Dans un recueil d’articles mêlant analyse et féminisme, l’historienne américaine Abigail Solomon-Godeau critique l’esthétisme du discours muséal, et les canons photographiques qu’il impose aux artistes.
Dans un recueil d’articles mêlant analyse et féminisme, l’historienne américaine Abigail Solomon-Godeau critique l’esthétisme du discours muséal, et les canons photographiques qu’il impose aux artistes.
Une femme à la peau d’albâtre est étendue sans vêtement dans un champ délaissé, bordé de haies sombres. Au loin, au delà des quelques hauts arbres éparpillés, une imposante armée de pylônes électriques dessine discrètement l’horizon. Ce que l’on voit sur la couverture de Chair à canons est à la croisée du nu champêtre et de la photographie de paysage : entre délassement sensuel et menace d’une industrialisation invasive, Jo Spence et Terry Dennett télescopent classicisme pictural et frontalité documentaire en noir et blanc, pour réformer et reformer les canons photographiques et, partant, renouveler l’histoire de la photo ou, du moins, l’interroger.
À la fois réflexive et déconstructiviste, leur démarche postmoderne s’affirme clairement dans le titre de cette image prise en 1982 – Remodelling Photohistory (Industrialization) –, qui s’impose comme le pendant parfait aux huit articles d’Abigail Solomon-Godeau que Clément Chéroux [1] a choisis et fait traduire pour rendre l’œuvre de cette historienne américaine retraitée en France plus accessible au lectorat hexagonal.
Le lien entre cette image liminaire et les textes du recueil organisé en trois temps – « photographie, discours, féminisme », comme l’indique le sous-titre du volume – s’éclaircit sous la plume de Jo Spence, qui assure dans son autobiographie de 1986 qu’il reste à faire
un travail considérable sur la soi-disant histoire de la photographie et sur les pratiques, les institutions et les instruments photographiques, de même que sur le rôle qu’ils ont eu dans la construction et la promotion de certaines manières de voir et de raconter le monde. [2]
Car si la photographe assume son iconoclasme et avoue souhaiter « défamiliariser » (make strange), voire dénaturaliser les genres institutionnalisés de la photo, l’historienne mène avec brio une réflexion qui embrasse tout à la fois, depuis les enjeux théoriques et politiques, historiques et historiographiques, jusqu’aux débats formels et esthétiques, pour livrer une pensée peu orthodoxe dont la prodigieuse envergure n’entame aucunement la cohérence ni l’engagement. Publiés entre 1983 et 2013, ses textes n’ont perdu ni de leur verve ni de leur pertinence ; ils conservent toute leur insolente fraîcheur.
Héritière d’un féminisme frondeur, Solomon-Godeau place son écriture sous l’égide d’une triade d’ « anti- » qui édicte ses principes directeurs : anti-autoritarisme, anti-hiérarchisme et anti-patriarcalisme. Dans le sillage de Luce Irigaray et de Laura Mulvey [3], entre autres, elle détricote l’écheveau des discours dominants, que ceux-ci soient institutionnels, idéologiques ou genrés.
Audacieuse, contestataire et quelque peu rebelle, elle retrace l’histoire de la photo construite par les collectionneurs, les marchands et les musées [4], pour battre en brèche leurs fables et leur opposer son méticuleux discours d’historienne-chercheuse. Dénonçant la « mode sépia » du début des années 1980 – l’engouement démesuré des collectionneurs pour les calotypes [5] français et anglais, qui inventent une « esthétique imaginaire » pour en faire un produit de marché – ou la canonisation factice d’Eugène Atget en « père olympien de la grande photographie » (p. 60), elle met à l’index l’esthétisme académique du discours muséal qui, idéologique et intéressé, fausse le discours historien.
Revenant sur l’élaboration et l’organisation des productions culturelles, comme celle d’Atget pris pour modèle, géniteur et patriarche de la photo moderne, ou celle du formalisme révolutionnaire soviétique devenu plus esthétique que critique par son intronisation dans les musées américains, elle interroge et remet en cause les notions d’auteur, de canon et de style pour mieux mettre en valeur l’idéologie qui sous-tend l’esthétisme institutionnel. Selon elle, la muséification de la photographie ne se contente pas de réécrire l’histoire, mais l’annihile simplement : photographes (Atget, Cahun, la comtesse de Castiglione) et courants photographiques (le formalisme américain ou la photographie documentaire) deviennent de la « chair à canon », soit des instruments asservis à une canonisation idéologiquement orientée.
Réévaluant et redéfinissant la position de l’historien, A. Solomon-Godeau en appelle donc à prendre en compte les déterminations culturelles et religieuses, économiques, politiques et sociales qui président aux discours sur la photographie. Elle insiste également sur les limites d’une institutionnalisation qui fige les œuvres et leur assigne une place qui reste contingente. Les canons qui héritent d’une taxonomie élaborée au 19e siècle et nourrissent une généalogie respectable pour bâtir un « mythe de la continuité » (p. 75) ne sont jamais éternels, mais toujours en mouvement.
Tout comme le sont les pratiques photographiques, dont la mutabilité (réemploi et variations de procédés formels à travers le 20e siècle, appropriation de stéréotypes féminins) se conjugue avec une certaine instabilité terminologique : quelle différence entre photo documentaire, photojournalisme et documentaire social ? Quid de la binarité dedans/dehors établie comme fait ontologique ? Attentive aux mutations du médium, elle analyse la transition de l’analogique au numérique, entre opposition et continuité ; elle s’interroge sur l’élasticité des catégories et les préjugés que celles-ci charrient (notion d’objectivité ou de vérité photographique, thème de la subjectivité lesbienne).
Ainsi veille-t-elle à mettre en valeur le statut problématique de l’objet photographique, réactualisant pour les approfondir certaines questions-fantômes qui hantent le médium depuis son invention, comme l’opposition entre photo d’art et photo informationnelle, ou le débat autour des images-faites-par-une-machine. Son intérêt durable pour les variations et les métamorphoses, son infatigable talent pour le débat, la mise en dialogue, font de la versatilité du médium étudié et des problèmes « poéthiques » [6] qu’ils posent une véritable force d’opposition.
Attachée à l’instabilité subversive qu’elle débusque dans la production artistique féministe et ses propositions oppositionnelles – ses subjectivités sous-représentées qui revendiquent la nature fictive du soi et cultivent l’autocréation photographique pour refigurer des identités inassignables –, Abigail Solomon-Godeau sonde et ébranle les notions d’autorité, d’auctorialité, de subjectivité. Réflexive, sa prose dense et subtile fait des motifs étudiés (les effets de transitions, de translation, d’ambivalence, de réappropriation) le fondement de sa posture éthique.
Honnête et lucide, attachée à une morale historienne, elle souligne la partialité de son point de vue, rappelant sans lassitude les missions du chercheur (pour une sociologie, une sémiotique, une histoire culturelle et sociale de la photographie) et celles des institutions, davantage tournées vers l’esthétique. Ni au-dedans ni au-dehors, elle occupe un espace liminaire et indéterminé, à mi-chemin entre la perception et la cognition, la projection et l’identification. Prenant appui sur des écrits critiques et théoriques, des expositions et leur catalogue, ainsi que sur les œuvres et discours des photographes, l’historienne assume une subjectivité dont l’acuité et la vivacité sont aussi fines qu’exigeantes. Pleine d’élan, elle remplit la mission assignée par la couverture de son ouvrage : remodelling photohistory, c’est-à-dire à la fois repenser, rénover et relancer le discours historique sur la photographie.
par , le 13 février 2017
– Site officiel de Jo Spence, (1934-1992)
– Portrait de Clément Chéroux, Le Monde, 13 juin 2016
– Présentation de l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945, pour le catalogue de laquelle Solomon-Godeau signe un article
– Articles de Solomon-Godeau pour le magazine du Jeu de Paume (versions anglaise et française) :
« Inventing Vivian Maeir » ; « Mistaken Identities »
Adèle Cassigneul, « La norme photographique », La Vie des idées , 13 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-objet-photographique
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[1] Historien de la photographie et conservateur de la photographie au Centre Pompidou, Clément Chéroux vient d’être nommé à tête du département photographique du MoMA de San Francisco. Depuis 2009, il dirige la collection « L’écriture photographique » des éditions Textuel, dans laquelle Chair à canons est publié.
[2] Jo Spence, Putting Myself in the Picture : A Political, Personal and Photographic Autobiography, Londres, Camden Press, 1986, p. 118 (ma traduction).
[3] Théoricienne appartenant à la seconde vague du féminisme inaugurée en 1963 par la publication de The Feminine Mystique de Betty Friedan, Luce Irigaray est l’auteure des séminaux Ce sexe qui n’en est pas un (Minuit, 1977) et Éthique de la différence sexuelle (Minuit, 1984). Laure Mulvey est une théoricienne du cinéma à l’origine d’une réflexion fondamentale sur la scopophilie phallocentrique du regard masculin (male gaze). Lire « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, 16/3, 1975, p. 6-18.
[4] Je remercie Michel Poivert de m’avoir apporté quelques précieuses précisions sur la place d’Abigail Solomon-Godeau dans l’historiographie de la photographie et sur sa réception en France.
[5] Du grec kalos, beau, mot forgé par le britannique William Fox Talbot pour désigner le procédé de photographie sur papier qu’il met au point en 1840. Son principe fondamental, le système négatif-positif de développement, s’oppose au procédé de photographie sur cuivre inventé par Daguerre, le daguerréotype.
[6] Terme emprunté à Jean-Michel Pinson qui l’emploie dans Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine (Champ Vallon, 1995) et le théorise dans Poéthique : une autothéorie (Champ Vallon, 2013), et qui conjugue le poétique et le politique, l’éthique, l’esthétique et l’ethos.