La pratique des vacances au bled s’est banalisée à partir des années 1980, remplaçant progressivement les espoirs de réinstallation. Retour aux origines se déroulant dans un cadre familial, ces étés permettent aussi d’échapper temporairement aux dominations et assignations sociales subies en France.
Le thème des « vacances au bled », les séjours passés par des émigré·es-immigré·es maghrébin·es de France dans leur pays d’origine (le bled) ou par leurs descendant·es dans celui de leurs parents, a donné lieu depuis les années 1980 à une importante production littéraire et documentaire qui porte sur différentes périodes et pays (Algérie, Maroc, Tunisie). Elle s’est encore étoffée ces dernières années. On peut citer Bons baisers du bled, un film documentaire de Linda Bendali diffusé en juin 2021 sur France 5 ou encore La route du bled, un podcast de Halima Ekhatab mis en ligne en 2019 sur Arte radio.
Deux bandes dessinées aux titres proches sont également parues : Nos vacances au bled, témoignage de Chadia Chaibi-Loueslati qui évoque ses vacances en famille en Tunisie (éditions Marabout, 2019), et Vacances au bled, aux éditions Sociorama (2018), écrit par Jennifer Bidet et Singeon, et tiré de la même recherche que celle présentée de manière plus extensive dans le livre évoqué ici.
La plupart de ces documentaires sont fondés, souvent avec une tonalité nostalgique et humoristique, sur des témoignages et des archives privées portant sur les années 1980 et 1990 et suivent quelques personnes ou familles. C’est également le mode de narration adopté dans l’(excellente) bande-dessinée coécrite par Jennifer Bidet, centrée sur quelques personnages — Férouze, Sélim, Nesrine, Sabrina — mais leurs vacances se déroulent à une période beaucoup plus récente.
113 - Tonton du bled
Une enquête sur la deuxième génération
Si l’on retrouve ces personnages dans l’ouvrage paru en 2021 aux éditions Raisons d’agir, ils et elles en côtoient un bien plus grand nombre et surtout leurs parcours, pratiques et points de vue sont mis en perspective et différenciés de manière plus approfondie. Ces deux publications mettent en lumière la richesse d’un objet qui, bien qu’ayant donné lieu à de nombreux témoignages, a jusque-là été peu abordé par les sciences sociales en France. Le livre de J. Bidet constitue ainsi le premier ouvrage sociologique à prendre ce thème pleinement pour objet, à partir d’une enquête centrée sur l’expérience et le point de vue d’adultes de la « deuxième génération ». Si le thème des vacances peut sembler léger, il s’avère passionnant sous le regard de l’autrice, qui a construit une posture de recherche ambitieuse et rigoureuse. Le sous-titre de l’ouvrage, « la double présence des enfants d’immigrés » fait explicitement écho aux travaux du sociologue Abdelmalek Sayad et en particulier à La double absence. La chercheuse s’inscrit par ailleurs au croisement de la sociologie des migrations et de la sociologie de la mobilité et des classes sociales, et revendique une approche intersectionnelle accordant une place centrale aux rapports sociaux de genre et aux rapports sociaux de race et d’ethnicité. L’enquête qu’elle a réalisée mobilise différentes données et méthodes : un travail sur archives et documents (liés à l’action de l’État algérien envers la « communauté nationale de l’étranger » ou le tourisme, et à la politique migratoire et d’« intégration » de l’État français), des exploitations statistiques de l’enquête Trajectoires et origines (INED-INSEE), et de manière plus centrale, une enquête de terrain. Cette dernière combine une série d’entretiens approfondis réalisés en France (dans la région lyonnaise) et en Algérie (dans la région de Sétif, ville moyenne située à l’est d’Alger) auprès de 56 adultes, descendant·es de deux parents algérien·nes, né·es en France (ou y étant arrivé·es très jeunes), et une enquête ethnographique réalisée en Algérie durant les étés 2009, 2010 et 2011, dans les environs de Sétif et de Béjaïa (ville située sur le littoral voisin) en partie auprès des mêmes personnes, et reposant sur de nombreuses observations. Des photographies réalisées par l’autrice sont placées en exergue de chaque chapitre.
Les deux premiers chapitres s’appuient sur des entretiens avec les adultes les plus âgé·es (né·es durant les années 1960 et 1970) et le corpus de documents et archives, ainsi que sur une solide bibliographie sur l’immigration algérienne en France et sur les vacances des classes populaires. Ils permettent de comprendre comment et sous quelles formes est devenue possible la pratique des vacances en Algérie à partir des années 1980. La perspective du « retour » au pays d’origine était jusqu’à cette période entretenue par les deux États et restait fondatrice des projets migratoires ; les séjours en famille au pays n’étaient alors pensables que comme une préparation des enfants à une (ré)insertion à venir en Algérie. Les perspectives de réinstallation s’affaiblissent, et sont brutalement annihilées par la décennie de guerre civile des années 1990 ; les séjours estivaux conçus comme des vacances à part entière se banalisent progressivement. Cette banalisation prend également sens au regard de l’histoire sociale des loisirs en milieux populaires, les familles des ouvriers immigrés algériens participant au développement du camping en France, tandis que les adolescents et jeunes adultes accèdent aux séjours encadrés par le biais de la politique de la ville et que celles et ceux qui en ont les ressources financières et culturelles s’initient au tourisme à l’étranger. Les vacances en Algérie sont, dès cette période, diversifiées dans leur durée, leurs modalités et leurs significations, du fait des « petites différences » sociales entre des parents en apparence très proches en France, mais ayant des situations plus ou moins stables, et issus de familles ayant des positions variées en Algérie ; cette diversité tient aussi aux trajectoires scolaires, professionnelles et familiales des enfants devenus adultes.
Les chapitres suivants sont centrés sur des hommes et femmes plus jeunes qui ont entre 20 et 40 ans environ lors de l’enquête et se fondent sur des entretiens et observations réalisés sur des scènes très diverses : en Algérie au sein des maisons, lors de fêtes de mariage, en bord de mer dans des complexes touristiques privés ou sur des « plages familiales », dans divers espaces publics ou de consommation en ville ; mais aussi en France dans des chambres de cités universitaires ou des domiciles familiaux ; et enfin sur internet sur les pages Facebook où les jeunes Staifis et Staifas (originaires de Sétif) échangent leurs souvenirs de vacances et préparent les suivantes.
Rapports de classe
Jennifer Bidet s’attache à dégager des traits communs et des principes de variations (de génération, de genre et de classe principalement) entre les « vacances au bled » de ses enquêté·es à travers cinq thèmes : les rapports à l’histoire familiale et aux origines algériennes ; les formes d’identification et d’assignation ethniques et raciales entre descendant·es d’immigré·es et Algérien·nes non émigré·es, expérimentées aux consulats et à la frontière, mais aussi à la plage ou lors de la pratique du ramadan ; les enjeux de la construction d’une maison en Algérie, des usages et de la transmission et de l’appropriation de ces biens ; la pratique du tourisme balnéaire comme révélateur des rapports de classe entre descendants d’immigré·es et familles de classes moyennes et supérieures algériennes ; la redéfinition et la négociation des frontières et normes de genre dans les familles, au sein des couples et des groupes amicaux.
Trois groupes apparaissent ainsi au fil de l’ouvrage. On suit ainsi les vacances d’un groupe de jeunes enquêté·es, des hommes et femmes d’une vingtaine d’années ayant eu une scolarité secondaire ou post-bac courte et occupant des emplois subalternes ou de petit encadrement. Lors des étés en Algérie ils et elles passent du temps en famille mais aussi dans un entre-soi de « jeunes de France » qui fréquentent des restaurants, les plages privées et les boîtes de nuit des rares « clubs » touristiques. Ces jeunes adultes de classes populaires bénéficient durant l’été d’une aisance relative et d’une revalorisation symbolique au regard de leur position sociale en France, mais subissent dans le même temps un mépris de classe de la part d’Algérien·nes plus doté·es. Parmi les trentenaires et quarantenaires une partie est proche des classes populaires tandis que d’autres s’en sont éloignés pour rejoindre les classes moyennes voire supérieures. Les premiers privilégient le temps passé au quotidien avec la famille algérienne, mais apprécient aussi d’avoir une autonomie qui leur permette d’échapper à des normes sociales parfois contraignantes, en acquérant leur propre logement notamment. Les seconds combinent les vacances familiales avec du tourisme culturel (visite de sites archéologiques, découverte d’autres villes et régions que celles de la famille d’origine), ou avec des vacances dans des locations de bord de mer.
Échapper aux assignations
L’ouvrage s’attache aussi à monter en quoi l’espace-temps des vacances en Algérie permet d’échapper à des assignations sociales de genre et de race subies en France, à l’instar d’une femme qui a fait construire sa maison et l’investit très fortement avec ses filles, alors que son mari s’en désintéresse, ou d’un homme qui fait l’expérience de l’ambiance festive dans les espaces publics lors de la période du ramadan (qui, de manière exceptionnelle, se déroule en été durant les trois années de l’enquête). C’est ainsi l’exploration de formes de socialisation plurielles qui est effectuée, dans un double mouvement de banalisation et de spécification des pratiques sociales de ces hommes et femmes descendant·es d’immigrés algérien·nes, qui échappe à tout culturalisme ou misérabilisme.
Il est un peu dommage de ne pas avoir rendu compte des spécificités des lieux d’enquête : la région lyonnaise et la région de Sétif et Béjaïa (toutes deux situées en Kabylie). On en sait également assez peu sur les manières dont ont été rencontré·es, en France et en Algérie, ces enquêté·es ayant des profils variés. Par contre les relations nouées avec elles et eux font l’objet d’une réflexion précise et féconde : la sociologue, perçue comme une femme « prof » et une « française » non musulmane et sans ascendance immigrée, analyse en effet de manière détaillée les attitudes à son égard ainsi que ce à quoi cette position lui donne accès ou pas, ce qui nourrit les résultats sur les rapports de genre, de classe et ethnoraciaux. En outre, grâce à la mobilisation de travaux de sciences sociales sur l’Algérie contemporaine et à l’enquête elle-même le livre fait découvrir diverses pratiques et modes de vie au sein de la société algérienne (résidentielles, de consommation ou de loisirs) et c’est aussi en cela que réside son grand intérêt. Il serait de ce fait passionnant de connaître la réception de cet ouvrage en Algérie, dans les milieux académiques et au-delà.
Jennifer Bidet, Vacances au Bled. La double présence des enfants d’immigrés, Raisons d’agir, 2021, 322 p., 20 €.
• La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Abdelmalek Sayad, Le Seuil, 1999, réédition en poche en 2014.
• Vacances au bled, une enquête de Jennifer Bidet mise en bande dessinée par Singeon, Casterman, collection Sociorama 2018.
• « Capital social en migration », dossier de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, n° 225, 2018.
Pour citer cet article :
Yasmine Siblot, « L’été des origines »,
La Vie des idées
, 10 février 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Jennifer-Bidet-Vacances-au-Bled
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