Jeu d’ombre et de lumière, The Coal Nation apporte une vision contrastée de l’exploitation du charbon en Inde. Exploité et traité dans les régions les plus marginalisées du pays, le charbon est lourd d’enjeux économiques, humains et écologiques.
Recension Société Économie International
À propos : Kuntala Lahiri-Dutt (dir.), The Coal Nation : Histories, Ecologies and Politics of Coal in India, Ashgate
Jeu d’ombre et de lumière, The Coal Nation apporte une vision contrastée de l’exploitation du charbon en Inde. Exploité et traité dans les régions les plus marginalisées du pays, le charbon est lourd d’enjeux économiques, humains et écologiques.
Liaison quotidienne entre Kolkata et Dhanbad, la « capitale du charbon en Inde », le train Black Diamond Express porte bien son nom. Il est à lui seul le symbole de la valeur accordée à ce combustible fossile dans un pays qui cherche à s’industrialiser à grande vitesse. Pauvre en pétrole et gaz naturel, l’Inde possède d’importantes réserves de charbon, principalement concentrées dans le centre-est du pays (Jharkhand, Odisha, Bengale Occidental, Chhattisgarh). Peu cher, le charbon assure l’essentiel des besoins énergétiques de l’Inde : la part de cette filière dans le bouquet énergétique national s’élève à 44 %, contre moins d’un tiers au niveau mondial [1]. Utilisé principalement pour l’alimentation de centrales électriques thermiques souvent vétustes [2], le charbon demeure crucial pour l’avenir énergétique et économique du pays. Un Indien sur cinq n’est toujours pas raccordé au réseau électrique, ce qui représente 240 millions de personnes. Le bruit des moteurs diesel faisant fonctionner les générateurs aux quatre coins du pays rappelle que les pannes de courant sont quasi quotidiennes et la distribution d’électricité parfois rationnée. Bien que le pays mise de plus en plus sur le développement des énergies renouvelables [3], l’Inde n’est pas prête à sacrifier sa consommation de charbon, qui devrait doubler d’ici à 2035 alors qu’elle est déjà le troisième consommateur mondial.
L’ouvrage dirigé par Kuntala Lahiri-Dutt, The Coal Nation, explore les ramifications politiques de cette dépendance de l’Inde au charbon, entendue comme une production culturelle. Le charbon, et c’est là la thèse centrale du livre, n’est pas seulement une ressource minérale à vocation énergétique, mais un des vecteurs majeurs de la construction et de la prospérité nationale. À ce titre, The Coal Nation s’inscrit dans le courant des études en sciences sociales qui s’intéressent, selon l’expression d’Arjun Appadurai, à la « vie sociale des choses » et notamment aux matières premières, comme le sucre, qui ont contribué à façonner les sociétés [4]. L’exploitation du charbon fait partie des industries modernes qui ont été cruciales dans l’Inde coloniale, mais à la différence du thé ou du jute, elle a conservé son statut de symbole national après l’Indépendance. Depuis le début de son exploitation au 19e siècle, l’importance du charbon n’a cessé de croître, à la fois dans l’imaginaire national, comme en atteste l’iconographie du « diamant noir », et dans l’économie du pays. Ce « nationalisme du charbon » en Inde, avatar de celui de l’Angleterre de la révolution industrielle [5], illustre à quel point la nation a construit ses ambitions sur cette marchandise.
La représentation de l’Inde comme « nation du charbon » est un legs du Raj, un sous-produit contemporain de l’histoire coloniale. C’est à travers l’exploitation du charbon, explique K. Lahiri-Dutt dans un excellent chapitre introductif, que l’Inde a intériorisé un certain nombre de valeurs modernes introduites par le colonialisme ; et notamment l’idée que le charbon est la force motrice d’une économie industrielle moderne – et d’une importance capitale pour la souveraineté de la nation.
Jusqu’à l’arrivée des Britanniques, l’usage du charbon était connu mais peu répandu, l’essentiel des besoins énergétiques étant fourni par le bois de chauffe, la biomasse et le charbon de bois. « Découvert » par l’East India Company en 1765, ce n’est qu’un siècle plus tard, avec l’introduction des chemins de fer, que le charbon devient l’objet d’une exploitation intensive. L’ouverture d’une mine requérant peu de capital et de faibles moyens techniques, note K. Lahiri-Dutt, les zamindar (les propriétaires terriens indiens) y jouent très tôt un rôle de premier plan. Par ailleurs, c’est avec l’exploitation du charbon que certaines communautés tribales locales et de castes inférieures entament leur transformation en une classe laborieuse, troquant leurs charrues contre des pioches.
Après l’Indépendance en 1947, le charbon continue à occuper une place centrale dans l’Inde nehruvienne comme matière première et source d’énergie. En plein développement industriel, le pays doit produire son propre acier et son propre fer. Au cours des années 1960, le charbon pénètre le secteur domestique : l’électricité et les fours à charbon arrivent progressivement dans les foyers urbains des classes moyennes. Mais ce qui marque cette période, c’est surtout la prise en compte des conditions de vie et de travail désastreuses des ouvriers du charbon. Dans certaines mines, le travail et les relations de production s’alignent encore sous un mode d’exploitation féodale. Les organisations syndicales se mobilisent jusqu’au milieu des années 1960 pour exiger des propriétaires terriens locaux une hausse des salaires et leur versement régulier, l’amélioration des conditions de sécurité, et des emplois moins précaires. Au Parlement, certains députés, notamment du parti communiste indien (CPI), plaident pour la nationalisation de l’industrie minière. Pour l’État, nationaliser signifie aussi sécuriser les marchés d’exportation en exerçant un contrôle plus étroit sur l’industrie.
À travers les débats au Parlement, le charbon est élevé au rang de trésor national. La misère des travailleurs de la mine, rappelée à chaque nouvelle tragédie, est l’occasion de louer non seulement le sacrifice individuel, mais aussi la gloire de la nation. La nationalisation du charbon se fait par phases entre 1971 et 1973, et donne naissance en septembre 1975 à la Coal India Limited (CIL), pivot de l’industrie du charbon en Inde. Premier producteur mondial de charbon, CIL possède un quasi-monopole sur le secteur en assurant près de 85 % de la production du pays.
En 1993, alors que le pays entame la libéralisation de son économie, l’Inde procède à une ouverture partielle de son industrie charbonnière au secteur privé. Des permis d’exploitation sont accordés à des entrepreneurs, principalement indiens, pour faire fonctionner une centrale thermique ou une aciérie à proximité. En 2012, le scandale du « coalgate » jette une lumière crue sur les énormes gains personnels illicites réalisés par les compagnies privées jouissant d’un accès privilégié au pouvoir étatique et aux procédures d’octroi des permis d’exploitation. Ce cas d’école de capitalisme de copinage a permis d’attirer l’attention des médias sur les coûts sociaux et environnementaux de l’exploitation du charbon, sans que ceux-ci ne s’interrogent suffisamment, insiste K. Lahiri-Dutt, sur la nature destructrice du « nationalisme du charbon » en Inde.
Depuis l’époque coloniale, les bassins houillers et les zones urbaines qui en dépendent ne sont considérés par l’État que comme des réservoirs de ressources au service de la demande énergétique des grandes métropoles indiennes, assène la directrice de l’ouvrage (p. 10). Pour autant, elle se refuse à convoquer la théorie de la « malédiction des ressources » [6], qui réduit la complexité des phénomènes observés à un facteur unique – ici la présence de charbon. La situation de ces enclaves et de leurs habitants les plus pauvres, qui ne voient revenir aucun bénéfice social ou économique de l’exploitation des richesses de leur sous-sol, est au cœur des analyses des différents contributeurs, qui en sondent aussi les conséquences.
Le fossé toujours plus grand qui sépare la production et la demande de charbon a conduit le pays à réviser ses politiques minières pour attirer l’investissement privé et augmenter la production d’électricité. Cette accélération n’empêche pas que certaines constantes gangrènent l’économie de la mine. Avec un accident mortel tous les trois jours en 2016, la sécurité reste par exemple un sujet d’actualité. Dans ces conditions, pour reprendre une interrogation du sociologue Michael Burawoy, pourquoi les mineurs consentent-ils à travailler ? La sécurité, argumente D. K. Nite, n’est pas seulement une question technique. Elle est liée à l’évolution des rapports entre le capital et le travail, mais est aussi négociée dans le cadre d’une culture industrielle fondée sur la prise de risque et les croyances religieuses des mineurs. Dans les années 1980, 800 000 personnes travaillaient dans les galeries souterraines. Dans le sillage de la libéralisation économique, des approches simplistes comparant les coûts et les bénéfices en appellent aujourd’hui à la fermeture de ces mines « non rentables » et conduisent à des licenciements collectifs. L’accent est notamment mis sur la construction de mines à ciel ouvert, dont l’emprise foncière est forte.
Le lecteur averti ne sera pas surpris des conséquences sociales de l’acquisition croissante de terrains pour l’exploitation et le traitement du charbon [7]. À l’instar d’autres « projets de développement » davantage étudiés dans le pays, comme les barrages ou les parcs nationaux, l’industrie du charbon provoque des déplacements massifs de personnes (7 millions pour le charbon), auxquelles elle assure des compensations insuffisantes et dont la reconversion économique est souvent difficile. Un des problèmes majeurs est celui du statut du foncier approprié pour exploiter le charbon. Il s’agit le plus de souvent de marginal lands, des forêts ou zones humides souvent classées comme « dégradées » mais qui jouent un rôle primordial dans l’économie locale. L’absence de reconnaissance officielle de droits coutumiers sur ces espaces depuis la colonisation – même si la situation évolue lentement [8] – signifie que les populations dépossédées ne sont pas compensées pour cette perte. Les enclaves productrices souffrent également des conséquences écologiques et sanitaires de l’exploitation du charbon : forêts détruites laissant place à des paysages balafrés, affaissement de terrains, surconsommation et pollution de l’eau, pollution de l’air causée par les gaz et la poussière de charbon, etc. L’exploitation du charbon, avance K. Lahiri-Dutt, renforce la marginalisation des pauvres, les traitant comme des « détritus du développement minier » (p. 29).
Un des intérêts majeurs de l’ouvrage est l’attention qu’il porte à l’économie parallèle du charbon qui se développe sur ces décombres. Des millions de personnes sont impliquées dans des activités minières à petite échelle, de la production à la distribution du charbon. Des hommes, des femmes et beaucoup d’enfants, les « pilleurs » de charbon, qui risquent leur vie au milieu des fumées toxiques et dans les veines étroites des mines pour revendre le précieux combustible au marché noir. Ce qui est présenté dans les médias comme une activité illégale est perçu par ceux qui s’y engagent comme relevant de leur droit le plus fondamental à la survie. K. Lahiri-Dutt plaide pour l’abandon de cette vision légaliste et pour la reconnaissance de ces formes d’activités minières informelles à l’histoire longue et complexe. Elle se demande in fine si le dispositif législatif en place est suffisamment robuste pour protéger les intérêts des citoyens défavorisés.
Au travers de descriptions denses, c’est le tandem sophocléen du droit et de la justice qui est ici en jeu. Le nationalisme du charbon en Inde s’appuie sur un arsenal politico-législatif qui reflète la primauté accordée à cette ressource. L’Inde est le seul pays qui peut se targuer d’avoir un ministère dédié au charbon. Au nom de l’intérêt public, la législation autorisant l’acquisition de terres pour l’exploitation du charbon prend le pas sur les dispositions législatives ou constitutionnelles destinées à protéger les intérêts des tribus répertoriées et l’environnement. La figure de ce que l’anthropologue Shalini Randeria appelle « l’État rusé » traverse les chapitres, qui s’attardent sur les techniques formelles et informelles déployées par l’État et les entreprises privées pour mettre la main sur le charbon.
La situation se complexifie encore quand l’ouvrage rappelle que l’exploitation du charbon en Inde ne se résume pas aux entreprises publiques et aux grands propriétaires de concessions privées reconnus par l’État central. Quatre États du Nord-Est, reconnus dans la Constitution comme des régions tribales, bénéficient d’un statut spécial : les habitants y possèdent les ressources de leur sous-sol. Dans un chapitre passionnant, D. Das détaille la situation complexe de l’exploitation du charbon au Meghalaya, qui connaît depuis la fin des années 1970 un boom minier aux conséquences sociales et environnementales dramatiques. Il s’agit essentiellement de petites mines artisanales, des « trous à rats » comme on les nomme en Inde, où le charbon est extrait à la force du poignet par des migrants économiques venus du Bangladesh et du Népal, au profit d’une oligarchie tribale locale. D. Das montre que la situation trouve son origine dans la culture du patronage développée par les Britanniques, qui se traduit aujourd’hui par la privatisation toujours plus poussée des biens fonciers et par leur concentration dans quelques mains.
L’Inde n’en a pas fini avec le charbon. Une interrogation parcourt l’ouvrage : cette activité peut-elle cesser de s’exercer au détriment des plus pauvres ? L’horizon d’une privatisation des mines est clairement posé, laissant ouverte la question de l’avenir des milliers de personnes vivant de l’exploitation illégale de cette ressource. K. Lahiri-Dutt écarte d’emblée les propositions qu’elle juge excessives : d’une part, celle d’un moratoire sur l’exploitation du charbon, de l’autre, celle d’une dévolution totale du contrôle de cette activité au secteur privé. L’approche néolibérale favorisant une autorégulation via un développement de la responsabilité sociale des entreprises est jugée peu opérante en Inde étant donné la structure de l’entreprenariat du charbon : en dehors des grandes entreprises publiques qui dispensent au mieux une forme de paternalisme philanthropique, la réalité du marché est celle d’une multitude de petites concessions privées en concurrence.
K. Lahiri-Dutt insiste davantage sur l’urgence d’achever la réforme agraire et d’amender les lois d’un autre temps qui contredisent les dispositions prévues par la Constitution indienne pour protéger les intérêts des basses castes et des tribus. De façon plus radicale, K. Lahiri Dutt plaide pour l’avènement d’un nouveau paradigme, « la propriété des minerais pour le peuple » (p. 176), qu’elle décline toutefois sous l’angle assez attendu d’un appel à plus de « participation » et à la « cogestion » des ressources minières [9]. Comme le suggère le chapitre de D. Das sur le Meghalaya, qui insiste sur le développement d’un microcapitalisme « tribal » à la mesure de celui qui prévalait à l’époque coloniale, la dévolution du pouvoir au niveau local et les approches « participatives » rencontrent les mêmes problèmes de manipulation et de « ruse » que ceux observés aux échelons supérieurs. Le lecteur trouvera de ce fait un heureux complément dans des travaux qui abordent de façon plus ethnographique la complexité et l’hétérogénéité des groupes subalternes, comme dans l’ouvrage de Gérard Heuzé. Face à l’argument hégémonique de la modernisation, The Coal Nation offre cependant une contribution précieuse.
par , le 10 avril 2017
– Appadurai, Arjun,The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective, Londres, Cambridge University Press, 1986.
– Burawoy, Michael, Manufacturing Consent : Changes in the Labor Process under Monopoly Capitalism, Chicago, University of Chicago Press, 1979.
– Heuzé, Gérard, Ouvriers d’un autre monde : L’exemple des Travailleurs de la Mine dans l’Inde Contemporaine, Paris, Éditions de la MSH, 1989.
– Mintz, Sydney W., Sweetness and Power : The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking Penguin, 1985.
– Randeria, Shalini, « Cunning States and Unaccountable International Institutions : Legal Plurality, Social Movements and Rights of Local Communities to Common Property Resources », European Journal of Sociology, vol. 44, n°1, 2003, p. 27-60.
– Film bollywood Kaala Patthar (1979), de Yash Chopra, drame sur le dur univers des ouvriers de la mine en Inde.
Sarah Benabou, « La face sombre du charbon », La Vie des idées , 10 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-face-sombre-du-charbon
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[1] International Energy Agency. 2015. India Energy Outlook. OECD/IEA : Paris. (consulté le 31 mai 2016)
[2] Plus de 70 % de l’électricité produite en Inde provient du charbon (Ibid.). En dehors de l’électricité, le charbon est aussi utilisé pour la production d’acier et de ciment.
[3] À la COP21, le gouvernement indien s’est engagé à réduire ses émissions de CO2 de manière relative : d’ici à 2030, chaque point de croissance devra être obtenu avec 35 % en moins de CO2 rejeté dans l’atmosphère. Si le charbon va continuer à dominer la production d’électricité, le gouvernement souhaite augmenter la part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à hauteur de 40 %.
[4] Voir par exemple l’essai fondateur de Sydney W. Mintz, Sweetness and Power : The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking Penguin, 1985.
[5] Le titre de l’ouvrage est une référence explicite au livre de W.S. Jevons, The Coal Question (1865), qui étudie les conséquences de la dépendance du Royaume-Uni vis-à-vis du charbon.
[6] Selon cette théorie, la présence de grandes quantités de ressources naturelles dans un pays, par rapport aux autres sources de revenus, conduit à des effets sociaux, politiques et économiques négatifs plutôt que positifs.
[7] L’ouvrage n’aborde que très peu les mouvements sociaux et les luttes armées (insurrection maoïste dans le « corridor rouge ») liés à l’exploitation du charbon.
[8] Une loi passée en 2008 reconnaît désormais les droits des populations tribales sur les forêts, mais rencontre des difficultés dans son application.
[9] Ce type d’arrangements institutionnels a montré ses limites en Inde, comme dans le cas de la « gestion conjointe des forêts ».