Essai Société

L’obsession trans


par , le 29 août


La question trans est devenue l’un des points de clivages centraux du débat public aux États-Unis, jusqu’à la récente tuerie de Minneapolis et l’accusation de “transterrorisme”. Entre conservatisme, complotisme et transphobie, comment expliquer cette obsession ?

Les droites conservatrices et illibérales au pouvoir orientent aujourd’hui une partie de leurs combats à l’encontre des personnes trans. Au Royaume-Uni comme aux États-Unis, les droits des minorités de genre sont ainsi au cœur des débats politiques et médiatiques. Assimilées au « wokisme », ou à la menace d’un grand remplacement du genre, les minorités de genre semblent ne plus être les personnes en danger que les sciences humaines et sociales ont si bien décrites, mais des personnes dangereuses, dont il faudrait se méfier. La figure paroxystique de ces débats – comme à l’époque du mariage pour tous – demeure l’enfant. L’enfant trans serait à protéger de lui-même comme des activistes trans qui, en s’en prenant à lui, s’en prendraient surtout à la nature et à la différence des sexes. Comment pouvons expliquer ce renversement ? Que s’est-il passé, aux États-Unis principalement, pour que s’érige une obsession contre les personnes trans et de quelle manière ces phénomènes circulent-ils jusqu’à nous ?

L’offensive Trump

Dès le 20 janvier 2025, jour de son investiture, Donald Trump appose sa signature à un ensemble de décrets (26 au total). L’un d’entre eux porte sur « la défense des femmes contre l’extrémisme du genre et la restauration de la vérité biologique par le gouvernement fédéral ». Que contient-il précisément ? Ce décret se présente comme une défense des femmes, en s’érigeant contre l’idéologie du genre et la reconnaissance des personnes trans. Citons-le afin d’être compris :

cette voie malsaine est pavée d’une attaque constante et délibérée contre l’usage et la compréhension ordinaire et ancienne des termes biologiques et scientifiques, remplaçant la réalité biologique immuable du sexe par un sentiment de soi interne, fluide et subjectif, détaché des faits biologiques. Invalider la véritable catégorie biologique de « femme » transforme abusivement les lois et politiques conçues pour protéger les opportunités liées au sexe en lois et politiques qui les sapent, remplaçant des droits et valeurs juridiques anciennes et précieuses par un concept social identitaire et inachevé.

La signature de ce décret par l’actuel président américain oblige ainsi les États (1) à ne reconnaître que deux sexes ; (2) à ne plus utiliser le terme de genre ; (3) à ne plus soutenir des politiques en faveur des droits des personnes trans, qui sont désormais qualifiées de « politiques sexistes » ; (4) à ne plus autoriser les toilettes mixtes ou non-genrées ; (5) à rétablir des lieux d’incarcération selon « le sexe biologique » des personnes. Enfin, en note de ce décret sont précisés un ensemble de documents et de dispositifs auxquels s’oppose ledit décret, allant des programmes de lutte contre les discriminations des élèves LGBT à l’école à des outils développés afin de favoriser l’inclusion des étudiants intersexes à l’université.

Il n’a pas fallu attendre l’élection de Donald Trump pour observer l’obsession du candidat et de son clan autour de la question trans. Le 5 novembre 2024, en meeting à Phoenix, Donald Trump avait par exemple fait la promesse que « la politique officielle des États-Unis sera qu’il n’y a que deux genres, homme et femme », avant d’ajouter qu’il sera celui en capacité d’arrêter « le délire transgenre ». Donald Trump n’est évidemment pas seul à tracer le sillon de ce positionnement de rupture : à ses côtés, Elon Musk (dont la fille trans a vivement critiqué son père) défend des positions tout à fait similaires. Plus encore, ceci s’inscrit plus largement dans une lutte contre le « wokisme », qui fédère autour de lui un grand nombre de figures conservatrices.

Les trois premiers mois de son mandat ont indubitablement été marqués par une succession d’attaques à l’encontre des droits des minorités de genre. Le 28 janvier, une semaine après la signature du premier décret, la Maison-Blanche annonce la signature d’un nouveau décret excluant les personnes trans de l’armée cette fois, afin de « débarrasser l’armée de l’idéologie transgenre ». Dans le décret intitulé « prioriser l’excellence et la préparation militaire », nous pouvons ainsi lire que « de nombreux problèmes de santé mentale et physique sont incompatibles avec le service actif », notamment « l’expression d’une fausse “identité de genre” divergente du sexe d’une personne » qui ne peut « satisfaire aux normes rigoureuses requises pour le service militaire ». Plus encore, il y inscrit que la transidentité révèle un « conflit avec l’engagement d’un soldat à mener une vie honorable, honnête et disciplinée, même dans sa vie privée », et que « la prétention d’un homme à être une femme et son exigence que les autres respectent cette fausse identité sont incompatibles avec l’humilité et l’altruisme exigés d’un militaire ». On remarquera que les critiques portent ici bien plus sur les femmes trans que sur les hommes trans. L’invisibilisation des hommes trans les épargne-t-il ou bien les femmes trans, assimilées à des « figures du dégoût » [1] , sont-elles devenues à elles seules l’antithèse des droits des femmes et du respect des traditions ?

Le même jour, un troisième décret intitulé « Protéger les enfants des mutilations chirurgicales et chimiques » est adopté contre les « soi-disant transitions » proposées aux mineurs trans. Le décret débute par ces lignes : « Aujourd’hui, partout dans le pays, des professionnels de la santé mutilent et stérilisent un nombre croissant d’enfants influençables sous prétexte radical et mensonger que les adultes peuvent changer le sexe d’un enfant par une série d’interventions médicales irréversibles. Cette dangereuse tendance ternira l’histoire de notre nation et doit cesser. D’innombrables enfants regrettent rapidement d’avoir été mutilés et commencent à comprendre l’horrible tragédie de ne jamais pouvoir concevoir ni allaiter leurs enfants ». Concrètement, cela signifie qu’une politique est mise en œuvre afin d’arrêter brutalement toute offre de traitement et que Medicaid (l’assurance maladie américaine) ne prendra plus en charge ces procédures.

Neuf jours plus tard, le 6 février 2025, le président signe une nouvelle fois un décret interdisant cette fois-ci aux athlètes transgenres de participer aux compétitions sportives féminines, déclarant : « avec ce décret, la guerre contre le sport féminin est terminée ». Intitulé « éloigner les hommes du sport féminin », ce texte se présente comme une garantie afin d’assurer « la sécurité des femmes sportives » et « l’équité dans le sport » et impose que ne soient plus financées les structures qui promeuvent l’inclusion ou la diversité en faveur des personnes trans. Désormais, seul le sexe de naissance devra être retenu comme critère de classification entre les catégories sportives.

En réaction, les militant.e.s trans ainsi que les défenseur.e.s des droits humains ont immédiatement contesté ces décisions. En mars 2025, par exemple, à la suite d’une contestation en justice par un groupe de défense des droits des personnes trans, la juge fédérale Ana Reyes finit par reprocher au décret qui tentait d’exclure les personnes trans de l’armée d’être « empreint d’hostilité », aboutissant ainsi à une suspension du décret. Mais au-delà des luttes et des résistances, un renversement a eu lieu. Les personnes trans ne sont plus présentées par les pouvoirs fédéraux comme des personnes en danger (du fait de violences ou d’inégalités), mais comme une population dangereuse. Plus encore, les personnes trans deviennent des personnes à ne plus protéger : sur « X » comme sur « Youtube », l’identité de genre ne fait plus partie des catégories protégées contre les discours de haine. Si ces politiques internes aux géants de la communication ne découlent pas des décrets précités, ils s’inscrivent néanmoins dans une opposition aux politiques de diversité, équité et inclusion (DEI) aujourd’hui sous le feu de l’administration Trump et de droit des minorités, ainsi que dans une lutte contre le « wokisme » dont les personnes trans font notamment les frais.

Dans le sillage de cette transformation radicale, on assiste à une ré-essentialisation brutale des corps, réduits à l’idée d’une biologie toute puissante et ramenés à leur état de naissance perçu comme immuable. Mais ne limitons pas notre regard aux États-Unis et soulignons d’emblée qu’une circulation des idées et des mouvements sociaux conservateurs fait le lit des politiques transphobes de part et d’autre de l’Atlantique. On peut ainsi regarder du côté des États-Unis pour mieux saisir ce qui se déroule aussi et de plus en plus distinctement en Europe.

D’une population en danger à une population dangereuse

Dans L’Inversion de la question homosexuelle [2], Éric Fassin postule que les catégories normatives ne vont plus de soi. Autrement dit, que si l’on avait longtemps interrogé les minorités sexuelles, ce sont elles aujourd’hui qui interrogent en retour nos sociétés. Dans ce renversement, l’homosexualité permettait de mettre en question les prétendues évidences anthropologiques comme juridiques. Ce à quoi nous assistons aux États-Unis semble épouser les contours d’un mouvement contraire ; à savoir une inversion conservatrice. Jusque-là, la littérature scientifique nous avait permis de bien comprendre en quoi les personnes trans étaient des personnes particulièrement discriminées (au travail, à l’école, dans les parcours de santé, etc.) et stigmatisées (dans les médias notamment). En conséquence, les politiques à destination des personnes trans s’étaient principalement orientées vers l’accès aux droits communs, le soutien aux initiatives associatives et la promotion de la diversité. Tout au contraire, dans le discours du président Trump et de son équipe, les personnes trans n’apparaissent plus comme des personnes à protéger : elles deviennent elles-mêmes porteuses de dangers, pour les traditions, les valeurs morales, les femmes ou les enfants. Cette évolution de la question trans est particulièrement visible dans le champ lexical adopté dans les décrets précités. Ils évoquent en effet des « menaces » provoquées par les personnes trans dans le sport, ou bien encore des « violences » inhérentes à leur présence dans les lieux de mixité. Les interjections y sont d’ailleurs nombreuses : « il faut que ça cesse », « ça suffit », peut-on lire de façon peu habituelle dans ces textes officiels. Le registre de l’indignation y est prégnant, et corrélativement celui de la révélation est omniprésent : « partout aux États-Unis, les idéologues nient la réalité biologique du sexe » c’est pourquoi le décret sur « la défense des femmes […] contre l’extrémisme du genre » promet par exemple de « fonder la politique fédérale sur la vérité ».

Si les personnes trans sont présentées comme aussi menaçantes (y compris pour la vérité), un sujet alimente particulièrement cette obsession : celui des mineurs trans. Nous pourrions penser qu’il s’agit là d’un épiphénomène, ne concernant qu’environ 1% de la population. Pourtant, le sujet de la transidentité, et particulièrement celui des mineurs, devient un sujet structurant du débat. À tel point que certains observateurs mettent en avant une probable stratégie du candidat comme du président Trump. Pour le chercheur spécialisé en relations internationales et en sociologie des émotions Christopher Pepin-Neff, Trump agit comme un entrepreneur de morale [3] dans ses déclarations comme dans ses prises de position à l’encontre des personnes trans. En les qualifiant comme une cause de défaillances (dans l’armée ou dans l’éducation), il aurait fini par instaurer une panique morale « fondée sur la conviction que les citoyens transgenres étaient un fardeau pour le peuple américain » [4].

Toutefois, nous ne sommes plus simplement en mesure d’évoquer cette panique morale, mais également de la mesurer. En 2024 Andrew Billings publie un article dans lequel il tente d’évaluer l’effet de ces discours dans la presse ainsi que sur les réseaux sociaux. Au total, 210 articles de journaux et 6 405 publications Twitter ont été analysés pour mettre en évidence la proportion de contenu intégrant des éléments d’inquiétude, d’hostilité, de consensus dans les discussions autour du sujet trans, ainsi que la proportion des contenus en faveur et en défaveur des personnes trans. L’auteur conclut à une « escalade de la panique morale » en soulignant que « les manifestations en faveur des interdictions [ciblant les personnes trans] avaient considérablement augmenté sur les réseaux sociaux, tandis que les arguments en faveur de l’équité et de la justice, ainsi que les comparaisons entre États, ont diminué à mesure que le contenu se rapprochait du jour des élections » [5]. La conviction selon laquelle les personnes trans deviennent cette population dangereuse semble s’enraciner dans les imaginaires aussi bien que dans les discours et les pratiques de celles et ceux qui soutiennent le camp républicain. Le champ analytique de la panique morale laisse parfois place à celui de la guerre culturelle. C’est notamment le cas dans des publications communes de l’association américaine de psychiatrie et de l’association des psychiatriques LGBTQ+ qui dénoncent le procédé consistant à « déformer la science pour alimenter la polarisation sociale » [6]. Panique morale ou guerre culturelle, les personnes trans ont rapidement glissé du statut de minorité à protéger à celui de minorité nuisible.

S’opposer aux droits des personnes trans et se décrire comme féministe… a posteriori

Si, dans la bouche des opposants aux droits des personnes trans, les trans sont perçues comme dangereusesx, c’est qu’un point névralgique est touché : la différence femme-homme.
Depuis quelques années se développe un discours nommé « TERF » pour Trans-Exclusionary Radical Feminist (soit « féministes radicales excluant les personnes trans ») [7]. Si le terme apparaît peu avant les années 2010, il acquiert très vite un succès considérable. Il est postulé par les TERFs que les femmes trans seraient en réalité des hommes et qu’il ne peut en être autrement du fait (1) de leur biologie de naissance ; (2) de leur socialisation masculine et (3) de la confusion entre les symptômes (mal-être, questionnement identitaire) et le syndrome diagnostiqué chez les personnes trans : du point de vue des TERFs, en effet, la transidentité relève de la pathologie. Soulignons encore une fois le caractère genré de l’obsession trans puisque seules les femmes trans sont ici de nouveau montrées du doigt. Les personnes trans deviennent alors alternativement des individus trompés par une « idéologie trans [8] » qui leur ferait miroiter une possibilité illusoire de changer de genre ou bien encore, dans les plus radicales des versions, des masculinistes qui détournent le féminin pour intégrer et détruire la classe des femmes. Certains prennent ainsi le parti d’employer le mot de « féminicide » afin de soutenir l’idée d’une destruction de la classe des femmes du fait des transitions des garçons trans [9].

Pour Nina Plouch (2024), ces discours connaissent non seulement une croissance dans leur usage, mais également dans leur réception politique, principalement du côté des clans conservateurs [10]. Dès lors, qu’est-ce qui séduit autant ? D’une part, le rappel à des valeurs morales, religieuses ou essentialistes. L’opposition à Simone de Beauvoir y est constante (ainsi qu’à Judith Butler) au sens où l’on ne saurait « devenir femme », mais uniquement naître ainsi. Alors que Simone de Beauvoir considérait que la femme ne pouvait se résumer à son utérus, les courants féministes naturalistes Terfs considèrent au contraire que l’utérus est le lieu essentiel de la différence des sexes. On note alors le développement de termes comme le « femellisme » qui consacre la femme comme une « femelle » dans son acception biologique [11]. D’autre part, ceci permet aux discours conservateurs d’apparaître comme « féministes », puisque c’est au nom de l’égalité et de l’équité entre les sexes que ces mesures d’exclusion des personnes trans sont prises.

Grand-remplacement du genre, complotisme et « défense des enfants »

Cette description ne saurait être complète si l’on ne prenait pas le temps de décrire deux autres logiques à l’œuvre : l’idée d’un complot ou d’un lobby trans, et celle d’un « grand remplacement » du genre. Autrement dit, les personnes trans ne feraient pas que modifier la classe des femmes dans leur définition « naturelle » (la présence d’un utérus), mais plus généralement, elles « transformeraient » l’ensemble des jeunes générations. Là encore, les similitudes avec des controverses plus anciennes – comme celles relatives à l’enseignement de la vie affective, relationnelle et sexuelle – sont particulièrement criantes. L’enfant y est présenté comme un être pur, neutre et asexué, vulnérable aux dispositifs éducatifs abordant les questions de sexe ou de sexualité. Pour ainsi dire : aborder ces questions reviendrait à prendre le risque d’orienter les enfants dans un devenir subi (homosexuel ou transgenre), contraire à leur volonté et engendrant des regrets [12]. Pour autant, mettre en lumière la diffusion rapide de ces raisonnements permet de comprendre comment ses croyances se consolident avec le temps. Répétées et justifiées (même fallacieusement), elles finissent ainsi par obtenir une consistance argumentative auprès de l’opinion et un écho politique.

Qui, dans les représentations des courants conservateurs, est à l’origine de cette entreprise de déstabilisation politique et psychique ? La réponse se loge dans le néologisme de « transactiviste ». On observe en effet derrière celui-ci une bascule argumentative : les personnes trans étaient jusque-là décrites comme des personnes perturbées, voire perturbantes. Désormais, ils et elles deviennent des « activistes » organisés, un lobby développant intentionnellement des stratégies d’influences, venant à modifier les développements psychosexuel et psycho-affectif « naturel » des enfants. Comprenons bien : si la défense des femmes et celle des enfants semblent indissociables, c’est bel et bien qu’enfanter et éduquer des enfants sont ici pensés comme l’essence même des femmes. La protection des enfants comme la protection des femmes sont alors brandies pour s’opposer aux personnes trans (qu’il s’agisse d’accès à la santé ou d’accès aux institutions éducatives par exemple). Face à cette collusion des contraires, de nombreux chercheurs et intellectuel.le.s s’interrogent sur un autre angle mort : « Qui défend l’enfant queer ? » s’interroge le philosophe Paul B. Preciado dans le journal Libération en 2013. Comment réellement « Protéger nos enfants » de la panique morale, demande Gabrielle Richard ? [13]

Les termes de « Lobby LGBT » ou de « Théorie du genre » [14] offraient déjà un narratif bien connu ; celui d’un complot organisé qui s’attaquerait simultanément aux structures traditionnelles de la société et aux enfants. Dans les pas des analyses portant sur la circulation des discours antiféministes [15], on peut souligner la consubstantialité des croyances en une manipulation interpersonnelle et celle portant du crédit à l’idée d’une manipulation sociopolitique. Résumons : il existerait un lobby (forcément structuré, mais caché) qui aurait pour objectif de « fabriquer » [16] des enfants transgenres, de remplacer les hommes et les femmes, les garçons et les filles, par des personnes trans et non-binaires. À bien observer cette logique, on remarque que complotisme et transphobie vont de pair. Entrepreneur de morale traditionnelle, Donald Trump serait donc aussi, en reprenant les mots de Véronique Campion-Vincent, un entrepreneur de complot [17].

Les similitudes et connivences entre les courants conspirationnistes et les discours de haine transphobe sont aujourd’hui bien documentés. Pour Lexie Webster, le conspirationnisme et les discours se présentant comme « critiques à l’égard du genre » renvoient aux mêmes familles d’acteurs et d’actrices conservateurs [18]. C’est également ce lien entre « populisme », « panique morale » et « transphobie » sur lequel concluent Fran Amery et Aurelien Mondon [19] à partir d’une analyse des discours d’oppositions aux personnes trans. Dans un cas comme dans l’autre, l’argument de la protection des enfants réapparaît de manière centrale, tel un point de clivage indépassable. Si les enfants sont endoctrinés et s’ils finissent par regretter [20] ce qui ne relève plus de leur choix, mais d’un conditionnement, il s’agirait alors d’arrêter tout traitement médical et toute promotion de la notion d’identité de genre, au bénéfice d’un sexe immuable. C’est ainsi qu’à la suite de la signature du décret ne reconnaissant que deux sexes, de nombreux États américains ont interdit les traitements à destination des mineurs trans, laissant en errance thérapeutique de très nombreux adolescent.e.s trans.

Conclusion : circulation des idées des États-Unis à la France

Ce qui se passe aux États-Unis n’est pas sans faire écho avec ce qui s’observe en Europe et particulièrement en France [21]. Des associations comme « SOS Éducation », « Ypomoni » ou « L’observatoire de la petite sirène » développent ces mêmes arguments sur fond de protection de l’enfance, de lutte contre l’idéologie trans et de défense de catégorie femme. À l’image de ce qui se déroule aux États-Unis, les essais qui découlent de ces courants flirtent avec l’incitation à la haine. C’est le cas du livre Transmania [22] de l’ex-Femen Dora Moutot qui décrit les personnes trans comme des homosexuels autogynéphiles [23] « ravagés », « fou furieux », des « gros pervers », ou bien encore des « Frankenstein génitaux », perdus dans une « post-vérité » sur le genre qui menacerait les enfants et les femmes. Tout ceci pourrait prêter à rire si ces théories ne finissaient pas par être mobilisées politiquement, comme ce fut le cas en 2024 par le groupe Les Républicains du Sénat, qui commanda à l’association « L’observatoire de la petite sirène » un rapport sur les mineurs trans. On retrouve dans ce rapport toutes les obsessions trumpistes.

Premièrement l’idée d’une augmentation alarmante du nombre de mineurs trans, venant accréditer le fantasme d’un grand remplacement et d’une influence à grande échelle des discours et des lobbies transactivistes (le rapport parle de « transidentification des mineurs »). Deuxièmement, la nécessité de défendre un principe de précaution visant à priver les jeunes trans de traitements hormonaux afin de les protéger d’eux-mêmes et des regrets inéluctables que prédisent (sans qu’ils soient vérifiés) ces auteur.e.s. Là encore, nous pourrions penser qu’il ne s’agit que d’un texte marginal, mais l’histoire politique récente nous apprend que ces positions ne sont pas isolées : en octobre 2021, le candidat Éric Zemmour qualifiait ainsi de « criminelle » une circulaire autorisant les établissements scolaires à reconnaître le prénom d’usage choisi par les jeunes trans. Ces propos ne sont pas l’apanage de l’extrême droite – à moins de constater que les idées de celle-ci gagnent du terrain au sein de camps réputés plus modérés. En 2024, Emmanuel Macron avait ainsi qualifié d’ « ubuesque » la proposition du Nouveau Front Populaire suggérant que les changements de mention de sexe à l’état civil puissent être simplifiés, par exemple en permettant la réalisation de cette procédure en mairie.

Il serait dès lors bien naïf de considérer que les transformations radicales en cours aux États-Unis ne sont pas, aujourd’hui, susceptibles d’être inoculées dans les débats français – voire qu’elles n’y ont pas déjà cours. L’identité de genre deviendra-t-elle ce point de clivage que fut politiquement le mariage pour tous en 2012 ? Rappelons-nous non seulement le mariage pour tous, mais également les débats autour de l’ABCD de l’égalité la même année [24]. Rappelons-nous également que l’accès à des droits comme celui de la non-discrimination n’a réellement été accordé en France qu’en 2016 aux personnes trans [25] et que les offensives contre les personnes trans et celles à l’encontre d’autres droits (comme le droit à l’avortement) épousent des formes similaires. Tout cela semble permettre de situer le débat, aujourd’hui encore, non pas autour de l’existence d’un supposé lobby trans qui agirait contre les femmes et les enfants, mais autour de l’incertitude de l’égalité de traitement des personnes trans dans le droit, comme dans nos représentations.

par , le 29 août

Pour citer cet article :

Arnaud Alessandrin, « L’obsession trans », La Vie des idées , 29 août 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-obsession-trans

Nota bene :

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Notes

[1Alessandrin Arnaud, Brigitte Esteve-Bellebeau, Rogelio Esteve, Que faire de nos dégouts  ? Bordeaux, Eclisse ed. 2023.

[2Éric Fassin, L’inversion de la question homosexuelle, Paris, Amsterdam, 2005.

[3Pour Howard Becker (Outsiders, Métailié ed. 1985) les entrepreneurs de morale cherchent à faire à adopter de nouvelles normes, de nouvelles valeurs dans la société.

[4Pepin-Neff, C., & Cohen, A. (2021). “President Trump’s transgender moral panic”. Policy Studies, 42(5–6), 646–661.

[5Billings, A. C., Moscowitz, L., Jackson, J. R., Dirks, E., & Tomsett, S. M. (2024). “Trans Youth Sport Bans and the Facilitation of Moral Panic : A Cross-Platform Comparison of Media Narratives”. Mass Communication and Society, 27(6), 1555–1579.

[6Mcintosh, C. A.(2024). “Trans people are not your political football”. Journal of Gay & Lesbian Mental Health, 27(3), 247.

[7Sur les mouvements TERF et sur la controverse entre «  transidentités  » et «  féminisme  », lire par exemple : Beaubatie, E. (2020). «  Des Trans’ Chez les Féministes : retour Critique Sur Cinquante Ans de Controverse  ». Revue du Crieur, 16(2), 140-147.

[8Lire à ce sujet : Espineira, K. et Thomas, M.-Y. (2022). «  Les trans dévoient le féminisme  » Transidentités et transitude : se défaire des idées reçues (p. 123-130), Le Cavalier Bleu.

[9C’est notamment le cas dans le livre de Marie-Jo Bonnet et de Nicole Athea, Quand les filles deviennent des garçons, Odile Jacob, 2023.

[10Ploch, N. (2024). 3A systematic review of TERF behaviour online in relation to sociopsychological group dynamics3. Journal of Gender Studies, 1–14.

[11Sur le site https://www.femelliste.com, on remarque à cet égard des textes intitulé par exemple «  Préserver les droits des femmes et des enfants face au transgenrisme  ».

[12Lire par exemple : Arnaud Alessandrin (2023), Jeunesse : de nouvelles identités de genre  ? La documentation française.

[13Gabrielle Richard, Protéger nos enfants, Binge ed., 2024.

[14Le terme même de «  la théorie du genre  » - plus récent que celui de Lobby LGBT - est de ce point de vue révélateur. Il renvoie notamment à l’idée que le genre est une théorie (c’est-à-dire, dans le langage courant, une antithèse de réalité).

[15Morin, C. et Mésangeau, J. (2022). «  Les Discours Complotistes de L’antiféminisme En Ligne  ». Mots. Les langages du politique, 130(3), 57-78.

[16La notion de “fabrique” n’est pas hasardeuse. Elle renvoie à l’ouvrage de Caroline Eliacheff et Celine Masson «  La fabrique de l’enfant transgenre  » (L’observatoire ed. 2022). L’argument des auteures est le suivant : les enfants qui se déclarent transgenre ne le sont vraisemblablement pas. Ils et elles sont trop jeunes pour savoir ce qu’ils veulent et sont plus probablement soumis à des discours transactivistes et LGBT qui les font confondre «  symptômes  » et «  syndromes  », le tout accompagné d’institutions qui soutiennent ces «  fantasmes  » comme par exemple l’éducation nationale ou l’industrie pharmaceutique.

[17Campion-Vincent, V. (2015).  » Note Sur les Entrepreneurs En Complots.  » Diogène, 249-250(1), 99-106.

[18Lexi Webster, «  “We Are Detective” : Transvestigations, conspiracy and inauthenticity in ‘gender critical’ social media discourses  », ELAD-SILDA [En ligne], 9 | 2024.

[19Amery, F., & Mondon, A. (2024). “Othering, peaking, populism and moral panics : The reactionary strategies of organised transphobia”. The Sociological Review [Online].

[20Sur le très faible taux de regrets, lire par exemple : Olson KR, Raber GF, Gallagher NM.  » Levels of Satisfaction and Regret With Gender-Affirming Medical Care in Adolescence”. JAMA Pediatr., 2024  ;178(12):1354–1361.

[21Mais l’on pourrait aussi regarder du côté de l’Angleterre puisque le mercredi 16 avril 2025, la Cour suprême britannique est revenue sur la définition légale de la femme, qui doit dorénavant se baser sur le sexe biologique et non sur la reconnaissance de genre. Cette définition contraint notamment de nombreuses institutions à redéfinir leurs actions en faveur des personnes trans.

[22Magnus ed., 2024.

[23On nomme autogynéphile «  une personne qui souhaite devenir une femme en étant motivée par l’excitation que le corps d’une femme lui procure en tant qu’homme  ».

[24Denis Quinqueton, Flora Bolter et Arnaud Alessandrin, Mariage pour tous : la violence d’une conquête, Bord de l’eau, 2023.

[25Olivia Bui-Xuan, «  Le droit au défi des identités de genre  », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2022 [En ligne].

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