La mouvance décoloniale est diverse et souvent très éclatée. Elle n’en demeure pas moins une force théorique majeure, qui traque toutes les formes d’eurocentrisme et explique que la connaissance est toujours nécessairement située.
À propos de : Stéphane Dufoix, Décolonial, Anamosa
La mouvance décoloniale est diverse et souvent très éclatée. Elle n’en demeure pas moins une force théorique majeure, qui traque toutes les formes d’eurocentrisme et explique que la connaissance est toujours nécessairement située.
Dans un domaine où les contempteurs s’empressent de disqualifier un champ d’études en raison de sa supposée absence de rationalité ou de traiter d’imposteurs les auteurs qui s’en réclament, rares sont ceux qui se donnent la peine de lire les textes. La première vertu du livre de Stéphane Dufoix est son exceptionnelle connaissance du corpus qu’il étudie. Cette connaissance lui permet d’en dégager l’extrême diversité (même si la plupart des auteurs sont originaires d’Amérique latine), d’abord disciplinaire (philosophie, sociologie, histoire, sémiotique, anthropologie, pédagogie et même théologie), mais aussi d’inspiration (philosophie de la libération, théorie de la dépendance, postcolonialisme). Et ainsi de parvenir, en peu de pages, à en dégager la logique, alors que, le plus souvent, on se contente d’en dénoncer les excès.
Avant toute chose, il convient de procéder à une clarification terminologique. Pour nommer le courant dont il est question, certains parlent (nous l’avons fait) de décolonialisme, alors que S. Dufoix, comme en témoigne le titre de l’ouvrage, préfère décolonial. En effet, le premier est une construction polémique [1], destinée à disqualifier ceux qui s’inquiètent de la persistance de discriminations systémiques, et, surtout, il suppose une homogénéité introuvable, alors que le second n’implique pas l’affirmation de cette homogénéité. De surcroît, la position de S. Dufoix a le mérite d’être conforme avec la façon dont les auteurs décoloniaux, eux-mêmes, se désignent. Nous nous rangeons donc à son choix : en effet, « décolonial invite à ce qu’on entre plus avant dans son histoire » (p. 23).
Et c’est bien ce que fait l’auteur en clarifiant la nature et la puissance critique de l’interpellation que les auteurs se réclamant de la mouvance décoloniale adressent à l’Occident.
L’affirmation principielle est l’indissociabilité de la colonialité [2] et de la modernité, ce qui explique que 1492 soit systématiquement privilégié comme la date inaugurale, celle de l’instauration d’un ordre colonial fondé sur l’émergence du commerce transatlantique triangulaire. Cette thèse s’ancre sur une réalité factuelle : c’est lors de cette période que se forge une identité européenne, celle du « nous contre le reste du monde », qui justifie l’asservissement de certaines populations au nom de leur infériorité supposée. La colonialité n’est donc pas une conséquence de la modernité, elle est constitutive de celle-ci.
Elle n’est pas un résidu ou une séquelle d’une violence originelle, le colonialisme. Décolonialité n’est donc pas synonyme de décolonisation : la colonialité survivant au colonialisme, la décolonialité doit compléter la décolonisation juridique et politique qui a été conduite aux XIXe et XXe siècles en s’intéressant à la dimension épistémique (colonialité du savoir pour Edgardo Lander [3]), ou encore à la négation ontologique (colonialité de l’être, selon Walter Mignolo et Nelson Maldonado-Torres [4]). Comme le résume Enrique Dussel, les Indiens « voient leurs propres droits niés, ainsi que leur civilisation, leur culture, leur monde, leurs dieux au nom d’un dieu étranger et d’une raison moderne » [5].
Cette perspective modifie profondément l’analyse de la modernité : cette dernière n’est plus le produit de processus internes au développement de l’Europe, elle apparaît lors de la rencontre de celle-ci avec l’Amérique, moment où se crée la notion de périphérie, « quand l’Europe put se définir comme un “ego” découvreur, conquérant, colonisateur de l’Altérité constitutive de sa propre Modernité » [6]. On comprend que l’on ne puisse se contenter d’insister sur la dépossession des terres : il y a aussi dépossession des identités culturelles. De ces mécanismes, S. Dufoix rend compte avec clarté et érudition.
Il insiste également opportunément sur l’existence de réelles injustices « épistémiques », lesquelles se caractérisent par les inégalités d’accès, selon l’appartenance raciale (ou de genre), aux positions académiques d’autorité (p. 61-70). Il peut s’agir d’injustice testimoniale pour évoquer les mécanismes qui invalident toute prise de parole en raison d’un doute sur la crédibilité de celui ou de celle qui s’exprime ou encore d’injustice herméneutique lorsque l’on manque des ressources interprétatives pour communiquer notre expérience. On insiste ainsi sur la dichotomie entre, d’une part, connaissances et théories produites par l’Occident et, d’autre part, ce que les « autres » proposeraient, soit religions, folklores et mythes. La décolonisation des savoirs doit passer par « une bonne connaissance des mécanismes par lesquels l’hégémonie culturelle s’est implantée et a pu se perpétuer » (p. 68), soit, selon le mot de S. Dufoix, par une « épistémépolitique » (p. 70) dont, entre autres, la « sociologie des absences » du sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos [7] indique l’orientation (p. 75-81).
La critique de l’eurocentrisme, soit la prise en compte des épistémès locales, permet d’instaurer un lieu épistémique qui ne soit pas celui produit par la modernité [8]. Il ne s’agit donc pas d’une universalisation de l’épistémè européenne, mais d’un processus de pluriversalisation du monde. Le pluriversalisme, « devenu depuis vingt ans une notion clé du lexique décolonial » (p. 45), s’oppose donc à l’eurocentrisme ou, si l’on préfère, à l’universalisme monologique, et représente, dans l’esprit de ses promoteurs, le véritable universalisme. Il s’oppose donc à sa version frelatée qui, selon S. Dufoix, « s’avère être le produit non pas d’un quelconque contrat social ou de la vérité de principes rationnels, mais bien d’une histoire de la domination de certains groupes sur d’autres » (p. 60).
Il convient cependant de savoir si nous ne passons pas ainsi de la nécessité de se défaire du caractère impérial de l’universel, autrement dit de le décoloniser, jusqu’au sacrifice de celui-ci. S. Dufoix est conscient de ce risque, mais peut-être s’en accommode-t-il, malgré les arguments qu’il mobilise pour nous persuader du contraire.
Si la critique décoloniale nous invite à prendre en considération le potentiel émancipateur de traditions de pensée considérées comme périphériques et, dès lors, à accepter un point de vue critique sur la manière dont nous décrivons et analysons le monde, ce qui est évidemment à inscrire à son crédit, parvient-elle à éviter le piège du relativisme ? Pour S. Dufoix, cette question est infondée. Elle le serait parce que la plupart des auteurs décoloniaux ne se réclament pas explicitement du relativisme (p. 81). L’argument n’est guère convaincant. De nombreux auteurs, tout particulièrement en philosophie des sciences, sont considérés comme relativistes bien qu’ils s’en défendent (Kuhn, pour ne prendre que cet exemple, n’assumait pas une posture relativiste). Or, il semblerait que nous soyons ici dans le même cas de figure : est-il relativiste de mettre en question, comme le fait S. Dufoix, l’idéal d’objectivité de l’enquête ou d’exprimer des doutes sur la plausibilité de l’universalisme scientifique (p. 81) ? Sa réponse est, bien entendu, négative. Mais alors comment nommer le scepticisme sur la possibilité d’un « point de vue de nulle part » (selon l’expression de Thomas Nagel) et comment interpréter l’affirmation suivante : « Adossé à l’universalisme de la raison et des droits, l’universalisme de la science présume ainsi l’égale applicabilité des concepts à toutes les situations et à toutes les régions du monde » (p. 73) ? Et, ajoute-t-il, « le poids du “vrai ” non situé, détaché et objectif, ignore ou bien écrase les différences qui n’entrent pas dans la norme » (p. 74).
Cette insistance sur le caractère situé de toute énonciation rend, à nos yeux, la volonté d’échapper au relativisme parfaitement vaine et l’hypothèse de la nécessaire construction de l’universalisme scientifique « sur la base de la pluralité des situations et des modes de savoir » (p. 82) relever de l’oxymore. Une épistémologie qui aurait, selon Santiago Castro-Gomez, « une couleur et une sexualité » [9], est-elle vraiment une épistémologie ? Quelle valeur alors accorder au savoir ? Par nature, les principes épistémiques ont vocation à valoir indépendamment de tout contexte culturel. Dans l’hypothèse contraire, la question de la valeur de vérité des propositions perd toute légitimité. Si toute proposition descriptive est considérée comme un énoncé performatif, la garantie objective de l’assertabilité est niée. Or l’hypothèse selon laquelle le langage n’aurait pas à s’accrocher à un monde extrinsèque est profondément relativiste. Elle nous contraindrait, à l’instar de Rorty, à définir la vérité comme ce qui est conforme à nos « modèles culturels » [10]. Elle ne pourrait, par conséquent, éviter de disqualifier les notions de « savoir », de « fait » et de « raison », réduites à de simples produits culturels.
Ces conséquences ne sont pas assumées par S. Dufoix. Et si nous croyons sa position instable, c’est parce qu’il nous semble qu’existe une forte tension entre, d’une part, sa défense d’un « universalisme latéral » (selon l’expression de Merleau-Ponty, que reprend Souleymane Bachir Diagne), lequel indique opportunément que l’universalisme est toujours à reconstruire, et, d’autre part, son choix en faveur de « l’universalité », conçue comme une voie intermédiaire entre « l’universalisme de nulle part et l’autochtonie d’une pensée endémique » (p. 83) contre l’universalisme, compris comme intrinsèquement hégémonique.
N’est-ce pas une façon de congédier ce dernier, de le renvoyer à ses origines, autrement dit d’invalider son projet ?
Pourtant, comme l’a souligné Francis Wolff dans son beau Plaidoyer pour l’universel, l’universalisme n’appartient pas à l’Europe, mais à l’humanité, et d’abord aux opprimés, privés de droits et de liberté d’agir et de penser, dont l’immense majorité vit hors d’Europe. Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, Antoine Lilti, dans la même perspective, souligne que les Lumières n’ont jamais été un héritage exclusivement européen : « Les révolutionnaires sud-américains, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, traduisaient et lisaient le Contrat social qui fut une des principales sources du républicanisme, du Río de la Plata jusqu’au Venezuela » [11]. La tentative de liquidation des récits émancipateurs : le récit républicain et le récit de la lutte des classes, tous deux issus des Lumières, apparaît comme la conséquence de la réduction de la modernité à la colonialité. Il ne nous semble pas que la volonté de l’auteur, que nous partageons, d’aller « vers la décolonie » [12] (p. 84), exige une telle réduction.
Il n’en reste pas moins que, tel qu’il est, le travail de S. Dufoix remplit l’objectif qu’il s’était fixé : faire connaître un courant de pensée important et dégager toute sa puissance critique. Que nous ne partagions pas la totalité de ses analyses est, à cette aune, parfaitement anecdotique.
par , le 6 janvier 2023
Alain Policar, « L’hégémonie culturelle du colonialisme », La Vie des idées , 6 janvier 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-hegemonie-culturelle-du-colonialisme
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[1] Voir le chapitre dans lequel les mécanismes de cette construction sont parfaitement décrits (p. 24-38). Plus loin, S. Dufoix insiste, à juste titre, sur le rôle joué, depuis la fin des années 1990, par les défenseurs d’un universalisme, dit républicain, mais en réalité « décharné », dans l’offensive anti-décoloniale. Ce sont en effet les mêmes acteurs qui seront à l’origine de la création du Printemps républicain puis de l’Observatoire du décolonialisme, lequel organisa le colloque de la Sorbonne consacré à la « déconstruction » (assimilée à la destruction !) en janvier 2022.
[2] Le terme « colonialité » dérive du « colonialisme interne » qui signifie la persistance après les indépendances du système racial-colonial.
[3] Edgardo Lander (dir.), La colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas Latinoamericanas, Buenos Aires, CLACSO, 2000 et Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du savoir et différence coloniale ». Multitudes 3 (6), 2001, p. 56-71.
[4] Nelson Maldonado-Torres, « À propos de la colonialité de l’être. Contribution à l’élaboration d’un concept » in Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin et Ramón Grosfoguel (dir.), Penser l’envers obscur de la modernité : une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, 2014, PULIM et Norman Ajari, « Être et race. Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être ». Revue d’études décoloniales, no 1 1, 2016, p. 87-100
[5] Enrique Dussel, 1492, L’occultation de l’autre, Les éditions ouvrières, 1992, p. 56.
[6] Ibid., p. 5.
[7] De cet auteur, on lira Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2017.
[8] Dussel parle de transmodernité en tant que projet d’appréhension de la modernité depuis son extériorité relative. Voir son article, « Transmodernité et interculturalité (une interprétation de la philosophie de la libération » in Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin et Ramón Grosfoguel (dir.), op. cit., p. 177-209.
[9] Santiago Castro-Gomez, « Le chapitre manquant d’Empire. La réorganisation postmoderne de la colonisation dans le capitalisme postfordiste », Multitudes, n° 26, automne 2006, p. 27-49. http://multitudes.samizdat.net/spip.php?article2673
[10] Richard Rorty, L’Homme spéculaire, Éditions du Seuil, 1990.
[11] Antoine Lilti, « Pluraliser les Lumières est la condition même de leur universalisation », Le Monde, 9-12-2022.
[12] Les conditions de cette direction sont énoncées très précisément, et avec un optimisme raisonnable que nous partageons, dans les dernières pages de l’ouvrage (p. 87-92).