Kant écologiste ? Ni véritable artisan d’une science environnementale, ni penseur de l’écologie politique, Kant constitue cependant, selon Christophe Bouriau, une ressource philosophique majeure pour affronter les défis écologiques actuels.
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Kant écologiste ? Ni véritable artisan d’une science environnementale, ni penseur de l’écologie politique, Kant constitue cependant, selon Christophe Bouriau, une ressource philosophique majeure pour affronter les défis écologiques actuels.
Quelques jours seulement après la publication française de Marx écologiste de J. B. Foster, c’est au tour de Kant de porter ce nouvel habit, décidément au goût du jour. Les philosophes, sont-ils tous devenus écolos ? Cette décision herméneutique qui consiste à relire bon nombre de pensées à la lumière de la crise écologique actuelle mériterait pleine réflexion. Cela permettrait d’évaluer le droit à historiciser la réception d’un auteur en fonction de problématiques contemporaines et sous la poussée d’intérêts politiques et sociaux actuels. Tout l’enjeu consiste à ne pas faire dire à ces auteurs ce qu’ils n’ont pas dit, et ce qu’ils n’auraient pas pu dire. Or il y a bien une différence entre présenter, par sa pensée, des idées et des matériaux en mesure d’appuyer des réflexions actuelles sur l’écologie, et s’affirmer comme un véritable penseur de l’écologie politique, visant à repenser le rapport de l’homme à la nature à l’ère industrielle. Telle qu’elle apparaît dans le titre, l’initiative laisse d’abord planer une certaine ambiguïté.
Kant écologiste. Un tournant herméneutique fort, une décision éditoriale probable, mais certainement pas une erreur de catégorie. En réalité, conscient de ces enjeux, C. Bouriau n’entend pas faire de Kant un précurseur oublié de la pensée écologique, ni même montrer comment il l’aurait clandestinement nourrie, par sa philosophie, en tant que source ignorée. Kant n’est ni le fondement historique de cette pensée ni son foyer conceptuel. Il pourrait cependant devenir son précieux allié après la lecture remarquable que l’auteur en propose, montrant comment la philosophie de Kant offre de quoi « alimenter » (p. 15) la pensée écologique actuelle, et en particulier, deux formes d’éthique environnementale. Celle dite « réaliste » qui vise à fournir « une valeur intrinsèque » (p. 12) à la nature en vertu de certaines de ses qualités (organisation, beauté, dignité), et celle que l’auteur qualifie de « fictionaliste », basée sur « une extension » (ibid.) fictive de la notion juridique de personne morale aux entités naturelles et aux générations futures.
C’est tout naturellement que le premier chapitre s’engage sur la voie d’une promotion esthétique de la nature. La reconnaissance de la beauté de la nature engendre le souci kantien de sa préservation, ce qui, dans les termes de l’éthique environnementale réaliste, revient à accorder à la nature « une valeur intrinsèque qui justifie sa protection » (p. 17). La nature est dotée de valeur, parce que la contempler favorise le libre jeu de nos facultés sans fin coercitive, suscitant ainsi, selon Kant, un sentiment de plaisir esthétique désintéressé, qui, à son tour, conforte en l’homme sa destination et sa pratique morales. Dire que le plaisir est désintéressé, c’est indiquer en effet que le plaisir ne s’inscrit pas dans des relations de dépendance caractéristiques du désir. Or ce désintérêt à l’égard de toute motivation pathologique se retrouve dans le sentiment de celui qui agit moralement. D’où, souligne l’auteur, le caractère intrinsèque de cette valeur, et non relatif à l’homme et à ses intérêts pratiques et économiques, qui feraient de cette nature un objet à sa libre disposition.
Un doute subsiste cependant quant au réalisme du souci kantien de la nature. Car pour intrinsèque qu’elle soit, la valeur de la nature n’en reste pas moins, en un sens, dépendante de l’homme. Que faire si l’homme ne devait plus ressentir ce sentiment de plaisir face à la nature ? C. Bouriau a raison d’anticiper l’objection, en insistant sur la conception anthropocentrique de la nature qu’une telle éthique (bien que non instrumentale) conserve malgré tout.
Il serait ainsi tentant de radicaliser l’esthétique environnementale dans le sens d’une « esthétique positive » telle que les penseurs de l’écologie Allen Carlson ou Holmes Rolston III l’ont défendue, en considérant la nature comme objectivement belle, indépendamment du sentiment du sujet à son égard. Une telle perspective apparaît « bien plus forte que celle de Kant pour fonder une protection et défense de la nature » (p. 36) affirme C. Bouriau, sans livrer les raisons d’une telle supériorité ni même entrer véritablement en discussion sur ce point. Pourtant, on peut se demander si l’anthropocentrisme ne fait pas, en définitive, que reculer d’un échelon. Certes, au lieu d’être belle en vertu du sentiment esthétique suscité en l’homme, la nature est considérée comme belle par elle-même. Mais il n’en reste pas moins que pour dépasser radicalement tout anthropocentrisme, il conviendrait de charger en moralité la qualité esthétique de la beauté elle-même, autrement dit, de valider le titre de « valeur à défendre » de la beauté de la nature. Or, qui, sinon l’homme, est en mesure d’assumer cette responsabilité qui érige non la beauté elle-même, mais la valeur accordée à celle-ci, voire, à suivre une logique qui pourrait conduire à une régression infinie, le droit à voir sa valeur reconnue en tant que valeur ? Si bien que, selon nous, même la véritable éthique environnementale réaliste ne saurait en définitive s’absoudre de tout privilège accordé à l’homme, quand bien même il ne serait pas la seule entité détentrice sinon de droits, tout du moins de valeur.
La seconde option thématique retenue pour faire valoir une défense kantienne de la nature se distingue par son originalité. Elle consiste à mobiliser, dans les pas du néokantien Hans Vaihinger (1852-1933), « l’approche par le comme si », pour promouvoir, à rebours du réalisme, une éthique environnementale fondée sur « l’usage de certaines fictions juridiques » (p. 48). Cette transposition du comme si au terrain écologique et juridique montre à merveille comment l’on peut utiliser des idées ou des propositions que l’on ne sait pas vraies (le fleuve est vivant), « pourvu que ces propositions servent efficacement des fins » (préserver le fleuve), « reconnues universellement comme bonnes » (p. 73). L’exemple d’un tel usage est celui du gouvernement de Nouvelle-Zélande, qui fit voter en 2017, une loi conférant à la rivière Wanganui et aux espèces aquatiques qui y vivent le statut de personne morale dotée de droits, dont l’exercice est confié à un représentant. Par ce mécanisme fictif, il s’agit de renforcer la protection de la nature en permettant « des sanctions plus lourdes que celles prévues par la loi pollueur payeur », que l’on suppose typiques d’une politique environnementale considérant ne pas avoir besoin de faire de la nature l’égal (même fictivement) de l’homme pour justifier la nécessité de sa protection et faire payer sa destruction.
Cela dit, sans remettre en cause l’usage de cette approche fictionaliste en éthique environnementale, les quelques incursions dans la philosophie de Kant pour la justifier pourront paraître plus que discutables à certains spécialistes. L’auteur adopte des décisions interprétatives fortes sans les expliciter clairement, alors qu’il semble difficile de soutenir que le déterminisme n’est, dans la Critique de la raison pure, qu’une hypothèse méthodologique (p. 57), ou d’affirmer comme allant de soi que le libre arbitre n’est qu’un simple présupposé « par hypothèse » (p. 59) pour assurer le bon fonctionnement de la moralité et du droit, et non une vérité qui s’atteste dans l’agir moral. À moins que certaines de ces approximations résultent simplement d’un entremêlement entre ce qui est stricto sensu kantien, et ce qui relève des interprétations kantiennes de Vaihinger, dont on imagine bien C. Bouriau avoir du mal à se défaire, tant il a contribué à le faire connaître en France (Le comme si. Kant, Vaihinger et le fictionalisme, 2013).
S’appuyer sur Kant pour fournir à la nature une véritable valeur, ou pour lui accorder une personnalité morale, ne revient-il pas toutefois à nier la distinction kantienne entre chose et personne au cœur de son éthique ? On constate en effet un bras de fer entre une éthique environnementale d’inspiration kantienne et ceux qui, au nom du kantisme lui-même, dénoncent une dangereuse confusion des catégories morales, et notamment, dans la perspective fictionaliste, une banalisation de « la notion de personne en l’attribuant fictionnellement à des non-personnes » (p. 92).
Il n’y aurait alors qu’un pas vers la tentation de mettre en balance une dignité (celle de la nature) contre une autre (celle de l’homme) et de traiter, fictivement, non plus seulement les choses comme des personnes, mais des personnes comme des choses, alerte utilement le spécialiste de Vaihinger, avec une logique qui rappelle toutefois celle, controversée, de Luc Ferry, lorsque celui-ci dénonçait le péril d’un fascisme écologique (Le Nouvel ordre écologique, 1992). Il faudrait cependant se garder d’une pente glissante : l’apport kantien à ces deux formes d’éthique environnementale bouscule certes – autant qu’il faut – le partage des choses et des personnes, mais sur un mode mineur (en accordant une valeur intrinsèque à la nature) et hiérarchisé (il n’est pas question de préférer les choses aux hommes) seulement, ou alors, tout autrement, sur un mode fictif (en attribuant à la nature une personnalité morale), sans jamais arracher à l’humanité sa supériorité en dignité sur la nature. D’où le risque, que l’auteur livrera comme un aveu en toute fin d’ouvrage, de « continuer à traiter la nature et ces vivants avec un certain mépris » (p. 172).
En tout état de cause, l’auteur rappelle à juste titre que le respect de la dignité humaine engage de toute façon l’homme sur le terrain d’une défense de la nature comme devoir que nous avons non pas directement envers la nature et les animaux, mais envers nous-mêmes. La cruauté envers les animaux (qu’en est-il des plantes ?) émousse en effet en l’homme la pitié et affaiblit sa disposition à la moralité, en mettant en péril notamment l’accomplissement de son devoir de bienveillance envers autrui [1].
Avons-nous alors encore besoin de moraliser la nature, en vertu de ses qualités ou par le registre de la fiction, pour faire, par exemple, payer plus cher le pollueur ? Les fictions qui étendent la personnalité juridique aux générations futures et aux entités naturelles ne seraient-elles pas superflues ? Certains juristes, au premier rang desquels le professeur Tristan Pouthier, cité dans l’ouvrage, considèrent à ce propos que les fictions qui étendent la personnalité juridique aux générations futures et aux entités naturelles sont superflues : des sanctions existent déjà pour préserver la nature, et si celles-ci ne suffisent pas, il suffirait de les alourdir (p. 102), sans remettre inutilement en cause le partage kantien.
Encore faudrait-il avoir les moyens de pression nécessaires pour placer la question écologique au cœur des politiques. La dernière section de l’ouvrage s’y penche en organisant un duel passionnant entre d’un côté « la tyrannie bienveillante » proposée par Hans Jonas, ou plus généralement, une approche directive que d’aucuns qualifient « d’écologie punitive » et, de l’autre côté, une perspective plus délibérative, directement tirée des lumières kantiennes, incarnée par l’écomodernisme défendu, en France, par Luc Ferry. Ce courant, en vogue chez les économistes libéraux, n’exclut pas la compatibilité entre le développement économique et technologique d’une part, et l’écologie et ses progrès d’autre part, qu’il entend favoriser sans décroissance, et en misant, au contraire, sur l’économie de marché et sur les technologies de pointe.
Une fois encore, se joue ici une inspiration kantienne contre une autre. L’une allant chercher sa filiation avec Kant du côté de l’impérativité de la responsabilité qui incombe à l’homme et aux politiques, l’autre dans la primauté de l’éducation de la population sur son dressage [2], pour promouvoir « une politique environnementale pédagogue, s’adressant à la pensée rationnelle » au lieu d’une « politique punitive basée sur le dressage » (p. 139).
Même si l’objectif de C. Bouriau semble moins être celui de statuer fermement sur le « véritable » Kant que d’offrir un panorama de toutes les inspirations possibles offertes par celui-ci à l’écologie politique, il finit cependant bien par montrer la compatibilité kantienne, du point de vue pratique, de ces approches pourtant « antinomiques » (p. 163) quant aux outils théoriques qu’elles mobilisent (l’une attribuant des droits à la nature, l’autre réservant cette attribution aux seuls humains). Dans l’attente d’une politique écomoderniste où il deviendrait économiquement rentable de se soucier de l’environnement, le recours à la radicalité de l’éthique fictionaliste s’affirme, selon l’auteur, comme une solution pour lutter contre la dévastation irréversible de l’environnement. Bien que ses mesures coercitives risquent d’être perçues comme punitives et de susciter « l’indignation et la révolte » (p. 150), et devront donc à terme être relayées par une écologie moderne digne de ce nom.
Pour adhérer pleinement à ce séduisant mouvement de réconciliation de l’auteur, il eût toutefois fallu au préalable accepter sans réserve une présentation de ces courants quelque peu déformée : en concédant, d’une part, à l’écomodernisme de Luc Ferry, que l’écologie dite punitive (incarnée, d’après ce dernier, par des penseurs comme Hans Jonas et Dominique Bourg) prétendît véritablement se défaire de la raison, de l’éducation et de la délibération démocratique ; et en admettant, d’autre part, que les lumières rationnelles de l’éducation écomoderniste engrenée dans la logique du profit suffissent d’elles-mêmes pour engendrer un changement des mentalités et des pratiques à l’égard de l’environnement. Sur ce point, une étude plus approfondie, que l’auteur n’avait pas pour ambition de développer en détail ici, permettrait de documenter ces scrupules. Cela nécessiterait, cependant, d’élargir la confrontation proposée par l’auteur à des références indépendantes de la philosophie de Kant et probablement moins dépassées que celles de Jonas et de Ferry au sein des débats actuels de l’écologie politique.
L’analyse proposée éloigne définitivement le kantisme du naturalisme agressif auquel on l’associe volontiers parfois, où l’homme régnerait sur terre en « seigneur de la nature ». En chef d’orchestre, C. Bouriau déplie plusieurs aspects de la pensée de Kant, tout en proposant une perspective unificatrice, au sein de laquelle l’option esthétique et l’option fictionaliste se concilient, tout en nuance, avec la distinction matricielle entre chose et personne. Si bien qu’on finit par constater avec l’auteur que, quels que soient les choix philosophiques disponibles pour défendre la nature, là ne serait plus tant l’urgence, comme si la pratique devait prendre le relais de la réflexion.
Sur le plan personnel, il va de soi qu’alerté de sa potentielle disparition, Kant aurait eu pour souhait de défendre la nature qu’il chérissait tant. En témoigne sa bien trop connue promenade, solitaire et quotidienne, en grande partie dédiée à la contemplation de celle-ci. « Le grand mérite de Kant, pour qui s’attache à la protection de l’environnement, est de nous faire aimer la nature » (p. 47). Or ne faudrait-il pas aimer la nature certes, mais l’aimer comme un autre, sans la reconduire à l’humanité par des catégories anthropologiquement marquées ? N’est-ce pas précisément ainsi que l’homme pourrait trouver dans cette altérité de quoi nourrir la conscience aiguë de sa propre spécificité, que Hans Jonas nommait sa « capacité à être responsable » ?
par , le 30 septembre
Michaël Hinterberger, « Kant et la défense de la nature », La Vie des idées , 30 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Kant-et-la-defense-de-la-nature
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