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Recension Société Histoire

L’homme qui jette et qui oublie

À propos de : Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus. Critique de la société du déchet, Collection Anthropocène, Seuil


par Sylvie Lupton , le 10 octobre 2018


Producteur de déchets toujours plus nombreux, l’homme moderne n’a plus avec eux le même rapport. Que révèlent ces déchets que l’on tente de cacher ou d’éloigner de nos sociétés ? Maîtrisons-nous les déchets que nous tentons de gérer ou nous échappent-ils ?

C’est une curieuse invitation au voyage que propose Baptiste Monsaingeon, parmi les déchets que produisent nos sociétés contemporaines. Ce livre, qui se met « à l’écoute de ce qui reste », est le fruit d’une recherche commencée lors d’une thèse en sociologie. S’ouvrant sur un aperçu historique qui retrace le rapport de l’homme aux déchets – essentiellement ménagers –, il se concentre sur les défis actuels liés aux usages et à la réappropriation des déchets. Il y déploie une critique de notre société des déchets, qui clame une maîtrise de ceux-ci, à travers une gestion idéale et politiquement magnifiée, le recyclage. Or, ce mode de gestion des déchets vise à rendre invisibles ces objets gênants, révélateurs d’une société de surconsommation et de destruction des ressources naturelles non renouvelables.

Histoire des déchets

La première moitié de l’essai trace l’histoire de la gestion des déchets ménagers. L’auteur a établi une revue de la littérature exhaustive depuis la période médiévale, en citant les travaux de Sabine Barles, Catherine de Silguy, Jean-Pierre Leguay, Thomas Leroux, Delphine Corteel et Stéphane Le Lay, ainsi que les recherches de Rathje et Murphy. L’auteur défend à juste titre l’idée selon laquelle le déchet n’existe pas durant l’époque médiévale en raison de l’absence de « construction sociale » de la gestion des déchets, malgré le souhait exprimé par certains rois de légiférer sur les immondices. La rue est le réceptacle de l’ensemble des rebuts jetés par les habitants et, à partir du IIIe siècle après J.-C., la ville vit dans le tumulte des déchets.

Nous pourrions définir ce chaos comme un « état de nature hobbesien » [1] où aucune institution n’existe pour gérer les déchets. L’auteur revient sur l’activité des chiffonniers, ces collecteurs de déchets qui se multiplient à partir de la période préindustrielle. Avec le courant hygiéniste visant à assainir les villes et les efforts de l’État cherchant à normaliser leur activité, cette profession rebelle, qui vit largement en marge de la société, est réduite à peau de chagrin, jusqu’à disparaître avec un arrêté du préfet de police du 30 novembre 1946.

Si la période des deux guerres mondiales encourage la récupération et le réemploi, Baptiste Monsaingeon précise la faible efficacité de la collecte durant la guerre. L’après-guerre se caractérise immédiatement par le développement des produits jetables, piliers de la société d’obsolescence programmée. Le déchet est alors de plus en plus évincé, traité loin du regard des habitants, que ce soit par la mise en décharge ou l’incinération. L’auteur nomme cette période « l’apprentissage de l’oubli ». S’il est classique de décrire les années 1970 comme un tournant environnementaliste, durant lesquelles croissance effrénée et gaspillage trouvent leurs premiers adversaires déclarés, la société de consommation n’en est pas pour autant sérieusement remise en cause. Les déchets sont « environnementalisés », grâce à une défense politique de l’intérêt du recyclage, cercle vertueux permettant de ne pas révolutionner l’ordre sociétal établi.

L’auteur n’hésite pas à dénoncer le verdissement stratégique (ou greenwashing) qui profite à certains acteurs économiques du déchet. Il est certain que les grands groupes de gestion des déchets tels que Suez et Veolia connaissent une croissance économique fulgurante qui coïncide avec les inflexions. Avec l’encadrement réglementaire des déchets à partir de 1975, de fortes exigences sont imposées aux municipalités pour gérer les déchets et la gestion déléguée des déchets, confiée aux acteurs privés, connaît son âge d’or [2]. Avec le recyclage et sa sacralisation, l’Homo detritus s’achète une bonne conscience : bien jeter devient un savoir-faire, permettant à la société de se reposer sur l’illusion de déchets écologiquement maîtrisés. Dans les faits, nous produisons depuis un siècle et demi de nombreux déchets hautement toxiques (contenant des métaux lourds, des matières radioactives et des polymères de synthèse), inintégrables dans un quelconque cycle naturel salvateur. La thèse de l’auteur est particulièrement bienvenue aujourd’hui, alors que l’économie circulaire a acquis une popularité qui empêche souvent toute analyse critique [3].

L’auteur s’attarde à cette occasion sur un fait singulier, qui a fait l’objet de sa recherche de terrain, le Great Pacific Garbage Patch. Ce terme désigne l’immense amas mouvant de plastique, dérivant au cœur de l’océan Pacifique, manifestation éclatante de la colonisation de la biosphère par les déchets plastiques. Alors qu’il aura fallu près d’un siècle pour que les déchets plastiques occupent l’arène publique, leur recyclage (ex. les bouteilles en PET) demeure un problème non résolu, et on voit désormais des initiatives pour en réduire en amont la consommation. La loi sur la transition énergétique du 1er juillet 2016 interdisant la distribution gratuite des sacs plastiques en est une illustration, bien que le coût des sacs plastiques soit désormais assumé par le consommateur au lieu de la grande distribution, permettant à ses acteurs de faire des économies non négligeables [4].

Une société plus consciente des déchets qu’elle génère ?

Face à la démultiplication des déchets, Baptiste Monsaingeon s’attarde sur plusieurs perspectives de lutte, à commencer par la gestion et la prévention des déchets organiques. La lutte contre le gaspillage alimentaire a été vivement critiquée par un rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 2011, avant de faire l’objet de plusieurs programmes dans les pays industrialisés dont le US Food Waste Challenge en 2013, visant à réduire, récupérer et recycler les déchets alimentaires. Des initiatives plus spécifiques, telles que le lombricompostage (digestion de déchets organiques par des vers), apparu dans les années 1980, sont également développées. C’est le cas du freeganisme, mouvement initié par William Oakes, qui prône une éthique de non-consommation, et encourage le chiffonnage des poubelles et la préparation de repas de restes.

L’économie du don joue également un rôle majeur, appuyés sur des sites de dons tels que les groupes Freecycle (créées aux États-Unis en 2003), plateforme internet qui regroupe actuellement environ 5000 groupes d’échanges collaboratifs, permettant aux internautes de donner gratuitement des objets dont ils ne veulent plus. De nombreuses initiatives de ce genre se sont développées en Amérique du Nord, en Europe, en Argentine et dans le monde. On peut regretter que l’auteur ne fasse que peu référence aux travaux de recherche en marketing, qui ont émergé dès les années 1970 sur le comportement des post-consommateurs donnant des objets non voulus, et sur les raisons qui les amènent à donner [5].

Cela nous conduit à questionner cette tendance : la relation entre les donateurs et les bénéficiaires d’objets non voulus diffère-t-elle de l’échange ordinaire de biens payants ? Quelle expérience retire le bénéficiaire d’objets gratuits ? Comment se caractérise cette société de post-consommation ? Les villes engagées dans le mouvement zéro-déchet peuvent en donner une idée partielle. La ville de Capannori, en Toscane, est exemplaire, avec un taux de tri à la source proche de 100%, amenant à une réduction des déchets résiduels de moitié en moins de dix ans. D’autres municipalités ont suivi cet exemple.

Homo detritus ou Homo destructor ?

Cet ouvrage sur l’Homo detritus permet une vulgarisation des connaissances sur la société des déchets et ses contradictions, en soulignant les limites de l’économie circulaire, pour laquelle le cercle vertueux du recyclage est rarement parfait. Certaines comparaisons conceptuelles auraient pu néanmoins être approfondies. L’auteur compare Homo detritus à Homo œconomicus. Effectivement, le déchet révèle la face destructrice de notre économie. Les déchets doivent être interprétés dans le cadre de la destruction de la valeur [6]. L’existence des déchets nous pousse à redéfinir l’économie. Celle-ci étudie comment les ressources rares sont employées (ou ré-employées) pour la satisfaction des besoins des hommes vivant en société (recyclage, valorisation agricole, réutilisation…), mais aussi comment les ressources rares sont détruites (mise en décharge, incinération).

Le déchet, cet objet destiné à l’abandon ou ayant perdu de la valeur, génère des externalités négatives [7] que ce soit au niveau du recyclage de la matière (pollution atmosphérique lié au transport du verre ou des papiers et cartons collectés), du recyclage agricole (éléments métalliques et polluants émergents [8], présents dans les boues de stations d’épuration urbaines épandues), ou de l’incinération (pollution de l’air). Alors même qu’une nouvelle idéologie du recyclage semble promettre une persistance de nos modes de consommation, les difficultés associées au traitement de nos déchets rappellent le potentiel fondamentalement destructeur des modalités de consommation et de production de l’homo detritus.

Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus. Critique de la société du déchet, Collection Anthropocène, Seuil, 279 p.

par Sylvie Lupton, le 10 octobre 2018

Pour citer cet article :

Sylvie Lupton, « L’homme qui jette et qui oublie », La Vie des idées , 10 octobre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-homme-qui-jette-et-qui-oublie

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Vahabi M., «  Economics of Destructive Power  », dans Braddon D. et Hartley K. (Éds), Handbook on the Economics of Conflict, Edward Elgar, Cheltenham, chapitre 5, 2010a, p. 79-104.

[2Defeuilley C., «  La dynamique industrielle des firmes de services urbains  », Entreprises et Histoire, vol. 1, n° 38, 2005, p. 96-107  ; Lupton S., L’économie des déchets. Une approche institutionnelle, Collection «  Ouvertures Economiques,  », Bruxelles, De Boeck, 2011.

[3Lupton S., «  Jusqu’où doit-on promouvoir l’économie circulaire  ?  », Revue POUR, numéro spécial sur l’économie circulaire, 2019, à paraître.

[4Selon un article publié par Capital, le coût des sacs plastiques de caisse représentait plus de 10 000 euros par an pour un gros supermarché urbain. «  Sacs de supermarché : ils ne méritent pas toujours leur prix  !  », 25 février 2017.

[5Belk, R., “Possessions and the Extended Self”, : Advances in Consumer Research, 15(2), 1975, p. 139-168  ; Nicosia F. et Mayer R., “Toward a Sociology of Consumption”, Journal of Consumer Research, 3, 1976, p. 65-75  ; Jacoby J., Berning C. et Dietvorst T., “What About Disposition  ?”, Journal of Marketing, 41, 1977, p. 22-28.

[6Vahabi M., The Political Economy of Destructive Power, Edward Elgar, Cheltenham, 2004.

[7Les externalités négatives peuvent être définies comme des «  effets provoqués par une activité (ici la gestion des déchets tel que le recyclage, la mise en décharge ou l’incinération), un bien ou une personne engendrant des coûts à d’autres personnes. Ces effets négatifs ne font pas l’objet d’une compensation ou d’une rétribution. Ils sont à la fois involontaires et incontrôlables  » (Lupton, 2011).

[8On peut citer par exemple les produits pharmaceutiques et d’hygiène corporelle, les désinfectants, les phtalates.

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