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Recension Société

L’ostentation, tout en nuance

À propos de : Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class, Princeton University Press, 2018


par Ève Sihra , le 9 mai 2018


Les classes dominantes affichent traditionnellement leur supériorité par le faste de leurs dépenses. Selon Elizabeth Currid-Halkett, l’affirmation statutaire est en pleine mutation et passe désormais par des signes beaucoup plus discrets, où la distinction vient remplacer l’ostentation.

Que choisiriez-vous entre un sac à main de luxe et un abonnement au New Yorker ? Dans son ouvrage The Sum of Small Things, Elizabeth Currid-Halkett note que les élites se distinguent aujourd’hui par une multitude de choix peu ostentatoires et peu coûteux, comme la lecture d’un journal ou la couleur d’un vernis à ongles, plutôt qu’un article de luxe. Ces choix, qui peuvent paraître secondaires, garantissent en réalité l’ascension sociale ou le maintien de la position dominante. La classe supérieure du XXIe siècle, que l’auteure nomme « classe aspirationnelle » (aspirational class), investit plus dans son capital culturel qu’économique. La lecture de The Sum of Small Things vous ferait donc pencher en faveur de l’abonnement au New Yorker  ; mais ne nous y trompons pas, ce ne sera pas suffisant.

Hiérarchie sociale et consommation

Thorstein Veblen, dont s’inspire l’auteure, montre comment la noblesse et la grande bourgeoisie de la fin du XIXe siècle font l’étalage de leur succès social en consommant des biens et loisirs de façon ostentatoire. Le terme qualifie une dépense gaspillée et relativement visible : gaspillée comme preuve que l’on a un statut rendant possible ces dépenses, et visible comme moyen de reconnaissance sociale de ce statut.

Pour augmenter son prestige, chaque individu cherche alors à imiter, dans la limite de ses moyens, les signes de succès des membres de la classe la plus riche. Ce phénomène n’est pas nouveau : dès la Rome antique, l’archéologie révèle des éléments de décoration des maisons les plus riches émulés imparfaitement dans les habitations des classes inférieures. En retour, la démocratisation des décorations intérieures conduisit les élites de l’époque à faire appel à des matériaux et techniques de plus en plus rares pour se distinguer (Wallace-Hadrill, 1990).

Cette perspective historique permet de mettre en avant le caractère intemporel du comportement ostentatoire des différentes classes d’une société. Les classes inférieures émulent les pratiques des classes supérieures, qui, elles, n’hésitent pas à recourir à la surenchère pour se distinguer et maintenir leur place dominante dans la hiérarchie sociale. La croissance économique tend à amplifier ce phénomène (Baudrillard 1970, 1972).

Elizabeth Currid-Halkett souligne néanmoins la spécificité de la société contemporaine par rapport à celle de la Rome antique ou de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, les biens matériels sont accessibles à toutes les strates de la société ; en revanche, l’accès au statut est surtout fonction de l’acquisition de savoirs, diplômes et compétences. Le capital culturel n’est plus un simple loisir des élites, mais la pierre angulaire de leur succès :

Bien que leur position symbolique se manifeste parfois à travers [la possession de] biens matériels, la plupart du temps [les élites] révèlent leur classe sociale à travers des signifiants culturels qui dévoilent leur savoir et leur système de valeur — dîners-débats autour d’un article d’opinion […] et virées au marché fermier. (p. 18)

Les choix statutaires des classes supérieures permettent également le maintien de la position dominante pour leurs descendants. Aujourd’hui, les enfants de la classe aspirationnelle héritent d’un investissement considérable dans ce que l’auteure appelle les biens « non ostentatoires » : valeurs, opinions, dispositions et éducation permettant de signaler leur position sociale et d’avoir accès aux meilleures opportunités. Ces biens transmettent un privilège social autant que le faisait un titre de noblesse ou des biens matériels au temps de Thorstein Veblen.

Les nouveaux avatars de la distinction

Elizabeth Currid-Halkett s’appuie sur des observations de terrain et les enquêtes sur les dépenses des consommateurs conduites par le Bureau of Labor Statistics pour brosser un tableau des évolutions de la consommation aux États-Unis. Grâce à ces données, elle montre notamment que la part du budget des ménages les plus riches consacrée à la consommation ostentatoire (voitures, meubles, habits, etc.) est moindre que pour les ménages aux revenus plus modestes. En termes relatifs, les plus riches ne sont donc pas ceux qui consacrent le plus d’efforts à se distinguer par leur consommation de biens matériels.

Les ménages les plus aisés dépensent en revanche bien plus que les autres dans les investissements qui, quoique non ostentatoires, sont loin d’être déconnectés de la logique de distinction statutaire. Une première catégorie de dépenses permet de créer et renforcer les différences de classe à moindre coût, comme les achats au marché bio, la couleur de vernis à ongles ou la lecture du New Yorker. Ces dépenses ne sont pas seules distinctives, mais vont de pair avec des investissements coûteux permettant une meilleure qualité de vie ou offrant des opportunités futures (baby-sitter, vacances, éducation, santé, retraite).

La plupart des lecteurs du New Yorker et du New York Times ont probablement étudié dans les universités les mieux classées avec des frais de scolarité au-delà de 40 000 $, et passent leur temps avec des personnes de même niveau d’éducation avec lesquelles ils échangent opinions et information. (p. 60)

La différence en dépenses non ostentatoires par classe de revenu tend d’ailleurs à s’accroître avec le temps. Depuis la Grande Récession (2007-2013), les personnes aux revenus les plus élevés ont augmenté leur consommation non ostentatoire et diminué leurs dépenses en biens ostentatoires, tandis que l’on observe la tendance inverse pour les classes moyennes. L’éducation est la dépense la plus représentative de cette divergence, et aussi la plus susceptible de consolider le succès social de la classe aspirationnelle. Depuis 1996, les dépenses en éducation des plus riches ont augmenté de 300 %, alors que l’on n’observe presque aucune augmentation pour les autres déciles de revenu. Le prix de ces biens non ostentatoires croît également avec le temps (les frais de scolarité ont augmenté de 80 % entre 2003 et 2013). Ces observations montrent que les stratégies des classes supérieures tendent à devenir de plus en plus subtiles, mais non moins coûteuses : l’ostentation cède le pas à la distinction.

Donner du sens à sa consommation

La classe aspirationnelle ne désire pas seulement atteindre et conserver un certain statut social, elle veut également avoir le sentiment de mériter sa place. Les efforts de légitimation des élites ne sont pas nouveaux ; ce qui a changé est probablement le nouvel ordre moral dans lequel ils s’inscrivent. L’expérience de la maternité en constitue un bon exemple : loin du temps des nourrices, l’allaitement est aujourd’hui la norme dans les milieux les plus riches et éduqués. Les parents des classes aspirationnelles passent un temps considérable et dépensent une part importante de leurs ressources à donner les meilleures opportunités à leur progéniture :

Que ce soit via l’allaitement pour augmenter le QI de bébé, ou les classes artistiques à l’âge de trois ans, […] les parents de la classe aspirationnelle voient leurs enfants comme des projets de développement et initient des pratiques parentales structurées et informées pour maximiser le succès futur de leurs enfants. (p. 97)

Les choix et loisirs de la classe aspirationnelle sont aujourd’hui éclairés et productifs. Ce n’est plus le gaspillage ostentatoire du temps de Thorstein Veblen, mais un investissement conscient dans l’espoir de retours futurs. Il est en effet difficile de remettre en cause le bien-fondé de l’allaitement, de l’apprentissage d’un instrument de musique, d’achats locaux ou de séances de fitness. Les fruits de ces pratiques sont donc naturellement ressentis comme mérités.

Ces choix des riches sont pourtant le résultat d’une liberté économique et sociale permise par leur position dans la société, et un système de production capitaliste qui leur fournit les produits nécessaires à leur distinction. Elizabeth Currid-Halkett donne ainsi l’exemple du processus de vente des cafés haut de gamme (specialty coffees) reliant les cultivateurs de café aux vendeurs et consommateurs. Il en résulte une « production ostentatoire », qui fait de l’achat une expérience au cours de laquelle le processus de production et le lieu de l’achat comptent tout autant, voire plus, que le produit. Si la dimension éthique de ce type d’achat est bien présente, elle est indissociable du désir de l’individu de se construire une identité sociale bien déterminée.

Une nouvelle théorie de la consommation ?

Le livre d’Elizabeth Currid-Halkett permet de saisir les métamorphoses de la consommation au XXIe siècle. Combinant méthodes statistiques et qualitatives, il réactualise les outils à l’aide desquels il est possible de saisir la manière dont les classes supérieures se distinguent et reproduisent leurs privilèges.

Plusieurs points peuvent être cependant soulignés dans cette analyse. La catégorie de biens appelés non ostentatoires est constituée de biens qui auraient tout autant pu être qualifiés d’ostentatoires, et la ligne de démarcation est loin d’être évidente. Les décisions de l’auteure ne sont pas toujours justifiées et pourraient notamment affecter les résultats statistiques. Les données mobilisées ne semblent également pas permettre l’analyse d’une catégorie de dépense centrale pour les classes supérieures : l’épargne. Enfin, la classe aspirationnelle recoupe des populations très différentes, du hipster au fondateur d’une start-up en passant par le professeur d’université. Or, les signes distinctifs de ces populations ne sont pas tous aussi efficaces dans la reproduction ou l’acquisition de privilèges. La possibilité de s’offrir une éducation haut de gamme ou une assurance santé est très probablement corrélée au fait de faire ses courses au marché bio, mais cela demande avant tout un certain capital économique.

On peut aussi regretter l’absence d’une analyse plus relationnelle des processus de consommation. La force de la théorie de Veblen était de concevoir un système de consommation où les choix des différentes classes se répondent. Pierre Bourdieu, mentionné à quelques reprises, et Jean Baudrillard, offrent à leur tour des éléments précieux pour saisir l’interdépendance des pratiques de consommation contemporaines. The Sum of Small Things se concentre principalement sur les classes supérieures, ce que reconnaît d’ailleurs Elizabeth Currid-Halkett. L’autre partie de l’histoire, la consommation des personnes aux revenus plus bas, est en grande partie absente. Un dialogue plus poussé entre sociologie et économie permettrait une meilleure compréhension des dynamiques de consommation ; cet ouvrage fait un premier pas en ce sens, espérons que cela donne suite.

Recensé : Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class, Princeton, Princeton University Press, 2018, 272 p.

par Ève Sihra, le 9 mai 2018

Aller plus loin

  Baudrillard, J. (1970). La société de consommation. Denoël.
  Baudrillard, J. (1972). Pour une critique de l’économie politique du signe. Gallimard.
  Bourdieu, P. (1979). La distinction. Critique sociale du jugement. Minuit.
  Isherwood, B. et Douglas, M. (1979). The World Of Goods. Allen Lane.
  Veblen, T. (1899). The Theory Of The Leisure Class. The New American Library.
  Wallace-Hadrill, A. (1990). The Social Spread Of Roman Luxury : Sampling Pompeii and Herculaneum. Papers of the British School at Rome, 58, p. 145-192.

Pour citer cet article :

Ève Sihra, « L’ostentation, tout en nuance », La Vie des idées , 9 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-ostentation-tout-en-nuance

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