Une enquête menée auprès de plus d’une centaine de lecteurs vise à mettre au jour les mécanismes de la relation intense les unissant à leur livre de chevet.
Une enquête menée auprès de plus d’une centaine de lecteurs vise à mettre au jour les mécanismes de la relation intense les unissant à leur livre de chevet.
Si les premiers sondages réalisés pour les éditeurs au cours des années 1960, puis les enquêtes statistiques du Ministère de la Culture et de la Communication depuis 1973, apportent un certain nombre d’informations sur les pratiques de lecture des Français-es, celles-ci restent toutefois limitées à une série d’éléments liés aux propriétés sociales des lecteurs, à la quantité et au genre de livres lus et achetés [1]. Ces études de référence ne disent rien des manières de lire et des modalités d’appropriation des textes. Depuis le chapitre que consacre Michel de Certeau à la lecture [2], et depuis surtout l’enquête pionnière de Janice Radway sur la réception de romans sentimentaux par des lectrices américaines [3], le sens attribué aux textes par les lecteurs, d’une part, et, d’autre part leurs intérêts de lecture [4] constituent des objets de recherche à part entière.
C’est dans cette perspective – celle de comprendre les relations entre les œuvres et les individus –, que la sociologue Clara Lévy livre ici les résultats d’une enquête menée auprès de 115 lecteurs. Soixante six femmes et quarante neuf hommes ont été invités à parler, non pas de leur lecture du moment, mais de leur ouvrage de prédilection, celui dont le plaisir de lire ne s’est pas épuisé après la première lecture.
Les jeunes, les diplômés, les étudiants et les cadres sont surreprésentés dans la population d’enquête : 80 % des personnes interrogées ont moins de quarante-cinq ans ; 85 % ont au moins un diplôme de niveau Bac + 2 ; 41 étudiants et 32 cadres et professions intellectuelles – soit 73 des 115 enquêtés – composent le groupe de lecteurs interrogés. Du côté des titres mentionnés, une écrasante majorité ont été écrits par des auteurs masculins et appartiennent à l’univers de la fiction. 68 % des ouvrages ont été publiés après 1950, 17 % seulement ont paru avant 1900.
Cet imposant travail empirique vise à mettre au jour les mécanismes du rapport que les lecteurs entretiennent avec leur livre de chevet. Le développement s’organise en quatre parties : comment la rencontre entre le lecteur et l’ouvrage s’est-elle produite ? Quels sont les ressorts de cet attachement ? Quelles pratiques sociales existe-t-il autour du livre de chevet ? En quoi le « roman d’une vie » répond-il comme en écho aux préoccupations du lecteur ? Très convaincante, cette dernière partie fixe la thèse centrale de l’analyse : l’intensité de la relation que des lecteurs ont avec un ouvrage s’explique par l’écho identitaire dont le livre de chevet constitue le support (p. 211).
Filant la métaphore amoureuse, l’analyse des circonstances de la rencontre entre le lecteur et le livre met au jour deux types d’opposition. La lecture « obligatoire » du cadre scolaire s’oppose à la lecture « choisie », librement décidée. Le déclencheur qu’incarne l’institution scolaire peut alors fonctionner différemment pour les individus : un attachement immédiat à l’ouvrage durant les années d’apprentissage ou une redécouverte d’une lecture imposée plusieurs années auparavant. L’attention portée aux trajectoires de lecteurs invite l’auteure à construire une autre opposition pour expliquer les circonstances de la rencontre : le coup de foudre et l’amour différé. Dans le premier cas, le lecteur s’est aperçu rapidement qu’il s’agissait du livre de sa vie (« c’est mon premier coup de cœur, mon seul gros coup de cœur » affirme un lecteur de manga, p. 30). Rapidité et continuité de la lecture caractérisent ce type de comportement. Dans le second scénario, ce sont davantage des relectures ultérieures, parcellaires ou totales, qui vont renforcer l’attachement au texte.
La relecture est une activité familière des enquêtés [5]. L’enjeu va être de renouer, par fragments, avec le plaisir et les sensations éprouvées à la lecture du texte, de l’intrigue ou des descriptions littéraires.
La rencontre avec le livre de chevet passe souvent par des intermédiaires. Sur les 115 enquêtés, une seule personne cite l’action d’une bibliothécaire, aucun ne mentionne celle d’un libraire. La famille, et plus spécifiquement la mère, joue un rôle important tant au niveau des conseils que de l’aide économique pour l’achat de livres. Les ouvrages transitent souvent de la bibliothèque maternelle à celle du lecteur interrogé. La médiation littéraire par des membres de la famille conduit à renforcer la charge symbolique détenue par l’ouvrage en question (p. 49) et donc l’attachement à ce titre. Le groupe de pairs, dont l’influence chez les adolescents avait été mise en évidence par Dominique Pasquier [6], joue également un rôle décisif dans la rencontre avec le livre de chevet. La sociabilité amicale sert de support à la recommandation et à la circulation d’ouvrages et prend, chez certains enquêtés, des allures de véritables clubs de lecture. Les médiations sont aussi celles réalisées par les émissions littéraires comme la Grande librairie, citées à plusieurs reprises. Le rôle d’Internet est enfin observé chez les enquêtés les plus jeunes, parmi ceux notamment pour lesquels le livre intègre un univers culturel plus large.
La deuxième partie de l’ouvrage traite des motifs de l’attachement au livre de chevet. La première raison invoquée par les lecteurs a trait à l’histoire. Clara Lévy se penche notamment sur le choix des lectrices en soulignant le fait que le niveau de diplôme n’intervient pas tant dans le genre choisi – les femmes diplômées de l’échantillon apprécient les romans d’amour autant que les moins diplômées – que dans le degré de légitimité du roman et de son auteur dans le champ littéraire. Le style de l’auteur constitue également l’une des raisons données. Un style simple, accessible, sans jargon, apparaît chez certains comme un gage de qualité littéraire tel cet étudiant en master de physique préférant, pour cette raison, Bel Ami de Maupassant au Voyage au bout de la nuit (p. 87).
Un deuxième ensemble de justifications sont liées aux apports du livre. Ils révèlent ses différentes fonctions sociales : la transmission de connaissances, la capacité à faire réfléchir le lecteur et à mettre en forme ses pensées, la disposition d’un texte à faire ressentir des émotions. Une dernière justification attribue au livre une vertu apaisante (p. 113) qui repose sur le texte ou sur sa dimension matérielle (« je m’endors, je vois le bouquin, ça me rassure », p. 116).
Si les premiers résultats de l’enquête ne surprennent guère le lecteur, l’intérêt de l’investigation réside dans le fait qu’elle s’est également penchée sur les pratiques sociales autour du livre de chevet. Beaucoup de lecteurs lui consacrent une place spécifique, certains l’emportent avec eux dans leurs déplacements comme s’il était impossible de se séparer de lui. Achetés parfois en plusieurs exemplaires pour éviter tout égarement ou toute usure, le « livre de chevet n’est que très rarement un objet anodin » (p. 129).
Cet aspect se révèle encore davantage lorsque Clara Lévy interroge les lecteurs sur leurs pratiques de prêt. Soit l’ouvrage n’est pas, contrairement aux autres titres de la bibliothèque, prêté. Soit le prêt est encadré de la même manière que par les bibliothèques publiques. Un retraité de 64 ans, ancien développeur et créateur de sites web, a mis par exemple en place un dispositif bien spécifique : « j’ai une politique assez particulière c’est-à-dire que tous les livres qui existent ici sont enregistrés dans une base de données. (…) Et donc, je note à chaque fois le nom de la personne, la date exacte pour savoir exactement à qui je l’ai prêté. C’est très rare que je prête des livres mais ça arrive ».
Les pratiques sociales autour du livre de chevet se manifestent également dans les attitudes des fans. L’accumulation d’informations sur l’auteur, sur les lieux de l’histoire, la rencontre avec l’écrivain ou la visite de sa sépulture pour le cas d’auteurs décédés apportent « un supplément d’attachement » au livre de chevet (p. 147). L’insertion dans une communauté d’admirateurs est également observée, laquelle donne parfois l’occasion au fan de légitimer son adoration par l’appartenance à un collectif. Même si elle évoque « la réception créatrice » (p. 61) des lecteurs, l’auteure aurait toutefois pu s’appuyer, pour prolonger l’analyse du « fandomisme », sur les travaux de Sébastien François sur les Fanfictions, lesquels mettent en évidence les investissements dans l’écriture de jeunes lecteurs à la suite de la parution d’un best-seller à l’échelle mondiale [7].
Captivante, la dernière partie de l’ouvrage constitue un apport essentiel à la sociologie de la réception en ce qu’elle traite avec une grande finesse la question de l’identification du lecteur à l’histoire et/ou aux personnages du livre de chevet. Les éléments d’analyse présentés permettent de cerner les logiques d’ajustement entre les préoccupations identitaires du lecteur et le contenu du livre. En accordant une grande attention aux justifications des lecteurs et à leur trajectoire, Clara Lévy examine méticuleusement les diverses « possibilités de projections identitaires » de l’ouvrage auxquelles le lecteur se rattache.
S’il paraît évident que l’ajustement entre l’individu et l’ouvrage repose sur le fait que des situations vécues par les personnages font régulièrement écho au quotidien des passionnés, il convient néanmoins d’approfondir l’analyse en distinguant les différentes composantes de l’identité du lecteur par l’intermédiaire desquelles se réalise l’adhésion. Clara Lévy en identifie sept : l’identité professionnelle, l’identité de ressenti (« je me suis identifié à sa manière de percevoir le monde », p. 181), l’identité de pente sociale (proximité entre la trajectoire sociale ascendante ou descendante du personnage et celle du lecteur), l’identité de genre et/ou d’orientation sexuelle, l’identité ethnico-culturelle, l’identité territoriale (l’histoire est située sur un territoire renvoyant aux origines géographiques du lecteur), l’identité contrariée qui désigne un attachement lié aux aspirations identitaires du lecteur.
Sans trop approfondir, le dernier chapitre aborde la question de la réception différenciée d’un même livre par plusieurs lecteurs (la Bible, le Coran, L’Amant de Marguerite Duras, Orgueil et préjugés de Jane Austen, L’écume des jours de Boris Vian, Sept jours pour une éternité de Marc Lévy). La pluralité des interprétations révèle ainsi l’appropriation du texte par son lecteur en fonction de ses propriétés sociales et de sa trajectoire. Il s’agit également d’affirmer une nouvelle fois que la signification attribuée aux œuvres est « le produit de la rencontre entre le texte et la lecture » (p. 205).
Ancrée dans une sociologie de la réception, l’ouvrage de Clara Lévy, qui accorde une très large place aux extraits d’entretien (parfois sur plus de deux pages, p. 208-210) apporte un certain nombre d’enseignements à la sociologie de la lecture qui vont bien au-delà d’une simple analyse des consommations culturelles. Les motifs d’attachement à un texte sont clairement identifiés et la thèse défendue – le livre de chevet comme révélateur des préoccupations identitaires des lecteurs – est très convaincante.
Il reste toutefois quelques éléments qui semblent affaiblir l’analyse. D’une part, la catégorie de « livre de chevet » peut, comme le souligne à plusieurs reprises Clara Lévy, apparaître problématique. Quid des enquêtés sans livre de chevet ou mettant en avant plusieurs ouvrages ? Lors des multiples campagnes d’entretiens, comment l’enquêtrice a-t-lle traité ces autres lecteurs dont les liens entretenus avec plusieurs ouvrages sont tout aussi intéressants à examiner ? Ont-ils été exclus ? Comment faut-il considérer également les personnes qui auraient changé de livre de chevet au cours de leur vie ? En d’autres termes, si l’investigation menée à partir du livre de chevet apparait pertinente pour saisir les rapports entre un lecteur et une œuvre, elle reste cependant insuffisante. La deuxième remarque interroge la composition de la population d’enquête. Comment peut-on parler de « roman d’une vie » lorsque 80 % des personnes interrogées ont moins de 45 ans et 66 % moins de 35 ans ? Pourquoi l’étude ne s’est-elle pas consacrée à des lecteurs plus âgés ? Enfin, n’aurait-il pas été plus pertinent de réaliser cette étude auprès d’une génération au sens démographique ou sociologique du terme ? Le parcours des lecteurs et leur construction identitaire auraient pu être davantage mis en rapport avec le contexte social, économique ou politique de leur existence. Ces quelques remarques n’enlèvent rien à la qualité de cet ouvrage qui fournit des éléments indispensables à la compréhension de la réception de biens culturels.
par , le 4 novembre 2015
Vincent Chabault, « L’amour des livres », La Vie des idées , 4 novembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-amour-des-livres
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[1] Cf. Martine Poulain, « Lecteurs et lectures : le paysage général », Pour une sociologie de la lecture, Paris, éditions du Cercle de la librairie, 1988, p. 29-47.
[2] Michel De Certeau, « Lire : un braconnage » in L’invention du quotidien. Tome I : « Arts de faire », Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990 (1980), p. 229-255.
[3] Janice Radway, Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Culture, North Carolina, University of North Carolina Press, 1984.
[4] Gérard Mauger, Claude Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, n°123, 1998, p. 3-24.
[5] Cf. Laure Murat, Relire. Enquête sur une passion littéraire, Paris, Flammarion, 2015.
[6] Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
[7] Sébastien François, « Fanf(r)ictions. Tensions identitaires et relationnelles chez les auteurs de récits de fans », Réseaux, vol. 27, n°153, pp. 157-189.