Dans quelle mesure le Centre Pompidou a-t-il accompagné la reconnaissance de la création africaine et diasporique ? Anne Lafont retrace cette lente conquête de visibilité au cœur de l’institution muséale française, des années 1980 à l’exposition Paris Noir en 2025.
Anne Lafont est historienne de l’art, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses travaux portent sur les cultures visuelles et artistiques des mondes modernes, aux images et à la culture matérielle de l’Atlantique noir à l’époque moderne, ainsi qu’aux questions historiographiques liées à la notion d’art africain. Elle est l’autrice de L’Art et la Race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières (Les Presses du réel, 2019), pour lequel elle a reçu le prix littéraire Fetkann Maryse Condé en 2019 et le prix Vitale et Arnold Blokh en 2020. Plus récemment, ses recherches se concentrent sur l’art des Antilles françaises pendant la période coloniale et esclavagiste. Elle explore notamment la contribution africaine dans la production artistique en colonie et la culture matérielle des sociétés de plantation. Avec François-Xavier Fauvelle, elle a co-dirigé L’Afrique et le monde : histoires renouées (La Découverte, 2022). En 2025, elle est membre du Comité scientifique de l’exposition Paris Noir au Centre Pompidou, et a écrit la postface du catalogue.
La Vie des idées : Quels furent les partis pris des premières expositions présentant des artistes noirs au Centre Pompidou (Magiciens de la Terre, Africa remix etc.) ?
Anne Lafont : L’exposition Magiciens de la terre, qui s’est tenue simultanément au Musée national d’art moderne (MNAM), au sein du Centre Pompidou, et à la Grande Halle de la Villette en 1989, avait pour ambition de donner à voir l’art du monde. Plus exactement encore : comment des artistes occidentaux s’étaient intéressés aux productions plastiques d’autres régions du monde, tout comme des plasticiens extra-occidentaux étaient engagés dans des productions artistiques selon les critères esthétiques propres à l’Occident.
Jean-Hubert Martin, commissaire, expliquait, dans la préface du catalogue, qu’il voulait réaliser une exposition pionnière, à même de montrer les formes de communication, de dialogue, à l’œuvre dans l’art du monde. Depuis, l’exposition a été souvent critiquée pour son approche altérisante, et, notamment, concernant les artistes africains, compte tenu de la sélection fondée sur une forme d’assignation à des formes magico-religieuses ou populaires. Certes, ces options étaient légitimes, comme l’était, en correspondance, la présence des œuvres de Sunday Jack Akpan et de Chéri Samba, mais la création plastique contemporaine la plus au fait de la scène artistique internationale fut alors ignorée.
Africa Remix, l’exposition itinérante réalisée par Simon Njami, commissaire indépendant, et présentée à Paris en 2005, rectifia opportunément la perception de l’art Noir [1] – autrement dit : l’art africain, continental et diasporique, en l’envisageant comme un tout. Elle montra des artistes comme El Anatsui, mais aussi une plus jeune génération qui rassemblait des plasticiens aussi divers que Romuald Hazoumé, Otobong Nkanga, Yinka Shonibare, Myriam Mihindou, Samuel Fosso, Barthélémy Toguo ou encore Julie Mehretu.
La Vie des idées : Dans quelle mesure le Centre Pompidou a-t-il participé à reconfigurer les regards sur les œuvres d’artistes noirs, et à bousculer les catégories esthétiques et les récits historiques dominants au sein de l’institution muséale ?
Anne Lafont : À mes yeux, Magiciens de la terre a eu pour effet premier de piquer au vif une génération de chercheurs et de critiques avides de répondre à la conception de cette exposition qu’ils considéraient comme partiale, sinon biaisée. Simon Njami et N’Goné Fall, commissaire de la saison Africa 2020, ont ainsi participé de l’aventure Revue noire, magazine fondé en 1991 pour donner à voir la création [contemporaine, ndlr] en Afrique et dans la diaspora [2].
Sous un angle plus patrimonial, il semble que le travail d’acquisition, de valorisation et d’exposition manque encore d’ambition et de cohérence au sein des collections nationales. Par exemple, deux magnifiques expositions de Daniel Soutif, historien et critique d’art, figure emblématique du Centre Pompidou, furent paradoxalement organisées au musée du Quai-Branly : Le siècle du Jazz (2009) et Color Line. Les artistes africains-américains et la ségrégation (2016). Il semble que les institutions patrimoniales françaises considéraient alors que la culture noire américaine relevait davantage des arts du monde extra-occidental que de l’épopée moderne propre à l’ambition du MNAM, au sein du Centre Pompidou.
La Vie des idées : Dans quelle mesure l’exposition Paris Noir organisée peu avant la fermeture (mars-juin 2025) constitue-t-elle une rupture dans cette appréhension ?
Anne Lafont : L’œuvre du Cubain Wilfredo Lam et du Haïtien Hervé Télémaque avaient, toutes deux, fait l’objet d’expositions monographiques en 2015 au MNAM. Avec Paris Noir, que nous avons pu voir au printemps 2025 au MNAM, l’art Noir – entendu comme l’art du continent africain et de la diaspora – est entré dans le musée qui fait office de temple de la modernité en France. Il y est entré dans sa variété puisque le projet ne fixait aucun critère esthétique préconçu, et se fondait plutôt sur les trajectoires d’artistes venus de différents continents : Afrique, Amériques, Europe.
Exposition Paris Noir (photo M.-A. Tavares)
Tous convergeaient alors vers le Paris de la Négritude, y compris dans une démarche critique vis-à-vis du mouvement intellectuel de l’entre-deux-guerres, et se déplaçaient vers cette capitale, suivant en cela un imaginaire, plus ou moins fondé, selon lequel ils et elles y trouveraient, à des degrés divers, un centre artistique stimulant et un lieu d’émancipation. Paris était alors en partie perçue et vécue, souterrainement, comme une ville-carrefour des luttes panafricaines, anticoloniales et indépendantistes.
En réalité, l’exposition, forte de la diversité des artistes présentés, ne s’est pas strictement tenue à cette ambition initiale, ou du moins, ne l’a pas explicitée précisément dans le parcours. Cependant, Paris Noir est, à n’en pas douter, une exposition pionnière dans la vie des musées français, compte tenu du nombre d’artistes méconnus qu’elle nous a fait découvrir, et avec lesquels il faudra désormais compter dans une histoire de l’art de la modernité. Luce Turnier, Manuèla Dikoumé, Ernst Dükü, Anthony Ramos, Afi Nayo… parmi de nombreux autres, ont alors retenu l’attention et mériteraient désormais d’être bien mieux étudié·e·s, et bien mieux diffusé·e·s.
La Vie des idées : Dans quelle mesure peut-on donc considérer que le Centre Pompidou participe à redéfinir l’art Noir ? De quelle manière ?
Anne Lafont : De mon point de vue, le Centre Pompidou n’est pas à proprement parler le lieu de définition ou d’élaboration de l’art Noir, dans le sens où il ne s’agit pas d’une détermination stylistique, ou esthétique, ni même politique qui peut se faire du dehors, depuis la seule institution labellisante. L’art Noir émerge des acteurs et des actrices : artistes, critiques, historien·ne·s de l’art, marchand·e·s, collectionneur·e·s qui font cette scène, ou s’en font l’écho pour en faire valoir la dimension ambitieuse et spécifique.
Sous cet angle, le MNAM a plutôt contribué – et relativement tardivement – à la visibilité de l’art Noir, et ce, grâce à l’engagement des deux commissaires Alicia Knock et Eva Barois De Caevel qui ont littéralement milité à l’intérieur du musée pour que l’exposition Paris Noir voie le jour, défendant à différents stades un projet menacé tant du point de vue de l’évaluation esthétique des œuvres, que sous l’angle financier dans le cadre de la production, et encore compte tenu de l’inquiétude quant à la réception publique et critique d’une exposition dont l’intitulé racialisait le propos. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on appelle définir l’art Noir.
Enfin, pour que le centre Pompidou remplisse parfaitement cette mission de visibilité – s’il se reconnaît dans le fait d’en être chargé, ce que je crois –, il faudrait aboutir prochainement à ce grand projet, pour l’instant suspendu, d’exposer l’art caribéen contemporain. De même, il est désormais urgent d’inclure une plus jeune génération de chercheur·e·s engagé·e·s dans la connaissance de l’art Noir, à l’instar de celles qui ont organisé un événement scientifique en marge de l’exposition, qu’elles ont intitulé Revisiter Paris Noir, parce que leurs communications ouvraient sur d’autres trajectoires artistiques, sur l’approfondissement de cas d’études complexes, et sur d’autres plateformes culturelles, telles, par exemple, Marseille, entrée maritime sur l’Afrique distincte des circulations atlantiques, et Aubusson, pour les échanges de savoir-faire liés à la tapisserie avec le Sénégal de Senghor.
La Vie des idées : Quelle place peut-on envisager pour l’art Noir au Centre Pompidou après 2030 ?
Anne Lafont : Il est vrai que ce temps de retraite partielle – durant les cinq prochaines années, le MNAM se déploiera au Grand Palais pour ce qui concerne la programmation des expositions – devrait être propice aux prolongements attendus de l’événement culturel que fut l’exposition Paris Noir. Sous cet angle, il semble que les commissaires, qui sont aussi conservateures au musée, ont réussi à entamer une politique d’acquisitions des œuvres d’artistes figurant dans l’exposition. On espère donc que ce pan de la collection continuera de croître.
Mais c’est du point de vue des expositions que l’on peut espérer une plus grande audace, car il faut désormais prendre au sérieux ce corpus, et lui apporter toute l’attention d’une recherche approfondie. Aussi, si je pouvais émettre un vœu, qui serait à l’image de ce que l’exposition a fait naître comme envie, ce serait le suivant : qu’une série d’expositions-dossiers, reprenant les différents aspects superficiellement traités dans ce premier cadrage, puisse être programmée. Ainsi, de manière régulière, se tiendraient des extensions ciblées du premier acte, qui seraient autant de rendez-vous afin de « revisiter » ou de « visiter plus avant » Paris Noir. On pense, en vrac, à une exposition sur la photographie documentaire ; l’art urbain ; l’abstraction ; l’art engagé (et celui qui ne l’est pas, si cela fait sens ?) ; sur l’œuvre des retours (quand Christian Lattier rentre en Côte d’Ivoire en 1962) ; sur les galeries Palmes ou les lieux de création comme l’hôpital éphémère ; sur les milieux de l’art au temps des indépendances politiques ; mais aussi, et peut-être surtout, sur l’œuvre filmique de Manthia Diawara, etc.
Les idées et les possibles ne manquent pas, car Paris Noir est une brèche et une porte ouverte sur toute une galaxie. Il va falloir la pénétrer pour étudier, l’une après l’autre, toutes les planètes, toutes les étoiles et tous les astres de l’art Noir.
La Vie des idées : En quoi le travail de visibilisation, entrepris par le Centre Pompidou, a-t-il participé à redéfinir les représentations et la réception de l’art noir auprès du public ?
Anne Lafont : La place qu’occupe l’art Noir dans l’actualité culturelle est le fruit d’un long processus de valorisation, porté, comme on l’a vu, par des expositions, des revues, des recherches, et des publications nombreuses sur le plan international, notamment dans les mondes anglophones, mais aussi en Afrique de l’Ouest (au Bénin, au Cameroun, au Nigéria…) et dans les Caraïbes, tout comme au Brésil. Dans ce pays dont la moitié de la population se définit comme noire, de jeunes historien·ne·s et critiques d’art ont saisi la chance ouverte par la politique de discrimination positive du premier mandat de Luiz Ignacio Lula (2003-2011) pour se former, intégrer les institutions patrimoniales et promouvoir une création artistique à leur image.
La scène française s’est transformée au cours des dix dernières années, en partie grâce à l’interdépendance des musées occidentaux et au partage de leurs programmations. Ces processus l’ont progressivement conduite à porter une attention plus grande à l’art Noir, et à l’art en Afrique et dans les diasporas. Cependant, c’est l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse (musée d’Orsay, 2019) qui a marqué une première étape dans la prise de conscience du fait que, non seulement, l’histoire de l’art pouvait être articulée à l’expérience Noire transcontinentale, mais qu’en plus, elle croisait l’histoire de France du long XIXe siècle. C’est là l’intervention majeure de l’exposition du musée d’Orsay dans le panorama culturel national et international et probablement la raison de son succès critique et public.
L’exposition Paris Noir s’est inscrite dans cette même perspective qui visait à défricher ce qui se trouve à l’intersection de l’histoire de France, de l’histoire de l’art, et de l’histoire africaine et diasporique au XXe siècle. Le jeune public parisien, et plus largement : francilien – ce qui n’est pas sans compter dans un tel projet – a pu découvrir la création et les milieux noirs transculturels de Paris, depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce jeune public pourrait, à l’avenir, se réclamer de cette exposition pour orienter – en public exigeant qu’il doit être – une programmation culturelle au long cours, qui soit plus attentive à la diversité de la scène artistique parisienne d’aujourd’hui. En considérant que la complication – nouvelle – de l’histoire de l’art du XXe siècle interpelle et agrandit la place à octroyer aux formes, tout aussi variées, de l’art de demain.
Marie-Adeline Tavares, « L’art Noir à Pompidou. Entretien avec Anne Lafont »,
La Vie des idées
, 17 octobre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/L-art-Noir-a-Pompidou
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[1] Dans la définition qu’en donne Anne Lafont, « l’art Noir » est « un nouveau champ esthétique » configuré par des lieux et ouvrages qui « rassemblent des artistes, des chercheurs, des curateurs et des critiques engagés dans la fabrique d’une œuvre théorique et plastique dont le projet est à la fois la transmission des mémoires et de l’histoire de l’Atlantique noir et l’imagination – au sens plein – des futurs de l’Afrique continentale et diasporique. » Anne Lafont, « Penser depuis l’art Noir », Critique, n° 876-878, 2020, p. 405-423.
[2] Publiée de 1991 à 2000, Revue noire était une publication trimestrielle consacrée aux arts africains contemporains : architecture, arts plastiques, cinéma, danse, littérature, mode et photographie.