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Recension Société

L’immigration, un problème administratif ?

À propos de : S. Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Belin.


par Igor Martinache , le 27 janvier 2010


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L’omniprésence du thème de l’immigration dans le débat public masque souvent le rôle discret et néanmoins prépondérant de l’administration dans la définition des politiques conduites vis-à-vis des étrangers. Sylvain Laurens, sociologue, montre comment les hauts fonctionnaires se sont emparés de la question de l’immigration dans les années 1970.

Recensé : Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Paris, Belin, coll.« Socio-histoires », 2009, 350 p., 24€.
Une première version de cet article est parue dans Liens Socio.

Une idée tenace voudrait que la frontière entre responsables politiques et membres de l’administration soit bien établie. En France tout au moins, car divers pays étrangers, à l’instar des États-Unis, ont très tôt introduit officiellement un « système des dépouilles » (spoils system) qui consiste à accompagner toute alternance politique par une alternance administrative. Contre cette conception d’une administration n’ayant qu’un rôle d’exécution bureaucratique, plusieurs recherches ont pourtant mis en évidence la dimension éminemment politique du travail administratif, aussi bien au « bas de l’échelle » que dans le pouvoir discrétionnaire dont peuvent disposer les hauts fonctionnaires. C’est cette dernière dimension qu’étudie Sylvain Laurens, à partir de la période 1962-1981, charnière à bien des égards.

S’y est en effet joué un processus de (re)politisation qui a culminé dans la décision gouvernementale de suspendre l’immigration de travail le 3 juillet 1974. En reconstituant le rôle spécifique des hauts fonctionnaires et les affrontements « feutrés » qui ont pu les diviser, l’auteur prend surtout ses distances avec les explications traditionnellement avancées de cette évolution, qui font la part trop belle à la conjoncture économique et aux extrêmes politiques, et invite à « penser de façon relationnelle la mise à l’agenda dont l’immigration peut faire l’objet dans l’espace public par des acteurs militants, politiques, associatifs, et l’investissement croissant, au sein même de l’État, d’acteurs toujours plus hauts placés, toujours plus nombreux, et toujours plus proches du pouvoir politique » (p. 65). Il s’inscrit dans le sillage des travaux de Jacques Lagroye ou Jean-Michel Eymeri qui, en forgeant la notion de « fonctionnaires-gouvernants » ou « fonctionnaires-dirigeants », ont attiré l’attention sur ce groupe social spécifique – formé selon les estimations de Sylvain Laurens d’au plus 7 000 personnes sous la Ve République (p. 15) – et ses mobilisations, jouant un rôle décisif dans les processus de « domination à distance » intrinsèquement liés au développement de l’État-nation. Il s’agit alors de ne pas nier « toute la complexité de cette interface où “étatique” et “politique” s’interpénètrent constamment » (p. 162), en tombant dans l’un des deux écueils consistant à présupposer la prééminence de l’un sur l’autre. Dès lors, « penser les fonctionnaires-gouvernants comme un groupe social permet ici de substituer aux approches en termes “d’impulsion” une approche en termes de relations de pouvoir : les rapports entre cabinet ministériel et sommets des administrations centrales pouvant s’appréhender comme des rapports de force permanents entre les agents inscrits dans un même champ de pouvoir  » (p. 163).

Les conséquences de la décolonisation

Les prémices de cette repolitisation sont ainsi à chercher en premier lieu, selon Sylvain Laurens, dans les recompositions qui ont alors affecté les personnels administratifs en charge de cette question. Jusqu’en 1966 et la création de la Direction de la population et des migrations (DPM), ceux-ci sont en effet éparpillés dans plusieurs bureaux et différents ministères – Santé et Travail notamment – en fonction des aspects concernés. C’est plus largement une nouvelle division du travail administratif qui se met en place, elle-même accompagnée par une nouvelle illusio, et surtout un renouvellement du personnel en question. Pour des raisons tenant largement aux logiques de concurrence entre les corps, certains énarques vont notamment investir ce secteur, reléguant les « rédacteurs méritants », faiblement qualifiés, qui y officiaient majoritairement jusque-là. Or cette « technocratisation » de l’administration des étrangers, qui se complète notamment par un développement des structures interministérielles et l’essor d’une logique gestionnaire, s’accompagne également d’un processus d’« ennoblissement » de cette dernière.

Celui-ci résulte en large partie du processus de décolonisation qui s’amorce à cette période en ce qui concerne les territoires africains. D’une question « interne » en quelque sorte, les déplacements entre les anciens pays colonisés et l’ancienne métropole deviennent en effet une affaire diplomatique, et plusieurs négociations bilatérales vont alors se mettre en place autour du nouveau statut des anciens ressortissants de l’empire colonial français. Intervient par ailleurs le reclassement des anciens agents en poste dans les colonies, dont certains, pourvus de capitaux scolaires et sociaux relativement importants, s’orientent vers l’administration des étrangers. Une reconversion qui n’est cependant pas sans remous. Le cas de l’indépendance algérienne est à cet égard paradigmatique, dans la mesure où le territoire avait été « départementalisé » : les liens entre les populations de l’ancienne métropole et le nouvel État indépendant étaient ainsi logiquement plus étroits, tandis que les « Français musulmans d’Algérie » (FMA) se voient retirer leur citoyenneté française pour recevoir une nouvelle nationalité « à distance ».

Un troisième facteur intervient dans cette repolitisation à l’orée de la décennie 1970 : l’évolution de la perception des phénomènes économiques au sein de la haute fonction publique, à commencer évidemment par les directions du Trésor et du Budget au ministère des Finances. Là encore, l’« énarchisation » de la haute administration joue un rôle décisif, du fait notamment que les jeunes agents en question ont été formés à la « science économique » au lieu de l’« économie politique ». Un paradigme « néo-monétariste » s’impose progressivement, concevant les travailleurs immigrés, et notamment les transferts effectués en direction de leurs pays d’origine, comme un « problème » pour l’économie nationale. Mais si la « nébuleuse réformatrice » a pu profiter de l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing au ministère des Finances pour établir sa mainmise sur les différents comités interministériels sur l’immigration – où se jouent les rapports de force les plus décisifs (p. 177) –, il ne faudrait pas croire que celle-ci ne s’est pas heurtée à une certaine opposition au sein même de la haute fonction publique. Certains, tel André Postel-Vinay, ancien résistant, inspecteur des Finances, alors directeur général de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE), promeuvent une politique de coopération fondée sur des dons financiers – et non des prêts – à destination des pays anciennement colonisés, articulée à une action sociale et de formation pour les travailleurs immigrés en France – deux dimensions que les jeunes énarques réformateurs vont au contraire distinguer. En fin de compte, « à compter de la décennie 1970, la politique d’immigration se trouve arrimée, au moins au ministère des Finances, à une réflexion plus générale sur la stabilité monétaire et le maintien des équilibres économiques (budgétaires, sur le marché du travail, au niveau des prix, des salaires, etc.) » (p. 132).

La fermeture des frontières

Dans la deuxième partie, Sylvain Laurens revient sur la formation de la DPM en montrant notamment comment celle-ci représente la matrice d’un « discours pré-politique » érigeant l’immigration en « problème », avant d’étudier le rôle des différents agents – fonctionnaires de la DPM, de la direction de la Réglementation et préfets notamment – dans le renouvellement de la logique de main-d’œuvre puis de celle de police, qui aboutissent dans un premier temps aux fameuses circulaires Marcellin-Fontanet de 1972. Il s’agit ensuite, durant les deux années qui suivent, d’« entretenir la flamme d’une politique restrictive » en déployant un travail argumentaire soigneux que retrace l’auteur et qui consiste notamment à répondre aux attaques des associations de défense des travailleurs migrants, telle l’Amicale des Algériens en France, mais aussi du gouvernement algérien, concernant notamment la portée des crimes racistes, tout en utilisant habilement les sondages privés en plein essor pour construire la représentation d’un racisme populaire justifiant la fermeture des frontières. Concernant la décision du 3 juillet 1974 déjà évoquée, l’auteur met donc en évidence les limites du discours habituel qui consiste à établir un lien mécanique entre « arrêt de l’immigration » et « contexte économique difficile » – justifiable a posteriori –, occultant ce faisant le nécessaire « travail d’universalisation » par lequel cette liaison a pu être établie – autrement dit un travail visant à « taire certains aspects de la réalité au profit d’autres » (p. 206). De même, loin d’aller dans le sens des intérêts de l’ensemble des agents concernés, cette décision a dû faire l’objet d’un intense « travail de traduction simultanée » en direction de différents publics afin de les convaincre du bien-fondé de la mesure par cette « avant-garde » administrative, et auquel André Postel-Vinay, devenu entre temps secrétaire d’État aux travailleurs immigrés, a lui-même participé, non sans conserver une appréciation différenciée des « problèmes » posés par l’immigration – en l’occurrence plus « humains et sociaux » que « monétaires » selon lui. Rapidement démissionnaire, faute de s’être vu accorder les crédits nécessaires à un projet de logements, Postel-Vinay est remplacé par Paul Dijoud qui, pour « exister » dans le gouvernement – ce dont dépend la poursuite de sa trajectoire politique –, constitue un « imposant cabinet » conformément aux nouveaux canons de la haute fonction publique, puis fait rédiger par l’un de ses conseillers, Philippe Moreau-Defarges, un « livre-programme » censé synthétiser la « nouvelle politique d’immigration » que Dijoud entend incarner. « En résumé, un énarque en cabinet va réaliser la mise en forme d’un programme politique commandé par un autre énarque passé en politique, à partir de notes de synthèses rédigées par des énarques en poste dans les services » (p. 234).

Ce livre-programme déploie ce que Joseph Gusfield qualifie de « grammaire des motivations », formée d’un décor, d’une scène, d’un fait accompli et, surtout, des figures sociales responsables de celui-ci. Il propose en somme, comme l’analyse Sylvain Laurens, une « remise en ordre symbolique » pour remédier aux conséquences du supposé laxisme administratif qui a sévi jusqu’alors (p. 238). Trois arguments constituent ainsi la colonne vertébrale du discours justifiant la décision de suspendre l’immigration de travail : le constat d’une « diversification de l’immigration » – avec au passage une récupération du thème du « déracinement » étudié par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad au sujet des paysans algériens – ; l’anarchie, aggravée par le « racisme du Français moyen » ; puis, alors que les traités internationaux obligent rapidement le Conseil d’État à invalider la suspension de l’immigration familiale, le secrétariat d’État développe un discours ambigu sur le « libre choix » de partir ou rester.

La protection de la « main-d’œuvre nationale »

Ce travail est aussi celui d’une légitimation de la « nécessaire » intervention du politique, appuyée par une mise en scène médiatique importante. Mais, malgré la prétention à la « nouveauté », celle-ci se traduit en réalité surtout par la résurgence de thématiques déjà usitées par le passé sur cette même question. C’est ce qu’illustre notamment le repositionnement politique qui intervient avec l’arrivée en 1977 de Lionel Stoléru à la tête d’un portefeuille significativement rebaptisé « secrétariat d’État aux travailleurs manuels et aux travailleurs immigrés ». Deux volets caractérisent cet infléchissement : d’une part, la systématisation de l’aide au retour, qui va laisser place dès 1978 à un programme de retours forcés des travailleurs immigrés, et, de l’autre, une campagne de revalorisation du travail manuel afin d’inciter les ouvriers français à occuper les emplois concernés à la place de leurs homologues étrangers. Comme le remarque l’auteur, on retrouve ainsi l’idée de « protection de la main-d’œuvre nationale » inscrite dans la loi du 10 août 1932.

Si les « fonctionnaires-gouvernants » peuvent impulser certaines décisions politiques, ils peuvent également y faire obstacle. C’est ce que montre le cas du projet de loi Stoléru en 1979, qui vise à permettre le non-renouvellement des titres de travail des résidents étrangers (tandis qu’est mené de front la promotion d’un autre projet de loi, dit « Bonnet » – du nom du ministre de l’Intérieur –, dont il vise à élargir les prérogatives en matière d’expulsion, tout en durcissant les conditions d’entrée sur le territoire au nom de la « prévention de l’immigration clandestine », et qui lui sera voté en 1980). Les agents administratifs de la DPM opposent ainsi une certaine « léthargie face aux injonctions politiques » en s’abritant derrière le paravent de la technicité du droit. Ce faisant, ils agissent suivant une conception de l’« intérêt national » différente de celle que porte le texte de leur secrétaire d’État, où la nécessité de préserver de bonnes relations avec le gouvernement algérien – dont le pays est de facto le premier visé par le projet – l’emporte sur les considérations en termes de « protection de la main-d’œuvre nationale ».

On voit au terme de ce parcours combien l’ouvrage de Sylvain Laurens apporte à la connaissance des mécanismes de la construction d’un « problème » public, ici l’immigration. Remettant en cause un certain nombre d’idées couramment admises concernant cette politisation, il permet notamment de constater à quel point les représentations et argumentaires alors déployés restent largement d’actualité. Mais en rappelant les projets alternatifs portés par une génération de « fonctionnaires-gouvernants » issus pour une large part de la Résistance, il apporte une contradiction essentielle à l’idée fataliste selon laquelle il n’y aurait qu’une politique possible en la matière. Enfin, et puisqu’il ne s’agit pas seulement d’un ouvrage sur les politiques d’immigration, ajoutons que ce livre apporte une contribution décisive à la sociologie des élites étatiques, en attirant l’attention sur ces acteurs multipositionnels que sont les « fonctionnaires-gouvernants », à cheval sur un espace où s’interpénètrent les sphères politique, administrative et associative. Une telle sociologie est loin d’être superflue en ces temps où le volontarisme politique s’affiche tellement dans les discours qu’il en escamote ses conditions effectives de réalisation.

par Igor Martinache, le 27 janvier 2010

Pour citer cet article :

Igor Martinache, « L’immigration, un problème administratif ? », La Vie des idées , 27 janvier 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-immigration-un-probleme

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