendre le courage de Stanley Ann, qui épousa à dix-huit ans, enceinte de quatre mois, le jeune et brillant étudiant kenyan Barack Obama senior, premier Africain admis à l’Université de Hawaï. Il avait 25 ans et était arrivé à Hawaï en 1959, grâce à une bourse du gouvernement kenyan partiellement financée par les États-Unis, destinée à aider les étudiants africains les plus doués à se former dans les universités américaines, pour rentrer ensuite dans leur pays et constituer une élite compétente et moderne. Barack senior avait grandi sur les rives du lac Victoria, dans une famille de la tribu Luo. Il avait passé son enfance à s’occuper du bétail de son père, l’un des chefs de la tribu, en fréquentant l’école du village. Une première bourse lui avait permis de s’inscrire au lycée de Nairobi. Il était venu étudier l’économie à Hawaï, et obtint son diplôme en trois ans avec les meilleures notes de sa classe. Il rencontra Stanley Ann à un cours de russe, qu’elle suivait probablement parce que ce pays si différent des États-Unis l’attirait et la faisait rêver à l’accomplissement de ses rêves de jeune athée marxiste depuis les lointaines îles Hawaï.

Stanley Ann était une jeune fille timide, studieuse et rêveuse. Elle était née à Fort Leavenworth, dans le Kansas, où son père faisait son service militaire. Ses parents, tous les deux originaires du Kansas, s’étaient rencontrés en 1940 à Wichita, la ville la plus importante du Kansas. Sa mère appartenait à une famille respectable : des gens qui n’avaient jamais perdu leur travail, même pendant la grande dépression, et qui vivaient très correctement grâce à une concession à une compagnie pétrolière sur leurs terres. Son père venait d’une famille plus compliquée, aux revenus modestes : élevé par ses grands-parents, il avait été un adolescent particulièrement rebelle et renfermé, notamment après le suicide de sa mère. Ce caractère difficile lui resta à jamais ; il se montra sarcastique et sévère avec Stanley Ann. Sa fille commença très tôt à se détacher de lui et à manifester une véritable intolérance pour ses manières fortes et frustes, son excessive simplicité intellectuelle et le style obtus et masculin avec lequel il conduisait les affaires familiales.

L’enfance de Stanley Ann fut ponctuée de nombreux déménagements : ses parents quittèrent le Kansas pour la Californie, puis revinrent dans le Kansas avant d’habiter différentes villes du Texas, puis Seattle durant l’adolescence de leur fille, et enfin Honolulu, où ils décidèrent de s’établir. Son père s’était lancé dans des affaires variées, alternant succès et échecs ; il se consacra finalement au commerce de meubles à Hawaï. Sa mère, qui avait toujours travaillé dans la banque, devint directrice d’une agence à Honolulu. Le couple n’avait pas grand intérêt pour la religion, même si le père essaya de convaincre sa femme Madeleine, dite Toot, de se convertir à la Congrégation Unitaire Universaliste – un groupe religieux qui mêlait les écritures de cinq religions – en s’appuyant sur un argument financier : « cela revient à avoir cinq religions pour le prix d’une ! » Mais sa femme l’en dissuada, rétorquant que la religion n’était pas un supermarché. Les nombreux déménagements avaient fait des parents de Stanley Ann un couple américain typique d’ordinary outsiders, de gens ordinaires qui se déplacent pour des raisons financières, se sentant profondément américains dans leurs valeurs mais n’ayant de racines nulle part. Le couple était néanmoins tolérant : le père se considérait bohême parce qu’il écoutait du jazz, écrivait des poèmes le dimanche et ne craignait pas de compter plusieurs Juifs parmi ses amis intimes. La question raciale n’existait pas pour eux. La vie des Noirs et des Blancs était tellement séparée dans les villes où ils habitèrent durant leurs pérégrinations, que pour la plupart des Américains de leur génération le problème ne se posait même pas.

Stanley Ann grandissait solitaire, passait des après-midi entiers à lire des livres empruntés à la bibliothèque du quartier. Elle aimait les langues étrangères, les romans européens et le Manifeste de Karl Marx. À douze ans, elle vécut son premier traumatisme lié à l’intolérance sociale. Arrivée dans une petite ville du Texas, Stanley Ann devint l’amie d’une petite fille noire qui habitait dans le voisinage. Ses parents n’avaient rien à y objecter, mais ses camarades de classe commencèrent à se moquer d’elle. La dérision se fit de plus en plus forte, jusqu’à se transformer en véritable exclusion. Toot, la grand-mère d’Obama, se souvient d’un jour où elle trouva les deux petites filles couchées dans le jardin, regardant le ciel en silence, tandis que depuis les grilles qui entouraient le terrain, leurs camarades d’école et les enfants du quartier hurlaient des injures et des insultes. « Nigger lover  » criaient-ils à Stanley Ann, insinuant que leur amitié avait une connotation sexuelle, seule raison pouvant justifier une attraction pour ce qui est différent. Comme si le contact avec le Noir, pour le puritanisme wasp de l’Amérique des années cinquante, ne pouvait représenter rien d’autre qu’un phantasme sexuel, une altérité sauvage et un désir refoulé.

Ce Texas violent, intolérant et conformiste ne plaisait pas non plus aux parents de Stanley Ann, qui décidèrent de partir pour Seattle, nouvelle frontière économique à l’extrême Ouest des États-Unis. La ville était plus ouverte et plus accueillante, Stanley Ann y fit tout son lycée. Marine Box, sa meilleure amie de l’époque, garde d’elle l’image d’une élève brillante, non seulement dans ses résultats scolaires, mais par sa capacité à réfléchir seule, à ne pas se plier aux clichés et au conformisme culturel de son pays. Elle se disait par exemple athée, scandalisant ses camarades de classe.

Quand ses parents déménagèrent à Hawaï, Stanley Ann s’inscrivit à l’Université d’Honolulu. Malgré la dureté de son père, ses parents ne s’opposèrent pas à sa relation avec Barack Obama senior. Au contraire, ils l’invitèrent immédiatement à dîner, pensant que le jeune homme se sentait seul, si loin de chez lui. Les gaffes furent évidemment nombreuses, tant ils avaient peu l’habitude de fréquenter des Noirs : le père lui demanda s’il savait chanter et danser, et la mère lui dit qu’il ressemblait de façon frappante à Harry Belafonte. Mais Barack senior ne se laissa pas intimider pour autant. Un soir, durant une fête, il se mit à chanter devant tout le monde, et bien que sa voix ne fût pas particulièrement belle, son assurance et son charisme firent effet sur tous les présents. C’est un homme fier de ses origines africaines, fils de chef, qui n’a jamais subi les humiliations des Noirs américains. Il ne sent pas encore le poids de la couleur de sa peau dans cette Amérique violente, ségrégationniste, mais naïve sur les questions raciales, pour n’avoir pas encore été confrontée aux Black Panthers et aux mouvements de révolte et de construction de l’identité afro-américaine.

Juste après la naissance d’Obama Hussein, son père est sélectionné par les meilleures universités américaines et décide de poursuivre ses études à Harvard. Stanley Ann n’a pas envie de le suivre dans le Massachusetts : elle est heureuse d’avoir un bébé, pleinement heureuse, mais ne se voit pas mener la vie d’une épouse d’homme politique kenyan. Elle sait que le destin de son mari est tracé, qu’il devra rentrer au Kenya car sa réussite aux États-Unis est un exemple pour toute une nation ; c’est précisément pour cela qu’on l’a envoyé faire ses études en Amérique. Ils décident de se séparer en toute amitié, Barack senior vient d’une culture polygame et sait bien que sa vie de mari et de père ne s’arrête pas là. Stanley Ann est suffisamment sûre d’elle-même et heureuse d’avoir un enfant métis pour retourner à Honolulu sans complexes, et y reprendre ses études. Elle décroche une maîtrise en mathématiques et un master en anthropologie en 1967. La même année, elle rencontre un autre étudiant étranger, Lolo Soetoro, un Indonésien petit, brun et gentil, qui commence à fréquenter la maison des Dunham. Toot, la mère de Stanley Ann, joue aux échecs avec lui tous les soirs, et se moque de lui car « Lolo » en hawaïen signifie « fou ». Mais ce garçon n’a rien de fou : il est d’une courtoisie extrême, affectueux avec le petit Barry et décidément très amoureux de la jeune femme extravagante et aventureuse qu’est Stanley Ann. Il lui propose de l’épouser, et de partir avec lui à Djakarta. Stanley Ann accepte et part avec son fils pour l’Indonésie à la fin de l’année 1967, au moment de l’irrésistible ascension au pouvoir de Suharto, des purges anti-communistes et du déclin du président Sukarno, fondateur de l’État, désormais âgé.

Stanley Ann trouve du travail à l’ambassade américaine, où elle emmène souvent son fils qui passe ses journées à la bibliothèque de l’ambassade à lire le magazine Life. Elle lui parle de politique, de géographie, de relations internationales. Lolo raconte à Barry les mythes indonésiens, le grand Hanuman, dieu singe et guerrier invincible dans sa lutte contre les démons. L’athéisme communiste du gouvernement Sukarno est vite remplacé, sous Suharto, par une vague religieuse. On étudie la religion musulmane à l’école : l’Indonésie est le plus grand pays converti à l’Islam. Barry est soumis à toutes ces influences, toutes ces cultures. Il n’a pas de problèmes d’appartenance raciale : il n’a pas de race, il est un citoyen du monde, curieux comme sa mère, intéressé par la différence, sûr de lui et entièrement à son aise dans la normalité quotidienne qu’est pour lui le clan multiethnique de sa famille recomposée. En 1970 naît sa sœur, Maya Kassandra Soetoro. Barry va à l’école, mais le réveil sonne pour lui à trois heures du matin, quand sa mère entre dans sa chambre sur les notes de Mahalia Jackson, lui lit la biographie de Malcolm X, lui fait écouter les discours du révérend Martin Luther King. Elle lui inculque de cette façon un sentiment d’appartenance à la culture afro-américaine, qui est en train de prendre pied aux États-Unis, d’y trouver une expression politique, une identité communautaire et un langage propres.

Barry doit savoir tout être à la fois, américain, noir, blanc, cosmopolite, parce que c’est son avenir, le rêve hasardeux et visionnaire de sa mère. Quand son mariage avec Lolo commence à vaciller, Barry est envoyé pendant un an chez ses grands-parents à Hawaï. Stanley Ann quitte Lolo car il désire avoir d’autres enfants. Peu après, Stanley Ann et Maya reviennent à Honolulu, et le clan se recompose, cette fois sans maris, mais avec les deux enfants et les grands-parents Dunham. Les parents de Stanley Ann se consacrent avec amour au petit Barry, mais contrairement à ce qu’on a pu lire dans les journaux, ce ne sont pas eux qui l’élèvent. C’est sa mère qui veille sur son éducation, elle qui, une fois de retour à Hawaï, reprend ses études pour décrocher un doctorat en anthropologie à cinquante ans, en 1992. Elle choisit comme objet de recherche la société rurale indonésienne, ce qui lui donne l’occasion de retourner fréquemment en Indonésie pour que sa fille Maya puisse voir son père, avec lequel elle a conservé des rapports amicaux. En 1977, elle décide d’y séjourner plus longuement, toujours pour ses recherches. Elle part seule avec Maya, Barry préfère terminer sa scolarité aux États-Unis.

La carrière de Stanley Ann, pendant ce temps, prend une tournure nouvelle : elle s’occupe de développement rural, de programmes de micro-crédit destinés aux femmes indonésiennes pour le compte de différentes agences et banques internationales. Sa vie, son expérience de femme et de mère de deux enfants multiethniques deviennent le terreau de sa croissance intellectuelle. Elles lui ont fait comprendre des choses qu’elle n’aurait pas vues autrement sur les différences sociales et culturelles, sur la condition féminine, sur les minorités ethniques. Son autobiographie est son terrain d’expérimentation, elle est à la fois observatrice et protagoniste d’un monde qui se transforme et se globalise. Mais son enthousiasme et sa carrière seront bientôt stoppés net par un cancer des ovaires, qui l’emporte à cinquante-trois ans, en 1995.

Il faut se demander ce qu’il y a de cette femme indépendante, courageuse et pleine d’une autorité naturelle dans l’obamanie qui s’est emparée du monde entier durant les élections américaines. La nouveauté que représente Obama réside peut-être moins dans sa peau noire que dans sa capacité profonde à comprendre et à concilier les contraires, que seul peut avoir un homme qui a accepté le modèle et l’autorité d’une femme. Obama est issu d’une génération nouvelle parce qu’il est le fils d’une femme intellectuellement compétente, parce qu’il peut prendre pour modèle sa mère et non son père, parce qu’il est imprégné de valeurs féminines de tolérance et de communion. Obama est le produit de cette femme, il est sa plus grande réussite. Certes, durant la campagne électorale, il valait mieux laisser le souvenir de Stanley Ann à l’écart des feux de la rampe, et raconter l’histoire du petit garçon noir élevé par ses grands-parents dans le Kansas. Mais à présent qu’Obama est président, le moment est enfin venu de rendre hommage à celle qui a inventé ce fils parfait, à celle qui en a pris soin et l’a élevé pour en faire l’icône du monde qui viendra, et qu’elle ne verra pas.

Traduit de l’italien par Florence Plouchart-Cohn.

par Gloria Origgi, le 20 janvier 2009

Aller plus loin

 Version originale sur Micromega et sur le blog de Gloria Origgi.

Sur la Vie des Idées :

 Barack Obama : de l’Afrique en Amérique, par Sylvie Laurent [18-04-2008]

Sources :

 B. Obama, Dreams from my Father, Random House, NY, 1995/2004.

 sur la miscegenation :

David Goodman Croly, Miscegenation. The theory of the blending of the races applied to the white man and negro, New York, Dexter, Hamilton & Co, 1964.

 Une histoire récente de la miscegenation :

P. Pascoe (2008) What comes naturally : miscegenation laws and the making of races in America, Oxford University Press.

 Sur l’histoire de la guerre civile :

J. M. McPherson (2002) Crossroads of Freedom, Oxford University Press.

 Le magazine de l’université de Hawaï avec un article et des photos

intéressantes de Stanley Ann.

Pour citer cet article :

Gloria Origgi, « La maman d’Obama », La Vie des idées , 20 janvier 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-maman-d-Obama

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet