Comment étudier « la vie » ? « Être vivant » signifie-t-il la même chose qu’« être en vie » ? L’anthropologue Perig Pitrou propose de décortiquer ces questions à travers divers exemples ethnographiques autour du monde.
Comment étudier « la vie » ? « Être vivant » signifie-t-il la même chose qu’« être en vie » ? L’anthropologue Perig Pitrou propose de décortiquer ces questions à travers divers exemples ethnographiques autour du monde.
De nombreux chercheurs essayent de comprendre l’ampleur de l’empreinte humaine sur les autres formes de vie, que ce soit, pour lui donner un sens, ou pour remédier à ses effets les plus néfastes. Ce que les humains font avec la vie, inspiré par l’anthropologie comparatiste de Philippe Descola [1], s’inscrit dans les débats interdisciplinaires en faisant dialoguer plusieurs études multisituées (majoritairement ethnographiques) afin de mettre en valeur l’intérêt de l’approche ethnographique pour aborder ces discussions.
Perig Pitrou [2] présente ici une réflexion épistémologique sur les façons de traiter le sujet – on ne peut plus vaste – de la vie, et entend solidifier les fondements d’une nouvelle branche du domaine de l’anthropologie : l’anthropologie de la vie.
Suite logique de son précédent livre, Les anthropologues et la vie [3] (2022), l’ouvrage fait office de guide théorique. L’auteur sélectionne un large éventail d’études dans le domaine de l’anthropologie, mais aussi dans le domaine de la biologie, de l’écologie ou encore de la sociologie, traitant les différentes formes de vie (humaines et non-humaines) ainsi que leurs interactions avec les sociétés humaines. Cette revue bibliographique vise à souligner l’importance de « la perspective comparatiste » et combine avec finesse différentes branches de l’anthropologie du rite, du corps, de la nature ou encore des techniques avec l’anthropologie de la vie. Cette dernière nous est, d’ailleurs, présentée comme la meilleure option pour démêler les subtilités liées aux interactions des humains avec la vie (sous toutes ses formes). Avec cela, l’auteur met en exergue l’importance d’« établir des ponts entre les époques et [de] confronter les découvertes actuelles avec celles faites par des prédécesseurs autour de problématiques transversales et, à certains égards, invariantes » (p. 483).
La vie est un terme large et controversé au sein des sciences occidentales [4] – tant naturelles qu’humaines et sociales. Le livre fait donc une distinction entre ce qu’il désigne comme l’anthropologie de la vie et l’anthropologie du vivant (désignant l’étude des êtres vivants d’un point de vue fondamentalement biologique). Il ne s’aventure pourtant pas à produire une définition claire de la « vie ». Il montre que les enjeux traités par cette branche de l’anthropologie peuvent être aussi divers que les interprétations de la notion de « vie » elle-même et manifeste ainsi le désir de comprendre la pluralité des idées relatives à la vie dans divers milieux environnementaux, culturels et sociopolitiques. En effet, pour l’auteur, « le défi est d’appréhender plusieurs niveaux de multiplicité : multiplicité des phénomènes où se manifeste la vie, multiplicité des conceptions et des organisations sociotechniques, multiplicité des approches anthropologiques pour étudier ces phénomènes à l’intersection entre le biologique et le social » (p. 32).
L’ouvrage commence par présenter les différentes manières de considérer la vie dans les sociétés humaines. L’auteur démarre sa revue par l’analyse des expressions de la vie à travers différentes théories biosociotechniques (p. 78) produites autour du monde : du Mexique à la Papouasie Nouvelle-Guinée, en passant par la France, les États-Unis ou le Brésil. Il ne s’agit pas uniquement d’une mise en perspective des stratégies occidentales et non occidentales d’élaboration de biologies populaires (folkbiology) (p. 77), mais également de la mise en valeur de différentes théories, mythes, religions et croyances, construites afin d’expliquer et contrôler la vie. Des stratégies qui, pour l’auteur, constituent « selon des logiques propres [à chaque population], les institutions cosmobiopolitiques » (p. 174). Dans ce cadre, les êtres humains peuvent même accorder de la vie à des êtres, des objets ou des notions complexes, et par là faire de la vie une qualité dont les bornages peuvent varier selon les sociétés [5].
Le livre s’appuie donc sur la démarche comparatiste pour comprendre l’articulation de ce qui relève de l’ordre des idées (le symbolisme, l’imaginaire, la croyance...) et des formes d’organisation sociale des différentes populations autour du globe. Il met en évidence les manières dont les humains s’appuient sur des biais sociaux et culturels pour façonner et s’approprier la vie, tout en se servant de structures hiérarchiques et institutionnelles pour la dominer. Pour l’auteur, « à côté des procédures pour personnifier la vie […] apparaît ici une situation où les humains tentent d’abolir son pouvoir, en instituant une réalité d’un autre ordre, une vitalité non biologique, purement sociale en un sens. » (p. 187)
P. Pitrou s’attaque ensuite aux méthodes. Il confronte les différentes stratégies scientifiques occidentales pour construire la connaissance autour de la vie, à diverses méthodologies présentes dans d’autres cultures. Il évoque ce qu’il qualifie d’« ontologies chorégraphiques [6] » afin d’illustrer les processus vitaux et techniques de la recherche en STS (Science and Technology Studies) et des sciences de la nature. L’auteur nous présente donc la manière dont la vision portée sur les sciences du vivant modifie les rapports entre l’humain et la vie. Ainsi, avec les différentes méthodes de recherche, l’humain prétend se mettre dans une « position de métapersonne » (p. 200). Dans ce texte, le terme métapersonne désigne toute entité capable d’agir sur la vie, pouvant se présenter aussi bien sous la forme d’humains que d’esprits ou de dieux. La figure du scientifique (du moins, en occident) s’élève à cette position dans la volonté de comprendre la vie, agir sur la vie et reproduire la vie. Tout cela sans oublier que ces techniques et ces savoirs se voient influencés et conditionnés par « les compétiteurs et divers types de réseaux (fiscaux, légaux, politiques, éthiques) » (p. 241).
P. Pitrou revoit également certaines théories anthropo-écologiques plus innovantes, et considère que mettre l’accent sur des perspectives qui dépassent le point de vue de l’humain (p. 268) reste une démarche ambigüe qui dénaturalise la pratique anthropologique. Tout en reconnaissant leur valeur, il voit dans ces approches écologiques hybrides qui mettent en exergue l’agentivité des non-humains sur les humains – notamment défendues par des auteurs tels que A. Tsing, T. Ingold ou E. Kohn – une forme de redéfinition de l’objet de l’anthropologie. Bien que les humains et les non-humains s’influencent mutuellement, toute « approche hybride » (p. 275) de la méthode ethnographique doit être appréhendée avec scepticisme. L’auteur plaide pour l’intégration d’une écologie qui se concentre davantage sur la manière dont les humains « vivent avec » les non-humains. Il invite à analyser leurs interactions et en fonction de la place que ces derniers prennent au sein d’« un ordre social [humain] qu’elles contribuent à faire évoluer » (p. 284). Il défend ainsi une approche anthropologique qui tient compte de « la spécificité des mondes façonnés par les humains » (p. 273). Le langage est par la suite sublimé en tant que fil conducteur distinctif pour la constitution de ces sociétés, de ces mondes, et leur rapport à la vie. Il est présenté comme un « phénomène à l’intersection des trois ordres de faits (théories, techniques et institutions) constituant [ainsi] l’objet de l’anthropologie de la vie. » (p. 331)
L’auteur conclut son œuvre en abordant les formes d’organisation politique, éthique et institutionnelle des sociétés humaines. Il explore les questions de pouvoir et de vulnérabilité au sein des diverses façons dont les humains s’organisent socialement, technologiquement et institutionnellement pour contrer leurs faiblesses (la mort, la maladie, la faim, etc.) face à la vie et à la mort. L’ouvrage passe de la notion de care, le soin de la vie, à celle de « nécropolitique » (p. 354), le contrôle de la mort, pour mettre en valeur les méthodes de contrôle exercées par les classes sociales détentrices de pouvoir, mais aussi les formes d’empowerment des peuples. L’auteur esquisse ici une ouverture de la biopolitique à d’autres formes de vie, au-delà de l’être humain. Il montre les diverses manières dont « l’action de la vie et l’agentivité humaine, construisent des liens sociaux et politiques » (p. 393) qui s’articulent avec les considérations économiques, morales et religieuses propres aux différents contextes socioculturels.
Son analyse aborde les enjeux socio-économiques (« bioéconomie », p. 407) et éthiques (« bioéthique », p. 416 ; « biolégitimité », p. 427) afin de présenter les nombreuses manières dont les humains s’organisent pour déterminer qui (parmi eux), de quelle façon et par quels biais a le droit d’interagir et de façonner la vie et ses formes. L’ouvrage s’achève sur un questionnement de ces structures et de ses limites, et défend une anthropologie « en pleine mutation » (p. 457) à l’image de la pluralité des conceptions humaines de la vie.
Il s’agit d’un ouvrage d’une grande complexité théorique : l’auteur parvient à montrer les nombreux questionnements et la diversité des sens donnés à la notion de vie décrits à ce jour. P. Pitrou nous guide à travers une multitude d’études (qu’il s’agisse de sa propre recherche au Mexique, ou bien des travaux de M. Godelier, E. Kohn, M. Bloch, E. Kowal, A. Tsing, L. Van Velthem, ou même, M. Sahlins et D. Graeber, parmi beaucoup d’autres). Il nous invite à comprendre que la vie ne se limite pas à sa réalité bioécologique ; mais qu’elle est aussi un enjeu symbolique, avec des définitions multiples et des frontières floues, sur laquelle s’exercent différents niveaux de pouvoir (social, religieux, économique, politique…). Cependant, dans cet ouvrage, l’auteur défend une perspective de l’anthropologie qui peut être sujette à controverse. Une approche méthodologique qui déconsidère les perspectives moins conformistes, notamment celles issues des courants antispécistes et écologiques qui visent à développer une "anthropologie par-delà l’humain" (p. 458). Or, étant donné que l’anthropologie est une science phénoménologique, l’anthropologue est lui-même son outil principal d’analyse. Ce dernier, parce qu’il s’appuie sur sa propre expérience pour mener ses recherches, sa subjectivité est indéniablement partie prenante de la connaissance qu’il produit. Une subjectivité qui permet, en outre, les approches les plus diverses.
Nous ne pouvons nier combien il est important de ne pas perdre de vue la méthode ethnographique et l’analyse des sociétés humaines dans l’étude anthropologique. Cependant, bien que certaines études puissent sembler parfois audacieuses, en essayant d’aborder une dimension plus subjective du non-humain ou de sa capacité d’action, l’objectif demeure de saisir les complexes interactions entre la vie non-humaine et les humains. En effet, le fait de porter une attention particulière à ce que la vie fait avec les humains peut paraitre dissonant pour l’anthropologue, mais pourrait constituer un complément nécessaire pour une compréhension plus holistique de ces interactions de vie. En ce sens, les approches qui mettent en valeur les relations tissées entre les humains et les non-humains, l’acceptation et l’analyse de la forte influence de ces derniers sur les humains, ne semblent pas remettre en question l’objet anthropologique. En revanche, elles ajoutent une grille de lecture supplémentaire. Les enquêtes d’Anna L. Tsing sur le champignon matsutake [7] (analysées par P. Pitrou dans son ouvrage) et celles de Charlotte Brives concernant les expérimentations sur les levures en laboratoire [8] rendent bien compte de ces relations et influences mutuelles.
En définitive, Perig Pitrou réalise, sans aucun doute, un travail remarquable en mettant en valeur la pluralité des formes de vie et l’importance de les étudier. Si nous adhérons, comme l’auteur, à l’idée que l’anthropologie est la meilleure manière d’appréhender la vie sous toutes ses formes, il semblerait tout de même intéressant de pouvoir se saisir des subjectivités non-humaines et de diversifier les approches. Essayer de comprendre l’être humain comme partie intégrante d’un rouage plus grand pourrait être une belle façon d’apprendre à reconnaître les influences non-humaines sur les sociétés humaines. Cela pourrait ouvrir la voie à d’autres questions sur qui, de quelle façon et par quels biais a le droit d’interagir et de façonner la vie.
par , le 18 septembre
Charlotte Gruson, « L’anthropologie face à l’énigme de la vie », La Vie des idées , 18 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-anthropologie-face-a-l-enigme-de-la-vie
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[1] Méthode présente, notamment, dans Par-delà nature et culture (2005) où Ph. Descola recueille de nombreux exemples ethnographiques autour du monde afin d’analyser les différentes lectures appliquées au rapport Nature-Culture dans chaque société.
[2] P. Pitrou est anthropologue, directeur de recherche au CNRS et de l’équipe « Anthropologie de la vie » du laboratoire d’anthropologie sociale (Collège de France). Il est également chercheur rattaché à la Maison française d’Oxford.
[3] Perig Pitrou, Les Anthropologues et la vie, Sesto San Giovani, Éditions Mimésis, 2022.
[4] L’auteur n’utilise pas toujours le terme « occidental ». Cependant, ce que l’on appelle couramment science est structuré par une méthode basée sur l’empirisme (Descola, 2005), la démonstration et la reproduction. Or, cette méthode, considérée universelle, répond uniquement aux paradigmes d’une rationalité construite (Klein, et al. 2015) et établie historiquement par l’Occident. D’autres sciences peuvent répondre à d’autres ontologies de connaissance, telles que la médecine traditionnelle chinoise, par exemple. La science dont parle l’auteur répond bien aux critères empiriques ci-mentionnés, ce qui explique ce choix terminologique.
[5] Par exemple des entités divines peuvent se voir accorder une vie sans fin, mais avec parfois un début ; ou bien, selon les sociétés, le début de la vie humaine n’est pas défini au même stade de développement biologique.
[6] Terme forgé par C. Thompson (2005) et repris par Perig Pitrou (p. 234).
[7] Lowenhaupt Tsing, A. Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2017.
[8] Brives, C. « Que font les scientifiques lorsqu’ils ne sont pas naturalistes ? », L’Homme [En ligne], 222 | 2017, mis en ligne le 1er juin 2019, consulté le 11 mars 2025. DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.30143