L’islamisme est-il anti-démocratique ? À la lumière d’une enquête ethnographique sur le fonctionnement de la Jamaat-e-Islami en Inde, Irfan Ahmad montre au contraire qu’il parvient à s’accommoder des repères et répertoires démocratiques, jusqu’à produire une certaine atténuation de ses formes les plus extrêmes.
Recensé : Irfan Ahmad, Islamism and Democracy in India. The Transformations of Jamaat-e-Islami, Princeton, Princeton University Press, 2009, 306 p., $ 24, 95.
Le radicalisme islamique est-il soluble dans la démocratie ? C’est à cette question, qui depuis plusieurs décennies déjà déchire les spécialistes du monde musulman, qu’est consacré l’ouvrage d’Irfan Ahmad. Dans la lignée des travaux d’Olivier Roy sur l’Afghanistan et le Moyen-Orient ou de ceux de Robert Hefner sur « l’islam civil » indonésien [1], ce jeune anthropologue indien cherche ici à démontrer que l’islam politique n’est pas l’otage de son apparent dogmatisme idéologique ou de son rigorisme religieux. Traversées de clivages internes et souvent bien plus enclines au pragmatisme qu’elles ne le laissent paraître, les organisations islamistes ne sont pas des corps inertes, imperméables aux changements de leur environnement : « il y a du mouvement dans le mouvement islamiste » (p. 217).
La thèse défendue par Ahmad tout au long de l’ouvrage peut se résumer ainsi : si un contexte répressif tend à bloquer les réformes internes de ces organisations, un environnement démocratique durable a, au contraire, toutes les chances de contribuer à leur modération. La modération des uns (les pragmatistes gagnés par l’esprit délibératif) fait cependant la radicalisation des autres (les gardiens du dogme, dénonçant les compromissions de leurs aînés). Les relations entre islamisme et démocratie sont donc loin d’être univoques. Les mêmes causes peuvent avoir des effets contraires, bien qu’il faille se demander, à la suite d’Ahmad, si les dynamiques de radicalisation en question ne sont pas elles-mêmes le produit d’une intériorisation des normes démocratiques dans les franges en apparence les plus antidémocratiques de ces mouvements.
Les origines antidémocratiques de la Jamaat-e-Islami
Afin de tester ses hypothèses, l’auteur s’est intéressé aux transformations, dans le contexte de la démocratie indienne, d’une des plus anciennes et des plus influentes organisations islamistes mondiales, la Jamaat-e-Islami (l’organisation islamique). Fondée en 1941 par Abul Ala Maududi (1903-1979), cette organisation se conçoit à l’origine comme « l’avant-garde de la révolution islamique », pour reprendre le titre d’un ouvrage de référence [2]. Parmi les objectifs inscrits dans sa constitution figurent la création d’un État islamique (hukumat-e-ilahiya) et le boycott des institutions affiliées à un système démocratique jugé anti-islamique (taghuti nizâm) : assemblée parlementaire, système judiciaire, bureaucratie, armée, institutions éducatives séculières… Difficile, donc, de trouver une organisation à l’origine plus opposée aux valeurs et aux institutions démocratiques.
Si Maududi critique avec virulence le projet de Pakistan porté par la Ligue musulmane de Muhammad Ali Jinnah, auquel il reproche son sécularisme (et dans lequel il perçoit un rival direct), il choisit pourtant de s’y installer à l’issue de la Partition de 1947. Avec le temps, la branche indienne de l’organisation, la Jamaat-e-islami Hind (JIH), va suivre une trajectoire autonome, allant dans le sens d’une plus grande modération, au sens qu’Ahmad donne à ce terme, à savoir « un discours caractérisé par le brouillage voire par la dissolution des frontières de l’islamisme » (p. 7). Cette transformation n’est pourtant pas directement consécutive au départ de Maududi pour le Pakistan. Jusqu’aux années 1960, la JIH entend rester fidèle aux objectifs de Maududi : l’Inde est une « terre impie » (dar al-kufr), dont l’unique chance de salut réside dans l’instauration un gouvernement islamique substituant la souveraineté divine à celle de la nation. Les cadres de la JIH suivent à la lettre les injonctions de leur mentor et, à l’issue de leur « conversion » au jamaatisme, renoncent à exercer des emplois dans les institutions servant le règne de « l’ignorance » (jahiliyat).
Les voies tortueuses de la modération
La route vers le royaume d’Allah est pourtant bien sinueuse, et au fil des ans, les cadres de la Jamaat vont engager un processus de réforme interne pour se mettre en phase avec la minorité musulmane indienne, qui a renvoyé la JIH dans les limbes de la politique nationale après avoir ignoré ses appels au boycott électoral. En 1961, la Jamaat met sur pied un comité chargé d’examiner les possibilités de création d’un État islamique en Inde par la voie électorale. Dans le cadre des élections générales de 1962, la principale instance de décision de l’organisation, la shura, maintient l’interdiction faite à ses membres de participer aux consultations électorales mais encourage le public musulman à voter massivement, tout en se gardant de devenir « un instrument du système impie ». En 1967, la Jamaat autorise pour la première fois ses membres à voter pour un candidat musulman, à Bhopal. En 1977, l’interdiction de voter faite à ses membres est temporairement levée (contre l’avis de Maududi, qui s’insurge contre cette décision depuis le Pakistan), afin de contribuer à la chute d’Indira Gandhi, qui avait fait interdire la Jamaat dans le cadre de l’état d’urgence (1975-1977). Dès l’année suivante, l’interdiction de voter faite aux membres de l’organisation est cependant rétablie et ce n’est qu’en 1984 qu’elle sera définitivement levée.
Si la conversion progressive de la Jamaat à la démocratie est le fait de pressions externes (le ralliement précoce et massif de la minorité musulmane à la démocratie électorale), elle résulte aussi de tensions internes (opposant les gardiens du dogme à la majorité des membres, dont une enquête interne datant de 1977 devait révéler qu’ils étaient majoritairement favorables à l’exercice de leur droit de vote). La transformation du contexte politique national, suite à la montée en puissance du nationalisme hindou, va parachever cette évolution. Face à la recrudescence des violences anti-musulmanes, dans le sillage de la mobilisation des nationalistes hindous contre la mosquée d’Ayodhya [3], la Jamaat prend le parti de la non-violence et plaide pour une réponse mesurée des musulmans. Dans le même temps, ses dirigeants se reconvertissent dans la défense des institutions démocratiques et du « sécularisme », désormais présenté comme un « bienfait divin » (ne’mat). Le radicalisme d’antan semble alors définitivement remisé au profit d’une idéologie islamo-démocrate bien plus consensuelle.
Une contre-réforme islamiste : la radicalisation du SIMI
Ce parcours de déradicalisation, qui vient brouiller les frontières entre l’islam politique et son autre démocratique, n’est pourtant pas du goût de tous dans les milieux jamaati. Alors que la Jamaat entreprend de se réconcilier avec la démocratie, elle est débordée sur sa droite par une organisation de jeunesse qui va se réapproprier le discours de Maududi pour le radicaliser et appeler au jihad. Le Student Islamic Movement of India (SIMI) voit le jour en 1976 à l’université d’Aligarh et constitue à l’origine une excroissance de la Jamaat. Devant le radicalisme affiché par ses membres, notamment à l’issue de la révolution iranienne, la Jamaat va pourtant prendre ses distances et, en 1982, crée une branche étudiante plus modérée, la Student Islamic Organisation (SIO).
La radicalisation du SIMI est aussi une réponse à celle du camp nationaliste hindou, et plus largement à la dérive « communaliste » de la démocratie indienne au cours des années 1990. Au moment où les nationalistes hindous réinventent leurs divinités (Ram, Hanuman…) comme des figures martiales, les militants du SIMI façonnent une nouvelle image du Prophète Muhammad, transformé pour l’occasion en « prophète des guerres » (nabi’ul malahim). Cette réinvention de la tradition prophétique, opérant dans un rapport de « syncrétisme stratégique » [4] avec les milieux nationalistes hindous, est aussi une attaque frontale contre la Jamaat, qui selon les militants du SIMI induisent les musulmans en erreur en présentant le Prophète Muhammad comme le « dispensateur de la miséricorde envers l’humanité » (rahmatul lil ‘alamin). Dans le même esprit martial, répondant à la fois au défi de l’hindouisme militant et à la mollesse supposée de la Jamaat, le SIMI place la notion de martyre au centre de son discours. En réponse au « martyre » de la Mosquée de Babur, à Ayodhya, détruite par les extrémistes hindous en 1992, le SIMI exhorte les musulmans indiens à résister jusqu’à la mort à l’injustice. Dans un numéro datant de 1993 de son magazine Islamic Movement, on peut ainsi lire : « Parmi les centaines de problèmes auxquels les musulmans indiens se trouvent aujourd’hui confrontés, le manque de désir de martyre est le plus préoccupant » (cité p. 175). Dernière caractéristique de cette radicalisation : la reprise du thème du califat, jadis développé par Maududi et progressivement délaissé par les cadres de la Jamaat dans un souci de pragmatisme. À nouveau, le radicalisme du discours islamiste répond de façon mimétique à celui du nationalisme hindou (le projet de création d’un califat étant une réponse directe à celui de « nation hindoue » [Hindu Rashtra]), en même temps qu’il offre une critique virulente de la démission des aînés.
Ce radicalisme rhétorique du SIMI lui vaut d’être interdit par le gouvernement central (nationaliste hindou) au lendemain des attentats du 11 septembre, au motif qu’il entretiendrait des liens avec des organisations jihadistes étrangères (le Lashkar-e-Tayyeba pakistanais, le Harkat-ul-Jihad Islami bangladais, voire al-Qaida…). Revenu au pouvoir à partir de 2004, le parti du Congrès a maintenu cette interdiction en vigueur, considérant le SIMI comme une organisation « terroriste », et ce bien qu’aucun élément solide n’ait jusqu’à présent permis de démontrer son implication dans des actions violentes.
De la plébéianisation de la démocratie à celle de l’islam
Pour la plupart éduqués dans les madrasas de la Jamaat, en particulier la Jami’at-ul-Falah (située dans le district d’Azamgarh, en Uttar Pradesh), les militants du SIMI appartiennent à ce qu’Irfan Ahmad qualifie de « classe islamiste » : des jeunes gens éduqués, souvent dotés d’un niveau d’éducation supérieure, parlant le langage des droits plutôt des devoirs et à ce titre fortement marqués par les normes démocratiques. Si, au cours des années 1990, le SIMI va s’imposer comme le principal adversaire de la Jamaat, en particulier dans les madrasas et sur les campus universitaires, la dynamique de radicalisation qu’elle impulse ne peut donc être ramenée à un simple mouvement antidémocratique, répondant aux réformes entreprises par la Jamaat depuis la décennie précédente. Le langage comme le répertoire d’action des militants du SIMI suggèrent à quel point ils ont eux-mêmes intériorisé les normes démocratiques. Ils font notamment scandale en organisant un mouvement de grève à la Jami’at-ul-Falah, du jamais vu dans une madrasa indienne.
La radicalisation du SIMI demande à être réinscrite dans une tendance structurelle de la démocratie indienne : celle de sa « plébéianisation », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Thomas Hansen [5]. Signalant un glissement de l’idiome du commandement à celui de la revendication (command to demand politics), ce mouvement est l’expression des nouvelles aspirations et de l’intériorisation des valeurs et du potentiel de la démocratie dans les couches subalternes de la population. La minorité musulmane n’échappe pas à cette tendance de fond et, pour Irfan Ahmad, la radicalisation du SIMI doit être mise au compte d’une « plébéianisation de l’islam » (p. 237), qui vient remettre en cause le monopole du discours islamique légitime jusqu’alors détenu par les élites religieuses traditionnelles et dans une moindre mesure par les islamistes « historiques ».
Au risque de l’indo-centrisme
Au terme de cette lecture stimulante, qui s’appuie sur un long travail ethnographique mais aussi sur une étude approfondie de la littérature jama’ati et, pour la première fois, de celle du SIMI (aujourd’hui difficilement accessible en vertu de l’interdiction dont l’organisation fait l’objet depuis 2002), plusieurs questions restent en suspens. On pourra tout d’abord regretter que l’auteur ait choisi de ne pas prendre parti dans le débat autour des activités terroristes supposées du SIMI. Depuis son interdiction en 2002, celui-ci est régulièrement projeté par les services de police et les médias comme le principal responsable des attentats qui ensanglantent régulièrement le pays. Bien qu’aucun élément solide ne permette pour l’heure d’étayer ces accusations, on aurait aimé en savoir plus sur ce point capital : le radicalisme du SIMI est-il demeuré purement déclaratoire ou a-t-il effectivement débouché sur un passage à l’acte violent ?
De manière plus générale, si la démonstration de l’auteur est globalement convaincante, on peut se demander si ses conclusions sont généralisables à d’autres contextes que celui de l’Inde où, rappelons-le, les musulmans ne constituent qu’une « petite » minorité de 150 millions d’âmes, soit 13, 4 % à peine de la population totale du pays. Ce facteur numéraire aurait mérité d’être mieux mis en avant par Ahmad, tant il a joué en défaveur des islamistes. La problématique du califat, par exemple, ne se pose évidemment pas dans les mêmes termes dans le contexte minoritaire indien et dans le contexte majoritaire pakistanais ou bangladais. Ainsi, la « démocratisation » de la Jamaat-e-Islami Hind ne peut être réduite à une logique idéologique de « modération » : elle est aussi le constat – étonnamment tardif, il est vrai – d’un horizon politique bouché par un rapport de force démographique défavorable. À ce titre, les enseignements du cas indien ne sont peut être pas généralisables aux pays à majorité musulmane, où la prise du pouvoir et l’islamisation de l’État restent une option réaliste, au moins de leur point de vue, pour les partis islamistes. L’argument selon lequel la participation à la démocratie adoucirait les mœurs (et les idéologies) politiques se prête sans doute plus à la montée en généralité, ouvrant la voie à des comparaisons à bonne distance. On pourra donc regretter que cet argument n’ait pas été poussé plus avant par Ahmad, qui l’évoque en passant (p. 190) mais sans vraiment le développer. En fin de compte, on perçoit mal, dans sa démonstration, quel facteur s’est révélé le plus déterminant sur les évolutions de la Jamaat : l’attitude de l’électorat musulman, les critiques émanant de ses cadres, la réponse de l’État (l’organisation est à deux reprises interdites pour son biais « communaliste », en 1975 puis en 1992) ou, effectivement, sa participation à la vie démocratique (qui demeure en tout état de cause limité, du fait de son refus persistant de présenter des candidats aux élections). La question de la dissolution du radicalisme islamique dans la démocratie reste donc ouverte, appelant des études de plus grande ampleur, comparatives notamment.
Laurent Gayer, « La démocratie à l’assaut de l’islamisme ? »,
La Vie des idées
, 28 avril 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-democratie-a-l-assaut-de-l
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[1] Olivier Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992 ; Robert Hefner, Civil Islam. Muslims and Democratization in Indonesia, Princeton, Princeton University Press, 2000.
[2] Vali Reza Nasr, The Vanguard of the Islamic Revolution. The Jamaat-e-Islami of Pakistan, Berkeley, University of California Press, 1994.
[3] Pour les nationalistes hindous, cette mosquée construite au 16e siècle par l’empereur moghol Babur serait élevée sur les ruines d’un temple hindou marquant l’emplacement supposé du lieu de naissance du dieu Ram. Le 6 décembre 1992, au terme d’une vaste mobilisation nationale, les extrémistes hindous détruisent la mosquée et élèvent sur ses ruines une structure destinée à devenir un temple hindou. Cet incident s’accompagne de violences hindous-musulmans d’une ampleur sans précédent depuis la Partition, qui font plusieurs milliers de morts à travers le pays.
[4] Christophe Jaffrelot, « Le syncrétisme stratégique et la construction de l’identité nationaliste hindoue », Revue française de science politique, 42, 4, 1992, p. 594-617. Si ce concept s’applique d’abord aux nationalistes hindous, imitant leurs adversaires musulmans et chrétiens pour mieux les contrer, la dynamique de radicalisation du SIMI suggère qu’un phénomène analogue est à l’œuvre dans les milieux islamistes indiens.
[5] Thomas Blom Hansen, The Saffron Wave. Democracy and Hindu Nationalism in Modern India, Princeton, Princeton University Press, 1999.