L’antisémitisme connaît depuis quelques années une remontée inquiétante en France et fait l’objet de débats publics controversés. Un ouvrage de deux militants propose des outils pour reconnaître et former à la lutte contre l’antisémitisme.
L’antisémitisme connaît depuis quelques années une remontée inquiétante en France et fait l’objet de débats publics controversés. Un ouvrage de deux militants propose des outils pour reconnaître et former à la lutte contre l’antisémitisme.
En France, c’est le Service central des renseignements territoriaux (SCRT), rattaché au ministère de l’Intérieur, qui comptabilise les faits racistes. Trois grandes catégories sont retenues : faits antisémites, faits antimusulmans et « autres faits racistes et xénophobes ». Une partie des rapports annuels de la Commission consultative des droits de l’homme (CNCDH) est consacrée à l’analyse de ces chiffres. En ce qui concerne l’antisémitisme, la moyenne annuelle pour la période 1992-1999 est environ de 100 faits, un chiffre qui monte à 400. Pour la période 2000-2022, elle est de 400 faits. En 2023, 1676 faits antisémites sont recensés, la très grande majorité entre le 7 octobre et le 31 décembre. Cependant, ces chiffres ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. Car pour qu’un fait raciste soit comptabilisé par le SCRT, il faut un dépôt de plainte dans un commissariat, une qualification de l’acte comme « raciste » par le policier recevant la plainte et que la plainte soit instruite par le procureur de la République.
L’ouvrage du formateur Jonas Pardo, fondateur du collectif La Boussole Anti-Raciste, et de l’enseignant Samuel Delor, porte sur le caractère pluridimensionnel de ce phénomène socio-historique complexe à l’actualité brûlante qu’est l’antisémitisme.
Il ne s’agit pas d’un livre scientifique, mais d’une somme impressionnante et ordonnée d’une variété de savoirs à destination du débat public et de l’action citoyenne. Dans sa préface, l’historien Pierre Savy note que « le savoir exposé par les deux auteurs de façon claire et pédagogique est remarquablement riche et exact » (p. 12).
L’ouvrage de Jonas Pardo et de Samuel Delor s’inscrit à un point d’intersection entre le registre des science sociales et le registre militant. Pierre Savy avance que, dans la logique du livre, « c’est conjointement dans le savoir et dans la lutte ou, plus précisément, dans une lutte appuyée sur le savoir que se trouve une partie au moins de la solution » (p. 12). Les deux auteurs, impliqués dans des mouvements juifs de gauche depuis les années 2010, se rattachent ainsi au « camp de l’émancipation collective » et de « l’internationalisme » (p. 23). Un privilège est donné au syndicalisme, en s’efforçant d’impulser des formations à la lutte contre l’antisémitisme dans le cadre syndical.
Cet engagement, loin de cloisonner l’analyse, en ouvre l’imaginaire. Jonas Pardo et Samuel Delor ne proposent pas seulement de décrypter l’antisémitisme dans ses formes passées et présentes, de former les syndicalistes et les citoyens à ce décryptage et d’impulser une lutte idéologique. Ils situent ces actions nécessaires dans un projet émancipateur plus vaste qui invite à « réenchanter les horizons collectifs » (p. 307). Élargir le cadre aide à relier des choses habituellement séparées, du côté de l’analyse, comme à ne pas désespérer des expériences telles qu’elle se donnent successivement dans les fracas du réel, du côté politique.
Jonas Pardo et Samuel Delor ne sont dès lors pas neutres par rapport à l’état des rapports sociaux et politiques. Mais, au moins depuis les Lumières européennes du XVIIIe siècle, les savoirs sur la société peuvent-ils être considérés comme neutres ? Non. Ils apportent de la distanciation vis-à-vis des préjugés et des évidences spontanées. Et les vérités partielles et ouvertes de la science ont, après les Lumières, défriché de nouveaux terrains dans la prise en compte des impensés (notamment classistes, sexistes et coloniaux) des Lumières elles-mêmes au moyen du travail de la raison critique valorisé par ces Lumières.
L’effort de distanciation propre à la connaissance de la vie sociale suppose une autonomie dans les conditions de sa production et dans les outillages conceptuels et méthodologiques qui la permettent. Des éclairages sur les injustices, les violences et les dominations sont ainsi générés, mais sur un autre mode que le combat militant. Toutefois autonomie ne veut pas dire indépendance, des va-et-vient existant entre les sciences sociales et la société, des deux côtés donc. Les sciences sociales peuvent se nourrir des combats militants et les combats militants se nourrir des sciences sociales. Sans hiérarchie a priori entre les deux registres, mais dans le respect de spécificités de ces registres.
On pourrait prolonger l’élargissement mis en œuvre par les auteurs à partir des constats qu’ils formulent dans un dialogue intellectuel et politique amical susceptible de générer des intelligibilités complémentaires.
Une première incitation à l’élargissement concerne le cadre d’analyse sur les rapports entre antisémitisme et islamophobie. Une analyse critique de la thèse de « la nouvelle judéophobie » ou « nouvel antisémitisme », apparue au début des années 2000, est proposée dans l’ouvrage (p. 386-392). Cette thèse tend à mettre au cœur de l’antisémitisme contemporain ses composantes musulmanes. Elle a notamment eu un écho dans des secteurs modérés, dits « républicains », de la gauche, mais aussi à droite et à l’extrême droite. Mettre en cause les penchants islamophobes de cette thèse essentialisante, ne revient pas à nier la composante, bien réelle, de l’islamisme théocratique dans les violences antisémites aujourd’hui (par exemple, les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël), mais c’est tout à la fois ne pas oublier les autres composantes de l’antisémitisme et ne pas essentialiser « les musulmans ». Dans le même temps, les auteurs observent une « mécanique du déni » vis-à-vis de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale (p. 265-275), dont des secteurs significatifs se sont retirés progressivement du terrain du combat contre l’antisémitisme à partir du meurtre antisémite d’Ilan Halimi en 2006, en relativisant et en minorant l’antisémitisme, concentrant principalement l’attention sur « les instrumentalisations de l’antisémitisme ». De telles instrumentalisations peuvent être effectives, par exemple au Rassemblement national afin d’effacer de manière tactique l’histoire antisémite de cette organisation, ou parmi les soutiens inconditionnels des massacres perpétrés à Gaza sous l’égide de Benyamin Netanyahou. Toutefois la critique des instrumentalisations politiciennes et idéologiques de l’antisémitisme ne doit pas effacer la progression inquiétante des actes antisémites, en particulier en France. Or, c’est ce que tend à faire la thèse de « l’instrumentalisation de l’antisémitisme » [1], pendant en quelque sorte de la thèse du « nouvel antisémitisme », mais actif dans des secteurs politiques opposés.
Resituer ces problèmes dans un espace de concurrence entre lutte contre l’islamophobie et lutte contre l’antisémitisme, qui a émergé au sein du mouvement antiraciste à partir du début des années 2000, puis qui a affecté l’ensemble du champ politique, en donnerait une compréhension moins segmentée et plus relationnelle. Par exemple, on a pu analyser comment l’après 7-octobre en France a hérité de ce processus en le déplaçant, en particulier dans l’opposition entre « républicains » et « antisionistes » à gauche [2].
Seconde incitation à l’élargissement du cadre d’analyse : Jonas Pardo et Samuel Delor insistent sur l’importance du conspirationnisme dans la circulation de l’antisémitisme moderne et contemporain. Ils rappellent que l’abbé Barruel, auteur des Mémoires pour servir l’histoire du jacobinisme (1797-1799) faisant de la Révolution française le résultat d’un « complot franc-maçon, a étendu sa thèse à un « complot judéo-maçonnique » en 1806 (p. 81). La « crise boulangiste » (1885-1891) réunit ensuite une extrême droite nationaliste et des socialistes révolutionnaires, notamment autour d’un complotisme antisémite. Le nom de « Rothschild » a d’ailleurs alimenté un anticapitalisme antisémite dès 1830, comme l’a montré Pierre Birnbaum [3], jusqu’à la campagne présidentielle de 2017 ou le mouvement des « gilets jaunes ». Les Protocoles des Sages de Sion, diffusé à partir de 1903, consolida historiquement la double place du conspirationnisme dans l’antisémitisme et de l’antisémitisme dans le conspirationnisme. Or, le complotisme est toujours et peut-être encore plus vivace à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, entre autres sous la forme d’« une rhétorique antisystème » (p. 311) créant des passerelles discursives entre des radicalismes de droite et de gauche.
Jonas Pardo et Samuel Delor prennent alors à bras le corps les objections visant la critique du conspirationnisme : n’y-a-t-il pas des manipulations cachées, donc des complots, dans l’histoire humaine ? Bien sûr, mais c’est pour cela qu’ils appellent à distinguer « complots » et « théories du complots ». « Les complots, projets malveillants tenus secrets jusqu’à leur mise en exécution existent dans l’Histoire, ils ne sont pas les théories du complot », écrivent-ils (p. 308). Qu’est-ce à dire ? « Les théories du complot sont des réécritures des événements historiques par l’invention de complots » (ibid.). Il faudrait ici affiner, en prenant appui sur les acquis des sciences sociales : les explications complotistes sont des explications monofactorielles des événements et les explications des sciences sociales sont plurifactorielles, c’est-à-dire qu’elles mettent en interaction une pluralité de facteurs (dont, éventuellement, des manipulations cachées). Cette précision permet, par ailleurs, de ne pas en rester aux « réécritures des événements historiques », mais de s’intéresser aux narrations monofactorielles de l’histoire en train de se faire que promeuvent de manière continue les conspirationnismes.
On pourrait davantage prendre la mesure de ce qu’analysent les deux auteurs à travers les succès actuels des complotismes, si on le réinsérait dans des coordonnées plus globales de la période politique. On peut ainsi observer un double moment de recul du clivage gauche/droite et de dynamique idéologique et électorale de l’extrême droite. Au sein de ce contexte, s’est développé à partir du milieu des années 2000 un espace rhétorique que l’on peut qualifier de confusionniste, au sens du développement d’interférences et d’hybridations entre des postures (comme le complotisme justement) et des thèmes (dont une identitarisation des débats publics, donnant une place importante aux stigmatisations anti-migrants, islamophobes et antisémites et à la valorisation de « l’identité nationale ») d’extrême droite, de droite et de gauche [4]. Il a contribué à brouiller les repères politiques antérieurement stabilisés.
« L’antisémitisme est une idéologie et un rapport social raciste qui s’est construit sur le temps long. Il repose sur une vision du monde unique qui se cache derrière des apparences diverses », définissent Jonas Pardo et Samuel Delor (p. 43). La première phrase constitue un repère global heuristique. La seconde est plus contestable, en apparaissant même décalée par rapport à la richesse des analyses présentées. Se profile là un schéma d’inspiration platonicienne où l’Un (« une vision du monde unique ») surplombe le Multiple, renvoyé à d’irréelles « apparences ».
Une telle phrase porte un risque substantialiste, ou essentialiste, au sens que donne à cette notion le philosophe Ludwig Wittgenstein, c’est-à-dire de la « recherche d’une substance qui réponde à un substantif » [5]. Quand on a un substantif, comme « l’antisémitisme », on aurait tendance à chercher automatiquement derrière lui une substance, ou une essence, c’est-à-dire une entité homogène et permanente. Or, le Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme nous entraîne plutôt, dans ses investigations détaillées, vers une dialectique de l’Un et du Multiple, à l’écart des pièges substantialistes. À travers l’antijudaïsme chrétien, le racisme antisémite moderne, le conspirationnisme antisémite, l’anticapitalisme antisémite, l’anticommunisme antisémite (« le judéo-bolchevisme »), l’horreur maximale de la Shoah ou l’antisémitisme islamiste, l’antisémitisme se transforme, stabilise des continuités, croise et hybride des strates temporelles distinctes.
Pour conclure, l’ouvrage de Jonas Pardo et Samuel Delor met à disposition un ensemble de matériaux pédagogiques dont les citoyens, les étudiants mais aussi les chercheurs pourront faire leur miel. À partir d’analyses stimulantes, mais aussi d’hésitations et d’inéluctables imperfections, il nous invite à affiner et à prolonger, bref à réfléchir. Encore les Lumières, par-delà les Lumières et leurs limitations, grâce aux Lumières !
par , le 27 novembre
Philippe Corcuff, « L’antisémitisme aux mille visages », La Vie des idées , 27 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-antisemitisme-aux-mille-visages
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[1] C’est particulièrement le cas du livre de Judith Butler, Houria Bouteldja, Frédéric Lordon et al., Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, Paris, La Fabrique, 2024, où le « contre l’antisémitisme » du titre tend à disparaître derrière « ses instrumentalisations ».
[2] Voir Philippe Corcuff, « Du confusionnisme dans l’après 7-octobre. Dans le sillage de la compétition entre luttes contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie », Mémoires en jeu, Numéro Hors-Série, automne 2025, p. 7-18.
[3] Voir Pierre Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros [1re éd. : 1979], Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p. 49-78.
[4] Voir Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021.
[5] Dans Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu [manuscrit de 1933-1934], dans Le Cahier bleu et Le Cahier brun, Paris, Gallimard, 1988, p. 51.