C’est dans un port de pêche, qu’il soit européen, asiatique ou nord-américain, qu’il faut commencer la lecture de ce livre. Un port qui serve d’attache à ses personnages principaux – ces bateaux-usines dont l’essor, depuis les années 1930, a rendu possible la surexploitation qui frappe aujourd’hui, partout, les ressources maritimes. Alors que le volume mondial des pêcheries a culminé à 86,4 millions de tonnes en 1996, il connaît depuis une stagnation précaire, malgré différentes stratégies de maintien des captures [1]. Mais s’il fait le constat dramatique de cet épuisement, l’ouvrage s’intéresse surtout à sa genèse. Le questionnement est celui de l’observateur du port : d’où viennent ces bateaux ? Qui les a fabriqués ? Qui les a équipés et en a fait de véritables prédateurs des mers ?
Carmel Finley est une figure majeure des recherches sur la mer dans le monde anglo-saxon, au carrefour de l’activisme et du travail scientifique. Voilà de nombreuses années qu’elle construit un édifice analytique dont la particularité est de creuser les voies multiples par lesquelles un dispositif de surexploitation des mers s’est mis en place. Elle consacrait ainsi en 2011 un ouvrage à la notion de rendement équilibré maximal (maximum sustainable yield), où elle montrait comment les sciences océanographiques avaient été utilisées pour consolider un cadre international des pêcheries aveugle à ses propres effets [2]. Dans ce nouveau travail, la focale se déplace vers les flottes industrielles de pêche, dont il s’agit de comprendre la naissance et le développement. Au cœur de l’argumentation de Finley se trouve l’idée que les gouvernements ont joué un rôle majeur dans la production de cette industrie halieutique, pour des raisons politiques et géopolitiques, autant qu’économiques.
La naissance du bateau-usine
Le bateau-usine a reçu ses lettres de noblesse, si tant est que l’expression soit ici appropriée, dès la fin des années 1920, lorsque l’écrivain prolétarien japonais Takiji Kobayashi (1903-1933) lui consacra un de ses récits, redécouvert dans les années 2000 et désormais disponible en français [3]. Ce texte, attaché à décrire le navire autant que les pêcheurs-ouvriers qui y travaillent, déploie dans des tonalités sombres les transformations de la pêche japonaise dans l’entre-deux-guerres. À travers le récit de la violence, sociale et physique, à l’œuvre sur un de ces navires, au large des côtes japonaises et du Kamtchatka, Kobayashi donne à voir l’émergence d’une conception industrielle de la pêche, sur fond de rivalités géopolitiques croissantes.
Avec 13 bateaux-usines dès 1931, le Japon est en avance sur l’industrialisation du secteur halieutique à l’échelle mondiale. Ces bateaux restent, certes, une minorité infime, face aux centaines de milliers d’embarcations du million et demi de pêcheurs japonais. Mais ils marquent l’horizon de la filière entière. Sur le plan technique, en incarnant les possibilités ouvertes par la mise en conserve des produits, avant que l’invention du poisson surgelé au début des années 1950 démultiplie encore le marché potentiel. Sur le plan géographique, car ces navires sont envoyés prioritairement dans les nouveaux espaces que le Japon essaie de gagner pour ses pêcheries. Déjà très présent en Asie du Sud Est, le Japon se lance en 1933-1934 dans une expansion vers l’Amérique centrale et latine, avant d’introduire la pêche à la baleine dans l’Antarctique.
Dans l’essor de cette pêche industrielle, Finley souligne la place cruciale occupée par les autorités gouvernementales, qui concentrent sur la pêche plusieurs aspirations : nourrir des populations croissantes tout en diversifiant leur alimentation et en assurant une projection de force à travers la planète. La croissance internationale de ces flottes industrielles commence véritablement à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Finley n’analyse pas le développement de l’ensemble du secteur et, sur ce point, il convient de noter que son récit demeure assez américano-centré [4]. L’ouvrage fournit cependant des repères pour suivre le développement parallèle des grandes flottes mondiales : entre 1956 et 1975, ce sont par exemple pas moins de 5 400 navires de pêche à longue distance qui sont construits par l’Union soviétique, dans un effort concerté pour se hisser dans les premiers rangs de la pêche mondiale.
Les armadas de la Guerre froide
Le récit technique de la construction des flottes de pêche n’est cependant pas le cœur de l’argumentation, qui accorde une attention soutenue au contexte géopolitique de leur développement. Un des récits les plus suivis de l’ouvrage concerne la relation privilégiée nouée, au cours de la Seconde Guerre mondiale, entre les États-Unis et l’Islande. Base majeure pour les troupes américaines entre l’été 1941 et juin 1946, l’Islande est profondément transformée par cette présence militaire, dans un parallèle frappant avec les îles du Pacifique où s’installent également ces troupes. Son industrie de pêche se développe rapidement et obtient des concessions douanières importantes grâce à un accord bilatéral de 1943. Le thon islandais devient un élément d’alliances politiques, ce qui n’échappe pas aux Soviétiques qui proposent en 1946, pour tenter de rallier l’île à leur cause, d’acheter l’ensemble de sa production poissonnière pour l’année suivante.
Par la suite, l’enjeu halieutique demeure au cœur de considérations diplomatiques de premier plan. Finley propose ainsi une lecture maritime de l’histoire, connue dans ses aspects plus généraux, de l’alliance renouée entre le Japon d’après 1945 et les États-Unis. Ce partenariat implique en effet une reprise par Washington de la défense des intérêts maritimes de l’archipel. Les autorités américaines décident ainsi, contre l’avis de leurs propres industriels, d’assurer des conditions commerciales avantageuses aux exportations halieutiques japonaises, afin de sceller le traité de sécurité mutuelle signé en septembre 1951, en pleine guerre de Corée. Les autorités américaines d’occupation dans le pays – le SCAP – ont elles-mêmes, il est vrai, supervisé dès 1948 le renouveau de ces exportations.
L’exemple de l’alliance avec le Japon met en lumière le principal argument de Finley. En évoquant le primat des politiques gouvernementales dans la production des flottes de pêche, elle ne vise en effet pas simplement la promotion par les États de leurs propres flottes. S’il en va bien ainsi des Soviétiques, les États-Unis semblent au contraire accepter un déclin du secteur de la pêche sur leur propre sol, pour s’assurer des alliances géopolitiques avec des États étrangers. Le gouvernement fédéral ferme ainsi les yeux sur les montages fiscaux et commerciaux qui permettent au Japon de faire transformer aux Samoa le produit de ses pêcheries au Pacifique Sud, profitant de telle sorte d’un régime douanier avantageux. Une telle pratique consolide plus largement l’appui des États-Unis sur le chapelet des îles du Pacifique, face au développement progressif par les Soviétiques d’une flotte mondiale – phénomène que l’on connaît également pour son versant militaire dans les années 1970 [5]. La diplomatie active que mène le Japon pour s’assurer des espaces de pêche se fait donc à l’ombre de ce patronage américain.
Des poissons et du droit
Si une telle politique est nécessaire de la part de Tokyo – passant notamment par des accords bilatéraux de pêche, dont le nombre passe de 11 dans les années 1960 à 115 en 2011 – c’est que les évolutions mondiales du secteur halieutique, combinées à la découverte d’autres ressources économiques et stratégiques dans les espaces maritimes, ont profondément modifié le cadre juridique des mers et océans. Les pêcheries offrent un terrain particulièrement propice à l’analyse du rapport entre enjeux environnementaux et juridiques, même si Finley ne la pousse pas toujours à son terme.
La tendance la plus marquante consiste à la réduction de la liberté des mers, portant aussi bien sur la circulation que sur l’exploitation des ressources maritimes, qui constituaient le régime par défaut du droit international jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. On voit en effet se multiplier les initiatives pour proclamer des formes de souveraineté, dans le prolongement de la souveraineté terrestre, sur des espaces maritimes. On connaît les proclamations Truman de septembre 1945, qui avancent la notion de plateau continental sous-marin sur lequel les États-Unis auraient des droits, ainsi que l’idée de « zones de conservation » en ce qui concerne les pêcheries.
Les États latino-américains et l’Islande se lancent également, dans les années 1940-1950, dans une série d’initiatives pour étendre leurs droits souverains, au-delà de l’étroite mer territoriale que leur reconnaissait le droit coutumier. Tout est problématique dans ces revendications : la distance, les types de droit reconnus à l’État côtier, les formes de leur application. La polémique se mène dans des enceintes multiples : à la Commission du droit international (CDI) de l’ONU, auprès de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et dans les sessions de la Conférence des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), qui aboutit à deux Conventions, en 1958 et 1982. Elle voit souvent s’opposer des États du Sud, en quête de souveraineté sur leurs ressources naturelles, et les États développés qui étendent la portée géographique dans leur quête de ces mêmes ressources [6].
Mais les conflits se développent aussi, à tous les niveaux, entre pêcheurs soutenus par leurs gouvernements respectifs. C’est l’âge des grandes procédures devant la Cour internationale de justice, à commencer par l’Affaire des pêcheries (Royaume-Uni c. Norvège), jugée en décembre 1951. En plusieurs lieux, des tensions quasi militaires se développent, recevant une illustration proverbiale dans la « guerre de la morue » qui oppose Royaume-Uni et Islande, de manière perlée ou ouverte, entre 1958 et le milieu des années 1970. La Convention sur le Droit de la mer de 1982 renouvelle en partie le cadre juridique de ces conflits, étendant la mer territoriale et créant le concept de « zones économiques exclusives ». L’épuisement croissant des ressources perpétue cependant les conflits d’usage et les déplace, comme le montrent les tensions survenues dans les années 1990 au large du Canada ou dans le Golfe de Gascogne [7].
Aucun des passagers de cette odyssée en eaux poissonneuses n’en ressort vraiment indemne : ni les capitaines soviétiques dissimulant des pratiques de pêche suspectes et camouflant leurs chiffres de capture, ni les autorités américaines qui ignorent volontiers leurs propres pêcheurs pour construire une alliance stratégique avec le Japon, ni aucun des innombrables acteurs de ces réseaux, mondiaux, de l’industrie poissonnière, de la capture à la consommation. En ce sens, l’ouvrage parvient à construire une perspective globale sur une industrie halieutique trop souvent découpée en sous-secteurs, chaque espèce faisant l’objet d’études spécialisées.
Il montre de manière convaincante la mondialisation des flottes de pêche, appuyée sur de nouveaux procédés industriels et soutenue par les États. Il analyse également les enjeux géopolitiques à l’œuvre derrière ce déploiement et tente de les articuler à la production des nouveaux cadres du droit de la mer, qui doit composer avec la « fluidité élémentaire » de l’élément qu’il traite [8]. Zones économiques exclusives, accords internationaux en matière de pêche et organisations régionales ou sectorielles de régulation sont les éléments d’un système qui ne peut prétendre, quoi qu’il en dise, avoir pour objectif une réelle préservation des ressources. Autant d’éléments qui incitent à renoncer à expliquer l’épuisement des ressources halieutiques par la sempiternelle « tragédie des biens communs » et regarder en face des politiques bien humaines.
Carmel Finley, All the Boats on the Ocean. How Government Subsidies Led to Global Overfishing, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2017, 224 p.