Explorant les liens entre l’économie et la famille à travers la compensation monétaire versée pour la mort d’un enfant ou un jugement de pension alimentaire, les travaux de Viviana Zelizer montrent comment la famille a été sacralisée depuis la fin du XIXe siècle pour être désormais considérée à l’abri de tout enjeu économique.
Il peut paraître étrange de parler de Viviana Zelizer, classée selon les digests comme une des figures importantes de la sociologie économique américaine, dans un dossier sur la famille. Pourtant, Viviana Zelizer pourrait tout autant être considérée comme une sociologue, voire une historienne de la famille, que comme une sociologue de l’économie tant ses travaux montrent l’imbrication et l’importance des questions économiques dans la famille. En réalité, l’étrangeté ne réside pas tant dans le rapprochement entre économie et famille que dans la surprise que ce rapprochement provoque : pendant des siècles, la famille était considérée comme une unité économique, sans que cela ne choque personne. Les mariages étaient des contrats, les enfants étaient des soutiens économiques aux parents nécessiteux, etc.
Les travaux de Viviana Zelizer aident précisément à comprendre comment la famille a été sacralisée et pourquoi elle est désormais considérée comme devant être préservée de tout enjeu économique. Depuis son premier ouvrage en 1979, elle explore la façon dont les acteurs intègrent les questions économiques à leur univers domestique. Elle lutte contre une vision du monde héritée du XIXe siècle qui voudrait que la famille et les affaires soient des « sphères séparées » : les sentiments, le non-calcul, la générosité en famille ; la rationalité instrumentale et la recherche du profit dans le monde économique. En même temps que l’économie industrielle devenait dominante, que la monétarisation et la marchandisation s’accéléraient, s’est développée l’idée selon laquelle le monde familial et intime était un monde privé qui devait être sanctuarisé. Les questions économiques et les formes de calcul qu’il implique devaient rester extérieures à la famille. Ces sphères n’étaient donc pas seulement séparées, elles dessinaient des « mondes hostiles » qui, s’ils s’interpénétraient, risquaient de se polluer mutuellement : pas de sentiments en affaires et pas de calculs en famille. Elle montre l’immense « travail relationnel » des membres de la famille mais aussi des juges, législateurs et acteurs économiques, pour dessiner des frontières permettant de continuer à considérer la famille comme une « sphère séparée » de l’économie.
Viviana Zelizer est née à Buenos Aires, dans une famille d’immigrés juifs européens (sa mère est française), et a fait des études de sociologie aux États-Unis. Elle enseigne à l’université de Princeton depuis 1988. Elle a obtenu son master puis son doctorat à Columbia (New York) en 1977. Son directeur de thèse y était Bernard Barber, lui-même élève de Talcott Parsons. À cette période, la grand theory parsonienne est remise en cause, la « nouvelle sociologie économique » s’amorce, autour de chercheurs comme Mark Granovetter ou Richard Swedberg. Zelizer mettra un certain temps à être considérée par ces hommes, travaillant sur des objets « sérieux » que sont les entreprises, les réseaux, la confiance, comme étant elle-même une sociologue de l’économie. À propos de la réception de La Signification sociale de l’argent, qui traite de l’argent domestique, de l’argent des cadeaux ou de celui versé aux pauvres, elle dit :
« Du fait de l’existence d’une longue tradition qui divise le monde entre, d’un côté, les “vrais” marchés, les marchés sérieux, ceux des entreprises et de la finance qui s’occupent du “vrai” argent et, de l’autre, ceux présumés triviaux, périphériques […] le livre ne donne pas l’impression de s’intéresser aux sphères économiques primordiales. Quand on considère que la vraie économie est exclusivement constituée de transactions assurées par les marchés et que les vraies questions d’argent ne se jouent que dans les entreprises ou dans le monde de la finance, il est plus facile de dénier tout intérêt au livre » [1].
Ses travaux sont centrés sur les États-Unis. Elle s’intéresse particulièrement à la période qu’elle juge charnière qui s’étend entre 1870 et 1930. Cette période est précisément celle de la monétarisation, concomitante de l’industrialisation et de l’urbanisation qui accélèrent la circulation de l’argent et sa présence dans la vie des individus. Mais ce qui rend cruciales ces quelques décennies est que les changements ne concernent pas seulement l’économie : la définition de la famille et des liens unissant ses membres se transforme. Elle devient un lieu d’affection et d’épanouissement personnel. Cela a des effets sur la définition des enfants et de leur place, sur les liens entre maris et femmes comme sur la façon d’envisager le soin aux personnes âgées ou malades. En partant d’éléments impliquant des échanges monétaires ou marchands, Zelizer entre dans la famille par un biais qui n’est pas qu’original : il est extrêmement heuristique.
Elle utilise, dans ses démonstrations, des documents de toutes sortes : coupures de presse, manuels d’économie domestique, conseils aux jeunes mariés, guides de bonne conduite pour les professionnels, etc. Elle se fonde également sur des affaires judiciaires, du simple jugement de divorce jusqu’à l’évaluation des sommes versées aux familles après le 11 septembre, en passant par des procès intentés par l’administration fiscale à des femmes ayant reçu de l’argent d’hommes sans l’avoir déclaré. Les tribunaux décortiquent des histoires qui mêlent sentiments, liens juridiques, questions économiques, définitions administratives et montrent leur intrication. Obligés de qualifier des situations et des relations, ils effectuent un travail très important de marquage des frontières qui sont au cœur des liens entre économie et famille.
Zelizer décrit ses travaux comme « un voyage dans les grandes plaines de la vie économique » en montrant les multiples façons dont les relations sociales et la culture influencent les activités économiques et les institutions. Son voyage a pour l’instant connu quatre étapes. Nous allons suivre ces étapes dans notre présentation, tant les ouvrages présentent une cohérence entre eux et poursuivent des objectifs communs. En même temps, plus de vingt-cinq ans se sont écoulés entre le premier et le dernier : l’auteur a gagné en maîtrise et englobe des questions et des espaces économiques et sociaux de plus en plus vastes.
Morals and Markets (1979)
Le premier ouvrage de Viviana Zelizer, tiré de son doctorat, est Morals and Market (1979). Il analyse la naissance d’un des fleurons de l’économie américaine : l’assurance-vie. Alors qu’elle était rejetée dans la première moitié du XIXe siècle car condamnée moralement, accusée de faire de la vie une marchandise, elle s’est rapidement développée quand ses promoteurs ont réussi à la présenter comme un instrument de protection des souscripteurs et de leur famille, y ajoutant des méthodes de vente pointues.
En analysant l’assurance-vie, Viviana Zelizer croise les changements dans la définition de la famille et du rôle de chacun. Le bon père de famille est de plus en plus considéré comme en charge de la protection des siens, y compris après sa mort. Alors qu’au XVIIIe siècle la veuve et les enfants étaient pris en charge par les proches et les voisins, dans la deuxième moitié du XIXe siècle la protection financière des familles était entrée dans la sphère marchande. Ce qui a changé n’est pas le fait que les membres de la famille veuillent se protéger mutuellement. La transformation vient du passage d’une économie du don à une économie de marché : les modes de protection s’y sont adaptés. C’est d’ailleurs ce qui a donné ses lettres de noblesse morales à l’assurance-vie : les breadwinners – terme qui désigne les hommes salariés de l’économie urbaine dans laquelle les femmes sont principalement chargées des tâches domestiques, travail non rémunéré monétairement – avaient le devoir moral de protéger les leurs et les démarcheurs jouaient sur les sentiments des parents et des maris pour les convaincre de souscrire des polices.
Toutefois, à partir des années 1870, le marketing des assureurs se mit à présenter un autre aspect de leur produit : celui d’un investissement personnel pour le futur. Il ne s’agissait plus seulement de prévenir les catastrophes, mais aussi d’épargner. Là encore, on perçoit une transformation des finances familiales : centrées sur la survie et l’urgence dans les foyers ouvriers urbains du milieu du XIXe siècle, elles s’inscrivent progressivement dans l’économie monétaire et ses savoir-faire.
Pricing the Priceless Child (1985)
La seconde étape du voyage est Pricing the Priceless Child (1985). Zelizer y explore les espaces dans lesquels les enfants sont susceptibles d’être évalués monétairement, se centrant sur la période 1870-1930, lors de laquelle les enfants changent de statut. Ils étaient utiles économiquement, par leur travail en particulier. Ils sont peu à peu sacralisés et sortis du marché du travail : ils deviennent inutiles mais n’ont plus de prix. Elle montre cette évolution à travers le travail des enfants, l’évaluation du prix de leur mort par les assurances-vie et par les tribunaux jugeant des accidents, et enfin autour du marché de l’adoption.
Les enfants contemporains n’ont pas de prix et sont même coûteux, en particulier aux États-Unis où l’éducation est privée. En échange du soin et du confort fournis par ses parents, les enfants rendent de l’amour, des sourires, des satisfactions émotionnelles, mais ni argent, ni travail rémunéré. Même leur participation aux tâches ménagères est limitée et davantage perçue comme éducative que comme une division du travail domestique. Alors que dans l’Amérique rurale du XVIIIe siècle les enfants étaient des travailleurs et une sécurité pour les vieux jours de leurs parents, aujourd’hui les enfants qui « gagnent » de l’argent, comme les jeunes acteurs ou mannequins, sont observés avec gêne et critique et leurs parents soupçonnés d’être des profiteurs.
Au milieu du XIXe siècle, les classes moyennes urbaines ont inventé l’enfant sans valeur économique. Plutôt que de compter sur son enfant pour sa vieillesse, le père de la classe moyenne a assuré sa propre vie et fait des arrangements financiers pour protéger son enfant improductif, concentré sur son éducation. En même temps, la valeur économique des enfants ouvriers augmentait au cours du XIXe siècle du fait de l’industrialisation qui créa de nouveaux emplois pour les enfants. En 1870, un enfant sur huit occupait un travail rémunéré. Les familles urbaines ouvrières dépendaient du salaire des enfants les plus âgés et de l’aide domestique des plus jeunes. Mais les lois sur le travail des enfants et l’éducation obligatoire détruisirent progressivement les différences de classe. Dans les années 1930, les enfants des classes populaires rejoignirent les autres dans le monde de l’enfance improductive et sanctifiée, leur valeur émotionnelle rendant leur travail tabou. Même à la maison, les tâches domestiques ne devaient leur être confiées que si elles étaient utiles à leur éducation et surtout pas pour permettre à des parents égoïstes de se reposer. Le vrai travail des enfants était désormais leur travail scolaire, leur argent : l’argent de poche et les étrennes.
Zelizer ne montre pas seulement que les enfants sacralisés ont été sortis de la sphère marchande, elle montre en retour que cette valeur sacrée a elle-même été évaluée et à l’origine de marchés. Elle étudie trois espaces dans lesquels l’évaluation marchande des enfants est essentielle. Il s’agit d’abord de l’assurance-vie pour les enfants. C’est en 1875 que la première compagnie proposa des contrats pour des enfants de moins de dix ans. Au XIXe siècle, cette assurance était destinée à compenser la perte économique des parents d’enfants « utiles ». Les primes pour les enfants de huit-neuf ans étaient par exemple plus élevées que celles destinées aux parents d’enfants d’un an. Cependant, ces calculs horrifiaient les défenseurs des enfants et, bientôt, compenser la perte économique des parents devint non seulement obsolète mais immoral. Donner un prix à des enfants sans prix conduit alors à des formes de comptabilité inhabituelles : la contribution sentimentale des enfants à la vie de famille devint le seul critère de leur valeur en cas de mort ou d’adoption. D’ailleurs les assureurs eux-mêmes adoptèrent le registre émotionnel pour parler de la valeur des enfants. Alors que beaucoup d’enfants pauvres étaient enterrés dans des fosses communes, faute d’argent pour leur offrir des funérailles décentes, l’assurance-vie était un moyen pour les parents de reconnaître symboliquement la valeur qu’ils accordaient à leurs enfants : ils investissaient pour, en cas de malheur, « acheter » une mort digne à leurs enfants. L’assurance-vie des enfants connut un succès exceptionnel. Les paiements relevaient de la priorité pour les familles, juste après le loyer. Les sommes dépensées paraissaient totalement irrationnelles aux travailleurs sociaux, mais elles étaient sacrées. Quand les taux de mortalité se mirent à baisser, cette assurance pour les enfants ne fut plus destinée à leur acheter un cercueil mais à financer leurs études.
L’évaluation du prix de la mort d’un enfant fit également irruption dans les tribunaux. En 1896, un tribunal considéra que la compagnie de chemin de fer de Géorgie n’avait rien à verser à des parents d’un enfant de deux ans mort par sa faute, au prétexte qu’à cet âge un enfant ne gagne rien. En revanche, en 1979, une clinique fut condamnée à verser 750 000 dollars après la mort accidentelle d’un enfant de trois ans. Ici encore les changements majeurs sont à chercher au début du XXe siècle. Lorsque les tribunaux évaluaient les dommages causés aux parents par la mort de leur enfant à la fin du XIXe siècle, ils ne tenaient compte que de ce qu’il rapportait économiquement. Mais cette approche était de plus en plus vivement critiquée : quelques cas furent largement médiatisés comme celui du petit Graham renversé en 1896. Le jury octroya 5 000 dollars à son père, mais le juge cassa le verdict, estimant que la vie d’un enfant ne valait pas plus d’un dollar. Le public était offusqué. Zelizer souligne l’ironie : moins les enfants ont de valeur économique et plus sont élevées les compensations exigées car leur valeur sentimentale est monétisée. D’ailleurs, souligne-t-elle, les parents sont ambivalents quant aux sommes reçues : certains n’en demandent pas quand d’autres les versent entièrement à des associations.
Le dernier espace de monétisation de la valeur sentimentale des enfants est celui de l’adoption. Dans les années 1870, la seule façon d’obtenir de l’argent d’un bébé était d’en débarrasser quelqu’un. C’est ce que faisaient les « baby farmers », c’est-à-dire les nourrices, qui avaient une très mauvaise réputation, accusées de mal s’occuper des enfants. À la fin du XIXe siècle, la pratique est en déclin, les parents étant stigmatisés s’ils plaçaient ainsi leur enfant. Cinquante ans plus tard, les parents pouvaient dépenser des milliers de dollars au marché noir pour adopter un enfant. La pratique de l’adoption ne s’est vraiment diffusée qu’à partir du moment où la valeur de travail des enfants a disparu. Leur nouvelle valeur émotionnelle a alors été monétisée et commercialisée. Un véritable marché aux enfants (éventuellement illégal et très lucratif) a vu le jour, produit de la définition non économique des enfants. Le prix d’un enfant n’était plus déterminé par sa force de travail mais par ses sourires, ses fossettes et ses boucles.
Quel que soit le type d’évaluation monétaire des enfants, Zelizer montre dans cet ouvrage que le mécanisme est identique : évaluer le prix d’un enfant par la valeur de son travail devient impossible, et c’est cela qui les rend précieux et « hors de prix ».
The Social Meaning of Money (1994)
Le troisième ouvrage de Viviana Zelizer, le plus connu en France où il a été traduit, est The Social Meaning of Money (1994). Il attaque une idée bien ancrée chez les économistes mais aussi chez les sociologues : que l’argent est un simple outil nécessaire aux échanges, neutre et sans odeur. La Philosophie de l’argent de Simmel est la cible de Zelizer dans cet ouvrage. Simmel considère l’argent comme le simple medium des échanges et estime que sa neutralité appauvrit les biens et les personnes en les rendant comparables. L’argent a enfanté une humanité rationaliste et calculatrice qui risque, si ce n’est déjà fait, de perdre son âme dans la société moderne monétarisée.
Zelizer combat donc deux conceptions corrélées de la monnaie : que celle-ci soit neutre et impersonnelle et qu’elle détruise les liens sociaux. C’est sur la famille et ses pratiques monétaires qu’elle s’appuie pour les affronter. Elle montre que l’argent a une odeur et que ses utilisateurs se l’approprient et le colorent de significations sociales, culturelles ou affectives. Son analyse est ici aussi fondée sur les changements sociaux de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : l’argent pénètre alors dans tous les foyers, y compris les plus pauvres. Il y est « marqué » par les acteurs, en fonction de son origine (gagné à la loterie, reçu en cadeau, en salaire, illégalement, etc.), de sa fonction (argent du loyer, du charbon, de la nourriture, les loisirs, etc.), de son utilisateur (argent de l’épouse, du mari, des enfants).
Le livre montre que la diffusion de l’argent a provoqué une profusion de débats destinés à en définir les usages appropriés. Ces débats ne parlaient pas seulement d’argent mais aussi de liens familiaux, de division sexuelle du travail, de place des enfants. Zelizer analyse notamment l’argent de la femme au foyer : entre 1870 et 1930, cette question provoque remous et différends dans les familles et prend une ampleur publique, étant débattue dans la presse comme dans les ouvrages à destination des jeunes mariés. Les femmes mariées de la classe moyenne urbaine s’occupent du foyer, ne gagnent pas leur propre argent et sont donc dépendantes de ce que leur mari veut bien leur donner pour entretenir le ménage. La première bataille consiste à obtenir une allocation mensuelle, autorisant la femme à gérer elle-même la somme attribuée, plutôt que de devoir quémander et se justifier à chaque fois qu’elle a besoin d’argent.
La répartition de l’argent suscite en quelque sorte les premières formes de féminisme : les courriers des lectrices de la presse populaire forment comme un espace commun des femmes, qui se donnent des « trucs » pour obtenir de l’argent de leur mari. Certaines pratiquent le chantage, faisant chambre à part jusqu’à obtenir une allocation. D’autres expliquent qu’il ne faut pas demander d’argent à son mari quand il rentre du travail et est fatigué. Le vol est largement pratiqué semble-t-il, quelques procès en témoigne, dont celui perdu par Mme Schultz en 1905, contre son mari qui avait placé une tapette à rat dans la poche de sa veste et avait ainsi blessé sa femme à la recherche de menue monnaie. Le tribunal débouta la plaignante, soutenant que les maris avaient le droit de protéger ainsi leurs poches.
L’allocation est perçue comme un très grand progrès contre la pauvreté des femmes mariées. Toutefois, elle est rapidement critiquée, car elle n’empêche pas le mari de disposer de plus d’argent que sa femme, notamment pour ses loisirs. En outre, de symbole d’autonomie, l’allocation prit rapidement l’aspect d’une soumission financière. À partir des années 1920, les femmes réclamèrent un accès égal à l’ensemble des ressources du ménage, à travers le compte joint.
Zelizer montre en outre que même lorsque les femmes gagnent leur propre argent, celui-ci n’a jamais la même signification que le salaire de l’homme, qui est après tout le breadwinner, celui qui gagne l’argent sérieux. L’argent des femmes, quant à lui, est souvent vu comme de l’argent de poche, destiné à des achats plus ou moins superflus.
L’ouvrage se poursuit en analysant l’argent donné. Au début du XXe siècle, nous dit Zelizer, la pratique des cadeaux entre proches se développe : on fait des cadeaux à Noël mais aussi pour les anniversaires, bientôt pour la fête des mères ou pour des fêtes religieuses. A-t-on le droit de faire des cadeaux en argent ? Zelizer décrit avec finesse les pratiques des individus pour délimiter les manières appropriées de se faire des cadeaux en argent : à qui ? Sous quelle forme ? Comment « marquer » l’argent ? Quelle utilisation a-t-on le droit d’en faire ? L’argent des enfants est largement contraint par l’éthique de l’argent donné : ils doivent « bien » l’utiliser et tenir informés les donateurs de l’usage qu’ils en ont fait. C’est enfin l’argent des pauvres qui est analysé, à travers la façon dont l’assistance aux pauvres fut un outil de normalisation des pratiques financières des ouvriers et comment les travailleurs sociaux apprirent aux foyers à marquer l’argent pour bien l’utiliser.
Cet ouvrage nous parle donc de la famille en des termes inhabituels et nous apprend beaucoup sur son fonctionnement. La signification sociale de l’argent au sein des foyers témoigne des inégalités entre maris et femmes, de la place des enfants, de la définition du « bon foyer » par les entrepreneurs de morale. Les batailles familiales autour de l’argent ne sont pas le fait d’être calculateurs voulant maximiser leur profit mais d’individus cherchant à définir leur place et à disposer d’espaces d’autonomie.
The Purchase of Intimacy (2005)
« La pénétration du marché menace-t-elle la vie personnelle ? », c’est la question que pose le dernier ouvrage de Viviana Zelizer. The Purchase of Intimacy a pour objectif d’en terminer définitivement avec une présentation du monde en « sphères séparées » et « mondes hostiles », qui voudraient que la famille et les affaires soient non seulement antinomiques, mais mutuellement polluantes. Les analyses ne se limitent plus à l’argent, mais abordent la production, la consommation, la distribution et les transferts d’actifs non-monétaires. Zelizer observe la façon dont les individus établissent des connexions cohérentes entre leur intimité et leurs activités économiques. La famille, à travers le couple, les liens entre parents et enfants, comme les soins aux malades et personnes âgées, y est une fois encore au cœur de la réflexion. Voici quelques-unes des questions de l’ouvrage : comment les gens ordinaires et les tribunaux distinguent-ils les transferts d’argent légitimes ou illégitimes entre partenaires sexuels ? Une garde d’enfant payée est-elle forcément de moins bonne qualité qu’une garde gratuite par des membres de la famille ? Dans quels cas un parent divorcé est-il obligé de payer pour l’université de ses enfants ? Quels droits légaux acquiert-on sur les biens immobiliers de l’autre lorsque l’on partage avec lui la responsabilité d’un foyer ? Comment les tribunaux déterminent-ils la valeur des services domestiques quand ils deviennent des objets de disputes légales ?
Le livre est centré sur des questions relationnelles car, en étudiant les activités économiques et les significations que les acteurs en donnent, Zelizer recherche l’expression des liens entre les personnes. Suivant sa méthode usuelle, elle analyse des cas, principalement juridiques. Lorsque les transactions intimes entrent dans les tribunaux, c’est qu’elles ont dégénéré. Les juges doivent alors qualifier les situations qui leur sont présentées, c’est-à-dire le type de relation entre les personnes et en déduire le type de transaction appropriée.
Elle y développe la notion de « circuit économique » qui désigne le type d’agencement entre intimité et économie de chaque espace de la vie sociale. Chacun de ces circuits consiste en un ajustement spécifique de quatre éléments : la relation qui lie les personnes ; les transactions ; les moyens d’échange et les frontières du circuit. Devant les tribunaux arrivent des cas où ces agencements ont été mal faits. Par exemple, la plainte d’une femme contre l’avocat qui s’était occupé de son divorce et qu’elle accuse d’avoir abusé de la situation pour obtenir des faveurs sexuelles. La dispute porte sur la qualification de la relation : client / professionnel ? Prostituée / client (la femme disant avoir eu le sentiment de devoir « payer » ainsi le soutien de son défenseur) ? Amants ? Chacune de ces relations implique des transactions et des moyens de paiement différents : l’argent donné entre amants n’a pas la même signification que l’argent donné par un client à une prostituée. Finalement, le tribunal a condamné l’homme en considérant que la relation était celle d’avocat à client et qu’il avait outrepassé les frontières professionnelles, les relations intimes avec la cliente n’étant pas le moyen de paiement approprié pour des services juridiques.
Les tribunaux réfléchissent souvent à l’endroit où placer la frontière entre relations commerciales et amoureuses. La qualification de la relation a de lourdes implications économiques : en cas de transfert d’argent, des impôts doivent-ils être réclamés ? C’est le cas si le tribunal estime que les liens sont ceux de client à prostitué(e) alors qu’entre amants les cadeaux ne sont pas taxés. Tel cadeau est-il approprié ou bien un outil de corruption ? L’entretien d’un ménage par une femme est-il un service rendu qui mérite rétribution, un partage des tâches entre membres d’un même foyer ou un échange de services contre le gîte et le couvert ?
Le tribunal dessine en fait des frontières morales définissant les relations appropriées entre un avocat et une cliente, entre des amants ou entre une employée de maison et ses employeurs. Il est crucial, à l’intérieur de ces frontières, que la relation, la transaction et le moyen d’échange coïncident : les relations sexuelles, de même que des cadeaux chers, sont selon les cas des obligations, de simples options voire formellement interdits. En outre, les relations ont des limites temporelles : étaient-ils à cet instant mari et femme, clients et avocats, fiancés, etc. ?
Les liens intimes à l’intérieur de la famille sont aussi ceux du soin. Viviana Zelizer propose ici une analyse très fine du care et de tout le tact qu’il nécessite car le soin aux personnes est toujours imbriqué dans des questions économiques. Les acteurs effectuent un immense travail relationnel pour trouver le bon agencement entre les quatre éléments du circuit économique. La famille est le lieu de l’intersection entre le care – à travers les préoccupations pour la santé de ses membres, l’éducation des enfants et tous les services qui y sont rendus – et les activités économiques de consommation, distribution et transferts financiers. Le soin peut être rendu par des membres de la famille ou par des personnes extérieures. Aucune des deux configurations n’échappe à la confrontation entre les « sphères séparées », c’est-à-dire à l’intrusion de questions économiques dans l’espace considéré comme sacré de la famille : les épouses qui s’occupent de leurs vieux maris peuvent être accusés par les enfants du mariage précédent de vouloir s’accaparer l’héritage ; les infirmières extérieures rémunérées sont suspectées de ne pas donner autant d’attention qu’un membre de la famille, et d’ailleurs elles ne sont pas payées pour faire la conversation ou être attentives. Ce que montre Zelizer c’est que les individus agencent les types de relations, les transactions et les moyens d’échanges pour pallier les éventuels conflits entre les « mondes hostiles ». C’est également le cas pour les gardes d’enfants : les enfants, les parents et elles négocient sans cesse la définition de leurs liens et des bonnes transactions économiques et moyens d’échanges utiliser pour marquer ces liens. Par exemple, des cadeaux peuvent être échangés avec les enfants pour montrer l’attachement mais n’empêchent pas qu’il y ait un lien salarié avec les parents.
On le perçoit à travers les quelques exemples développés ici : le livre regorge d’histoires plus intéressantes les unes que les autres qui mènent vers la construction d’un modèle d’analyse de la place de l’économie en famille. Ce modèle est extrêmement important et utile à la fois pour la sociologie économique et pour la sociologie de la famille. Il dépasse les frontières habituelles entre les objets et permet à ces deux branches de la sociologie de faire entrer dans leurs champs respectifs des éléments qui en étaient habituellement tenus à l’écart : la famille pour la sociologie économique et l’économie pour la sociologie de la famille.
Conclusion
Les quatre ouvrages de Viviana Zelizer, ainsi que les nombreux articles dans lesquels elle a développé sa pensée, renouvellent la vision traditionnelle de la famille. On observe cette dernière aux prises avec les enjeux économiques et financiers qui caractérisent la société financiarisée dans laquelle nous vivons. L’approche historique de Zelizer est en ce sens absolument passionnante pour comprendre les racines de la définition du monde en « sphères séparées », voulant préserver la famille de toute rationalité calculatrice : c’est précisément lorsque les familles urbaines et salariées ont été confrontées à la monétarisation qu’elles ont dessiné des frontières distinguant les modes de relation entre les personnes à partir de transactions intimes différenciées.
Dire que l’économie doit rester aux portes de la famille est non seulement erroné, puisqu’elles sont structurellement imbriquées, mais plus encore, cela conduit à négliger des questions centrales dans la vie des familles et à ne pas voir les efforts, compétences et savoir-faire mis en œuvre pour que l’économie devienne intime.
Jeanne Lazarus, « La famille n’a pas de prix. Une introduction aux travaux de Viviana Zelizer »,
La Vie des idées
, 10 avril 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-famille-n-a-pas-de-prix
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