Recensé : Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l’égalité ? Paris, Albin Michel, 2015, 350 p., 20 €.
Nos sociétés industrielles démocratiques sont marquées par une contradiction qui explique en grande partie leurs fragilités : nous nous inquiétons des inégalités qui ne cessent de se creuser, mais nous n’agissons pas pour y remédier. Ce constat est le point de départ de l’ouvrage, à la fois clair, bien mené et très informé, que Patrick Savidan consacre au désir d’égalité contemporain (poursuivant une réflexion commencée avec son précédent ouvrage, Repenser l’égalité des chances, Grasset, 2007). Or, en n’agissant pas pour remédier aux inégalités que, dans notre grande majorité, nous souhaitons voir disparaître, nous ne sommes ni inconséquents ni faibles, explique P. Savidan. Nous sommes au contraire très cohérents, et l’originalité du livre tient en grande partie à la proposition qu’il soutient : c’est parce que nous désirons l’égalité que non seulement nous n’agissons pas contre les inégalités, mais encore que nos comportements travaillent sciemment à l’inégalisation des conditions. Ainsi, explique P. Savidan, « ne serait-ce pas aussi parce que nous nous inquiétons du creusement constant des inégalités que ces dernières augmentent » (p. 11) ? Le paradoxe est piquant et il importe d’en saisir toutes les nuances. P. Savidan entend l’expliquer en s’intéressant à la psychologie sociale de l’individu démocratique contemporain, comme Tocqueville en son temps l’avait fait en étudiant les passions des Américains.
L’égalité, notre préoccupation
Peut-on vraiment considérer que nous aspirons à l’égalité, alors que nous vivons dans un monde qui semble très largement ouvert à toutes les formes d’oligarchie ? L’objection n’est pas à prendre à la légère. Les écarts relatifs, rappelle P. Savidan, n’ont cessé de croître : de 2000 à 2010, le niveau de vie moyen des 10% les plus pauvres n’a progressé que de 400 euros, quand celui des 10% les plus riches a augmenté de 8 950 euros (p. 30). Difficile, dans ces conditions, de penser que nous voulons vraiment l’égalité. Certes, les analyses économiques et sociologiques des inégalités se sont multipliées ces dernières années ; on ne peut cependant en conclure qu’elles ont eu un effet sur l’opinion. Et encore moins qu’elles ont contribué à façonner une sensibilité générale à l’inégalité que rien ne semble véritablement prouver.
En dépit de cette situation économique et sociale, il y a un sens, explique l’auteur, à dire que nous voulons l’égalité, pour deux raisons.
La première est empirique. Il ne fait pas de doute, à ses yeux, qu’existe aujourd’hui un consensus social, transcatégoriel, sur la nécessité d’une égalisation des conditions. Les études sociologiques, comme celles de M. Forsé et de Maxime Parodi, l’attestent [1] : depuis au moins une dizaine d’années, toutes les enquêtes montrent que les Français aspirent à davantage d’égalité. Il faut prendre ces indications au sérieux, parce qu’il n’est aucune raison de penser que les populations aujourd’hui n’aient pas une vision claire de l’état social dans lequel elles vivent et une volonté d’en changer les conditions. Nous (c’est-à-dire les citoyens des démocraties occidentales, dont les Français sont ici considérés comme représentatifs) voulons bien l’égalité. C’est du moins ce que nous déclarons quand on nous interroge.
Mais cette déclaration est sincère et nullement hypocrite (c’est là la deuxième raison, plus rationnelle qu’empirique) : P. Savidan considère qu’à l’évidence, « le bien-être de tous semble plus légitime que l’exorbitante richesse de quelques-uns » (p. 61). Mais cette évidence est elle-même tributaire d’une proposition sur laquelle nous pouvons sans doute tomber d’accord, mais qui n’est qu’un postulat : le pessimisme anthropologique n’est pas de mise, il n’y a aucune raison de considérer que l’homme est principalement motivé par une convoitise illimitée de biens, et il faut « casser cette habitude de pensée qui consiste à toujours conclure de l’insatiabilité de l’envie et du désir au fait que l’on puisse vouloir toujours plus et toujours d’abord ce que désirent consommer les autres » (p. 270). Il ne s’agit pas là d’une sorte d’optimisme naïf, qui considère l’homme comme naturellement disposé à la vertu. P. Savidan estime plus simplement que l’individu est rationnel, clairvoyant, capable de justifier ses choix et de savoir avec une relative lucidité quels sont ses intérêts et la manière de les satisfaire (p. 89).
Le désir d’égalité est donc réel et largement éprouvé par des individus qui identifient très clairement l’objet de leur volonté. Mais alors pourquoi ne font-ils pas ce qui est en leur pouvoir pour lutter contre l’inégalité, puisqu’on peut considérer que dans une démocratie il appartient aux individus d’infléchir les politiques économiques et sociales ?
L’égalisation des libertés
Il faut, pour le comprendre, identifier la forme de ce désir général d’égalité. L’hypothèse que défend P. Savidan est que nous ne pouvons la ressaisir qu’en rapportant ce désir à la configuration historique à laquelle, nous modernes, appartenons : « notre manière de percevoir comme étant injuste un écart, d’un certain type et d’une certaine ampleur, entre deux situations, est conditionnée par le régime d’historicité dont il dépend principalement » (p. 119). Il serait illusoire de penser que la sensibilité aux inégalités ne dépend pas de l’esprit des temps et qu’elle est comme ancrée dans notre nature.
C’est Tocqueville qui, dans cette perspective, a le mieux expliqué en quoi nous étions modernes et P. Savidan s’y réfère largement. Nos sociétés démocratiques sont caractérisées par un mouvement général d’égalisation qui les oppose aux sociétés aristocratiques très hiérarchisées. Ce processus générateur, souligne Tocqueville, rend compte de toutes les transformations qui mettent fin à l’Ancien Régime. Et il s’explique en très grande partie par un désir fondamental d’égalité, qu’on peut observer dans toute sa pureté en Amérique. Mais pour P. Savidan, ce désir n’est pas une fin en soi, il n’est que l’expression d’un refus de la domination caractéristique de la modernité. Ce qui est reproché à l’Ancien Régime, c’est ainsi d’être le règne de l’arbitraire, et celui-ci est un obstacle à ce que nous pouvons décider de faire. Les modernes comprennent donc ainsi leur liberté : « être libre, c’est disposer d’un pouvoir d’agir qui ne puisse rien rencontrer, dans quelque champ que ce soit, qui puisse arbitrairement contrarier (…) les effets voulus de cette juste liberté » (p. 136). Et ce pouvoir d’agir ne peut exister que si existe une reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains.
Le désir moderne d’égalité serait donc désir de liberté. Plus précisément, la liberté a l’égalité comme condition : un individu ne peut se sentir libre si l’inégalité politique, économique et sociale s’oppose de manière injustifiée à ce qu’il entreprend de faire. L’égalitarisme ainsi compris n’est pas une demande absolue de nivellement des conditions, mais une revendication limitée, qui consiste en ce que chacun puisse mener son projet de vie de la manière dont il l’entend, sans être arbitrairement entravé. Nous ne voulons l’égalité que parce que nous aspirons à cette sûreté pour les choix que nous pouvons faire. Bien sûr, nous éprouvons du plaisir à sentir qu’il n’y a aucune hiérarchie morale entre les individus, et P. Savidan évoque « le bonheur à se sentir de plain-pied avec autrui, de l’accueillir là où l’on se découvre aussi, d’être disposé à le sentir libre, également libre » (p. 139). Mais ce n’est pas là qu’est le ressort essentiel du désir d’égalité : ce que nous souhaitons, c’est un égalitarisme des pouvoirs de faire qui garantit que nous ne soyons pas exposés à l’arbitraire. Nous voulons vraiment l’égalité parce que nous voulons que notre capacité d’action soit en sécurité. Or, c’est parce que le désir d’égalité prend cette forme dans la modernité et que ce refus de l’arbitraire est pour nous une motivation constante que nous travaillons, paradoxalement, à creuser les inégalités. Tel est le paradoxe à expliquer.
Solidarité chaude, solidarité froide
Le rejet de l’arbitraire explique en effet l’attente des individus en faveur d’une solidarité prise en charge par la puissance publique. L’État-providence est l’horizon du désir moderne d’égalité compris comme volonté d’une répartition juste des moyens offerts à tous de travailler à un projet de vie choisi. On attend de lui une égalisation de l’incertitude, mais cet espoir, force est de constater qu’il est, depuis les années 1980 particulièrement, très largement déçu. L’État-providence est en crise, nous le savons bien. Et s’il l’est, c’est précisément parce qu’il a manqué à la mission qui lui a été assignée. L’État social n’a pas produit l’égalisation qu’on attendait de lui. Plus encore, s’il a eu un effet réel sur les minimas sociaux, il n’a pas su lutter contre la fortune des élites propriétaires des moyens de production (p. 164). P. Savidan insiste à juste titre sur les échecs de la solidarité publique et ses conséquences. Et du coup sur la nécessité de refonder l’État-providence, en lui assignant comme mission de s’attaquer à une répartition plus équitable du capital.
Il n’empêche que cela ne suffira sans doute pas à lever les doutes que nous pouvons légitimement avoir sur la capacité de la puissance publique à égaliser les conditions. Car nous vivons aujourd’hui avec le sentiment d’une profonde incertitude sur notre sort, alimentée par la représentation que nous nous faisons du temps. Se référant aux travaux d’Hartmut Rosa, P. Savidan explique que l’âge contemporain est marqué par des phénomènes d’accélération, qui touchent notamment les transactions économiques et les innovations technologiques. La pensée occidentale moderne s’est construite très largement sur l’idée qu’il fallait que la politique fixe le cadre des grandes évolutions sociales, placées dans nos démocraties sous le contrôle du public. Mais force est de constater que nous ne pouvons plus réellement croire que la politique a prise sur l’avenir, à une époque où l’action des dirigeants est tout entière tournée vers la maîtrise de l’urgence. « Refusant de prendre le temps que requiert la politique démocratique, écrit P. Savidan, choisissant souvent les facilités de l’hyperactivité apparente ou du volontarisme d’apparat, les responsables politiques n’assument pas fréquemment la fonction de temporalisation qui revient au politique » (p. 224). La question sociale se pose à nous dans un tel cadre temporel : dans ce qu’on peut appeler une « montée en puissance du présent » (p. 232), qui semble affaiblir la capacité de l’État à prendre en charge l’incertitude.
De là une ambivalence très nette des citoyens à l’égard de la protection sociale : nous pensons à la fois qu’elle permet d’atténuer les conséquences de la crise économique (donc qu’elle contribue à une certaine égalisation des situations) et que son financement alourdit notre dette (donc nous empêche de sortir de la crise), souligne P. Savidan en citant une enquête d’opinion réalisée en 2014 (p. 171). Mais là encore, il ne s’agit pas de notre part d’une inconséquence : nous ne percevons plus de la même manière la solidarité, à laquelle nous sommes encore attachés. Face à ce qui nous paraît être une impuissance de l’État, nous privilégions des formes électives d’entraide, fondées sur des liens affectifs ou des liens de proximité. Et parce que nous choisissons désormais ce que nous pouvons appeler une solidarité « chaude » (par opposition à celle qui passe par des mécanismes impersonnels de redistribution), nous sommes conduits à adopter des comportements qui creusent les inégalités. Le paradoxe trouve ici son explication : l’inquiétude face à l’avenir pousse à tout faire pour se trouver dans des situations d’aisance qui nous permettent, pour nous et ceux à qui nous voulons en faire bénéficier, de maîtriser les risques (p. 261). Notre désir de sécurité nous incline à en vouloir plus que les autres, précisément parce que nous savons que la protection sociale ne peut plus nous garantir de l’arbitraire. Voilà comment, parce que nous désirons maîtriser nos conditions de vie, « se généralise le sens de l’oligarchie, se démocratise ou se diffuse la tentation oligarchique » (p. 280).
Ce que vouloir l’égalité veut dire
Ce qui nous était apparu comme un paradoxe n’en est pas un : la démocratisation de l’oligarchie est un effet non inconséquent du désir d’égalité compris dans sa vérité comme désir de liberté c’est-à-dire de sûreté, et il n’y a dans cette perspective aucune contradiction à dire que les inégalités se creusent parce que nous désirons l’égalité. Il faudrait donc, si l’on en croit P. Savidan, considérer que le désir d’égalité est un désir de sûreté (quant aux projets de vie que l’on souhaite accomplir) qui devient, dans les conditions de notre temps, désir de domination.
La perspective engagée dans cet ouvrage est stimulante. Nous avons intérêt à suivre P. Savidan lorsqu’il nous invite à inclure dans nos réflexions sur la justice sociale une analyse de nos motivations, sachant que celles-ci supposent une perception précise de l’esprit du temps ; car c’est bien sur ce terrain, celui de la psychologie sociale, qu’il faut aller si nous voulons donner à la solidarité un fondement assuré. Reste à mesurer si P. Savidan se place bien sur ce plan lorsqu’il explore le désir d’égalité.
Il me semble en effet qu’il faut distinguer deux manières de comprendre celui-ci. On peut ainsi considérer que l’égalité est l’objet de notre volonté quand nous jugeons qu’il est dans notre avantage d’y tendre. C’est en ce sens là que nous pouvons avoir un intérêt à l’égalité quand celle-ci nous protège de l’arbitraire et à l’oligarchie lorsque le défaut dans la solidarité publique nous expose aux risques de l’avenir. Il n’y a là, et nous l’accordons sans peine, nulle malignité mais un calcul rationnel en vue de notre propre bien. Sans doute est-ce là une motivation majeure, mais que nous ne pouvons appeler désir qu’en un sens très affaibli. C’est cette perspective utilitariste que P. Savidan adopte : l’égalité est l’objet d’un calcul que chaque individu met en œuvre pour déterminer si elle sert ses intérêts – ce que P. Savidan nomme sûreté.
Cette conception n’est pas contestable, mais elle n’est pas la seule. Car l’égalité peut aussi être l’objet d’une impulsion intérieure d’ordre passionnel, qui naît de la considération de l’objet – une tendance collective et non la conséquence d’un choix rationnel. C’est de cette manière que Tocqueville, auquel P. Savidan se réfère, envisage le désir d’égalité. Loin de confondre amour de l’égalité et amour de la liberté, Tocqueville les distingue, afin de montrer précisément la spécificité des passions égalitaires qui, en Amérique, l’emportent sur tout. Il montre ainsi que, dans les sociétés démocratiques, nous pouvons vouloir l’égalité afin de conserver l’état social dans lequel nous vivons parce que nous sommes attachés à ce que nous sommes (De la Démocratie en Amérique, t. II, livre II, ch. 2) ; ou bien parce qu’elle adoucit les mœurs et installe une sociabilité plaisante entre les individus (II, III, 2) ; ou bien encore parce que nous ne supportons pas que d’autres aient plus que nous, quand bien même notre sécurité n’est pas menacée (I, I, 3). C’est ainsi que se manifeste l’envie, qui n’est pas la convoitise illimitée de biens, mais le désir, irrépressible, de rabaisser la condition de ceux qui paraissent supérieurs – quitte pour cela à rabaisser sa propre condition. La passion pour l’égalité est dans tous les cas indépendante du calcul individuel d’intérêt.
P. Savidan considère ainsi l’égalité comme l’objet de la volonté et non comme l’objet du désir, au sens rigoureux du terme. Mais du coup la solution qu’il préconise paraît fragile. L’aspiration à davantage de sécurité sociale en régime d’incertitude nous pousse à vouloir l’inégalité pour nous-mêmes – c’est-à-dire à vouloir la domination. Pour lutter contre cette tendance, il faut convaincre chacun d’entre nous de réviser le raisonnement par lequel il en vient à souhaiter une démocratisation de l’oligarchie, notamment en montrant que l’inégalité est un problème public, qui engage le destin de tous collectivement, et non une question individuelle (p. 327). Il faut que nous parvenions à une telle conviction, puisque sans elle, il n’y aura pas de volonté politique de refonder la solidarité sociale.
Mais comment parvenir à modifier un raisonnement qui est bien mené ? Car nous raisonnons bien lorsque, aspirant à la sécurité pour nos projets de vie alors que l’État social n’est plus une garantie, nous choisissons de dominer plutôt que d’être dominé. Il n’y a là aucune erreur de calcul. Et à supposer même que nous puissions montrer que ce calcul est à courte vue (par exemple parce qu’il ne prend pas en compte le risque de se retrouver en bas de l’échelle dans une société inégalitaire), ne surestimons-nous pas là les pouvoirs de la raison face à tous les affects sociaux qui peuvent, dans une société concurrentielle, nous pousser à ne pas désirer l’égalité, voire à la détester – affects contre lesquels on ne luttera efficacement que si on fait de l’égalité un objet de passion ? La question « Voulons-nous vraiment l’égalité ? » nous mène ainsi à une autre question qui en décide et qu’il faut donc traiter pour elle-même : « comment pouvons-nous aimer l’égalité afin de la vouloir ? »