Recension International

L’entre-soi des élites

À propos de : Dominique Connan, Faire partie du club. Élites et pouvoir au Kenya, CNRS Éditions


par , le 26 novembre


Peut-on faire de la recherche en sciences sociales en étant assis au bar d’un club de golf ? D. Connan nous fait entrer dans ces clubs où se côtoient les personnalités kenyanes détenant le plus de pouvoir. L’histoire de ces institutions permet d’étudier les transformations de l’État kenyan et des élites qui le composent.

Dominique Connan nous fait entrer dans les clubs au Kenya. Ces lieux sont des institutions centrales de la sociabilité des élites et sont assez singuliers : ils sont sans mission explicite (autre que le loisir) et l’usage y est réservé à des membres cooptés et sélectionnés. Ce sont des institutions conservatrices, résistantes au changement, assez secrètes en étant, par exemple, réticentes à rendre publiques leurs activités et, surtout, à communiquer sur l’identité de leurs membres. Le secret y est la règle. S’immerger dans ces clubs sur plusieurs années dans le cadre d’une enquête en sciences sociales est donc remarquable [1].

Cet ouvrage donne à voir une classe sociale élitaire en formation aux XXe et XXIe siècles en répondant à deux principales questions : qui forme l’élite au Kenya ? Et quels sont les lieux où se socialisent ces élites ? Ces deux interrogations engagent l’auteur à rappeler qu’il faut toujours parler d’élites au pluriel, tant elles sont diverses, et comprendre comment et pourquoi les élites kenyanes se sont renouvelées, notamment au moment de la décolonisation et de l’africanisation de l’État et de sa bureaucratie. Mais cette entrée par les clubs permet également de voir que dans ces lieux se jouent des relations intersectionnelles complexes de classe, de race, de génération et de genre et que se mélangent et se confondent les élites de l’État et les élites économiques.

Faire partie du club s’adresse moins à des chercheurs spécialistes du Kenya et de l’Afrique de l’Est, qu’à un public plus large s’intéressant aux élites, à l’État, à la domination et qui y trouvera des réflexions passionnantes sur la bourgeoisie mondiale imaginée (au sens de Benedict Anderson) et la transformation du capitalisme. Le tout à partir de lieux spécifiques : les clubs. L’ouvrage, à l’écriture soignée, parfois romanesque, fourmille d’extraits d’entretiens, d’observations ethnographiques et de longs portraits. Faire partie du club est un exemple de ce que fait de mieux, aujourd’hui, la recherche française en sciences sociales.

« Les clubs sont autant de loupes […]. Ils sont ainsi une institution d’interface entre l’imaginaire d’une bourgeoisie globale à laquelle les élites aspirent, et les multiples pratiques auxquelles leur richesse les contraint. Ils sont géographiquement situés dans les grandes villes et les bourgs des régions agricoles les plus riches du pays, qui sont par définition les plus extraverties, là où le capital international, sous toutes ses formes, est le plus présent […]. Les clubs permettent néanmoins de comprendre qu’il n’y a pas, au Kenya, d’élite au pouvoir, pas plus qu’il n’y a de classe dirigeante appuyée à une hégémonie culturelle. Dans un pays souvent loué pour sa stabilité, en dépit de crises politiques occasionnelles mais brutales, ils présentent une élite désordonnée. Ce livre invite par là à considérer la fragilité de la domination » (p. 37).

Dominique Connan nous amène avec lui dans ces clubs au milieu des caddies et des barmen et produit, avec ses matériaux, une réflexion extrêmement originale sur les élites, l’État et le pouvoir.

Réinventer la tradition

Enquêter sur les clubs au Kenya invite inévitablement à faire leur histoire et à se demander pourquoi ces institutions, symboles de la colonisation et de l’Empire britannique, sont conservées à l’indépendance — contrairement aux pays voisins où la plupart des clubs européens disparaissent. Au Kenya, le gouvernement transitoire décide, non sans controverses au Parlement, de les maintenir et surtout d’y abolir la discrimination. Ces institutions deviennent, dès lors, le théâtre d’une revanche postcoloniale contre l’élite blanche et un modèle de la décolonisation d’un legs impérial.

Cette ouverture des clubs aux élites non blanches marque plusieurs permanences, comme celui d’un style de vie élitaire associé aux dominants. Les clubs symbolisent toujours les imaginaires de la réussite, des formes d’honorabilité individuelle comme de prestige collectif. La pratique du golf y constitue un mode dominant de subjectivation élitaire. Mais cette ouverture engage également plusieurs ruptures. Les élites noires et africaines y apportent des distinctions et des solidarités qui leur sont propres, notamment la génération et l’ethnie. L’ouverture des clubs recompose, en effet, sur une base raciale, leur division interne puisque les entrées africaines et indiennes vont induire une nouvelle distribution des pratiques sociales au sein de ces institutions.

« À mesure qu’Indiens et Africains devenaient plus nombreux, puis majoritaires en leur sein, ils investissaient les pratiques les plus centrales de l’institution, telles que le golf et, dans une certaine mesure, délaissaient les autres : le tennis, le squash, le boulingrin. Dans les établissements bientôt dominés par les Africains, comme le Nairobi Club ou Limuru, les Européens se concentraient sur ces pratiques subalternes » (p. 80).

En investissant les clubs, les élites africaines y apportent leur propre distinction. Le club est un très bel exemple d’une institution qui ne cesse de réinventer la tradition [2]. Cette africanisation des clubs se déroule d’ailleurs en même temps que l’africanisation de l’administration publique et des secteurs économiques, prouvant combien la sociohistoire de ces clubs est indissociable de celle de l’État. Dominique Connan démontre bien que l’étude des clubs et des élites qui les composent est très liée à la trajectoire et à la nature de l’État. Les clubs et la pratique du golf dessinent même un rapport aux institutions publiques et au pouvoir politique : ils permettent le plus souvent d’affirmer une légitimité à gouverner, mais les clubs peuvent aussi parfois incarner des lieux de contre-pouvoir.

Une élite, des élites

En reprenant un questionnement central de la sociologie des élites, Dominique Connan étudie également l’homogénéité de l’élite, et plutôt, l’homogénéité des élites kenyanes. Mais en le faisant toujours à partir du point de vue des clubs et en regardant ce qu’il nomme l’ordre des clubs, c’est-à-dire les hiérarchies sociales entre les clubs, et les hiérarchies sociales au sein des clubs. Par exemple, la composition sociale est un élément crucial de leur positionnement puisque le capital économique des membres, leur proximité avec le pouvoir de l’État et, surtout, leur composition raciale affectent la position perçue des clubs. Cet ordre n’est jamais tout à fait établi et consensuel mais bien au contraire, l’objet de continuelles luttes de (dé) classement. C’est par exemple le cas quand l’ouverture des clubs aux non-Blancs provoque le départ de ces derniers et les concentre dans des lieux où ils ont encore l’essentiel des pouvoirs.

C’est d’ailleurs en raison de ces déplacements que le critère de la race participe à créer un ordre géographique entre les clubs selon un modèle de centre-périphérie. Les clubs à forte composante blanche, qui sont les plus prestigieux, se situent dans les quartiers les plus aisés de la capitale Nairobi. Quant aux clubs de second rang, ils se trouvent en banlieue et dans les campagnes loin de la capitale. Cette hiérarchie entre les clubs se donne à voir partout, du coût à l’entrée aux codes vestimentaires.

« La plupart des clubs donnent ainsi à voir une spatialisation des différences sociales des classes supérieures, qu’il s’agisse de la race, du genre, de la génération ou encore de l’ethnie — et leurs combinaisons. Ce constat vient contredire l’idée que les clubs seraient une forme de sociabilité “achevée” qui permettrait l’entretien du capital social des dominants » (p. 170).

Les clubs kenyans sont, malgré les apparences, des institutions de la différence où s’exprime une multitude de modes d’appartenance entre des groupes qui, finalement, ne se fréquentent qu’à la marge. De surcroît, la majorité des membres n’ont pas besoin de ces institutions pour se connaître et pour se rencontrer dans la mesure où le monde des classes supérieures est démographiquement assez restreint dans le pays.

Être dedans, être rattrapé par le dehors

Étudier les élites par les clubs, c’est enfin permettre de mieux comprendre comment les élites se retrouvent dans un entre-soi élitaire, mais qu’elles sont, dans le même temps, toujours happées par ce qui se joue en dehors. L’ouvrage nous prouve que le club a cette particularité d’être une institution faussement close et que s’y chevauchent des logiques du dedans et du dehors [3].

« En adhérant, les membres, notamment les Africains, cherchent à se détacher de leurs obligations sociales ordinaires, qui les lient à une clientèle. La présence du “village” se traduit sinon, au quotidien, par des sollicitations incessantes, répétées, pour payer des frais de scolarité, d’hôpital ou, plus banalement, un verre. Pour les élus, les habitants de leur circonscription leur rappellent sans cesse leurs promesses et quémandent un don ; en période électorale, loger au club leur offre un répit. Le club, ses murs et ses gardiens apparaissent comme une protection bienvenue » (p. 233-234).

D’ailleurs, Dominique Connan nous rappelle combien les ressources du club sont une manne qui permet aux élites de servir et de se servir. Nombreuses sont les discussions aux bars ou sur les greens de golf où sont évoquées et dénoncées les pratiques d’accumulation, d’enrichissement privé et de redistribution de tel président ou secrétaire qui « mangent » les ressources du club [4].

La production de normes de comportements, qui sont écrites dans des documents et rappelées à l’oral, doit justement permettre d’empêcher les tensions que ces problèmes génèrent afin de limiter ces pratiques de prédation, à défaut de pouvoir les empêcher. Surtout, ces dernières années se sont développées des procédures de rationalisation managériale rappelant, toujours en mimant le fonctionnement de l’État et du marché, combien les clubs doivent répondre à des contraintes économiques et budgétaires et équilibrer leur budget comme finalement toute organisation qui ne veut pas disparaître. Mais ces normes et ces procédures, participant à façonner une sociabilité bureaucratique, sont les plus controversées, car elles vont à l’encontre des intérêts de ceux, nombreux, pour qui le club demeure avant tout une rente.

Faire partie du club engage tout un ensemble de discussions scientifiques sur le pouvoir, le renouvellement des élites et leurs lieux de sociabilité qui dépassent, sans aucun doute, le simple cas du Kenya et du continent. C’est bien un ouvrage de sciences sociales avant d’être une monographie en études africaines. Enfin, Dominique Connan illustre toute l’ingéniosité que déploient les chercheurs pour étudier celles et ceux qui exercent le pouvoir. On pense généralement aux lieux de pouvoir officiel, ou même aux couloirs de ces institutions ; il faudra désormais envisager d’étudier de plus près les espaces où les élites pratiquent leur sport dans un entre-soi.

Dominique Connan, Faire partie du club. Élites et pouvoir au Kenya, Paris, CNRS Éditions, 2024, 320 p., 25 €, ISBN 9782271146250

par , le 26 novembre

Pour citer cet article :

Olivier Provini, « L’entre-soi des élites », La Vie des idées , 26 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-entre-soi-des-elites

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Notes

[1Ouvrage tiré et largement remanié de deux thèses en science politique (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et en histoire (Institut Universitaire Européen, Italie), Dominique Connan a fait ses terrains à la fin des années 2000. Il a été membre pendant plusieurs mois dans certains des clubs étudiés, notamment celui du Nairobi Club dans la capitale et du Nandi Bears Club dans la vallée du Rift, et a même appris le golf à cette occasion. L’enquête repose sur un peu plus de trois années passées dans le pays.

[2Pour reprendre les travaux d’Hobsbwam, Éric et Ranger, Terance (dir.), L’invention de la tradition, Amsterdam, Editions Amsterdam, 2023 (1983).

[3Voir sur ce point : Balandier, Georges, Sens et puissance, Paris, Presses Universitaires de France, 1971.

[4En référence à Bayart, Jean-François, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

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