Une enquête sociologique inédite en France étudie l’adaptation des mères lesbiennes à la norme hétérosexuelle dominante et les nouvelles formes de vie familiale qu’elles inventent à travers leur quotidien. Un fait social au regard duquel le droit est aujourd’hui en porte-à-faux.
Dans le sillage d’un nombre important d’études anglo-américaines sur les nouvelles parentalités [1], le livre pionnier de Virginie Descoutures, Les mères lesbiennes, récompensé par le prix de la recherche universitaire (Le Monde), arrive à point nommé. Très peu d’ouvrages, très peu d’études de terrain sur les familles homoparentales existent en France pour une raison très simple : la peur ressentie par les couples homosexuels (et pour leurs enfants) d’être stigmatisés, ostracisés, voire même poursuivis par la justice, les fait rechigner devant les demandes des chercheurs en sciences humaines. Dans son enquête, la première étude d’ampleur du genre, Virginie Descoutures nous présente les cas de 48 femmes homosexuelles élevant en couple des enfants qu’elles ont conçus dans un cadre homoparental, certaines ayant eu recours à l’insémination artificielle avec donneur connu (en France) ou inconnu (en Belgique), d’autres en adoptant des enfants en tant que célibataires, d’autres enfin inventant des coparentalités avec un homme (homo ou hétérosexuel) ou un couple d’homosexuels [2].
Le premier apport – et peut-être l’essentiel – du travail de Virginie Descoutures est de mettre au grand jour, pour ceux qui l’ignorent encore, soit délibérément soit par impéritie, l’existence tout à fait réelle et banale de ces familles. Banale dans le sens où les témoignages nous mettent face au même degré d’interrogation, d’inquiétude pour l’avenir de son couple et/ou de son/ses enfants que n’importe quelle structure familiale hétérosexuelle « traditionnelle ». Le second apport primordial du livre est de souligner qu’en France, et ce malgré l’interdiction et la peur de la stigmatisation, les nouvelles formes de parentalités se sont créées, évoluent et ne disparaitront pas.
Tout au long de l’ouvrage, mais plus particulièrement dans la première partie (« L’hétéronormativité au quotidien »), Descoutures explore la question de l’hétéronormativité, et tente d’évaluer à chaque entretien dans quelle mesure les enquêtées s’attachent soit à livrer l’image la plus « normale » de leur famille « a-normale », soit à correspondre elles-mêmes à l’image « normale » de la famille hétérosexuelle traditionnelle. Descoutures arrive à une conclusion provisoire qui souligne l’importance d’un facteur que l’on pourrait appeler « faire-avec et plus encore ». Il est évident que le poids de l’hétéronormativité pèse lourdement, il est également évident que construisant une famille non-traditionnelle, ces femmes se sentent obligées de « réussir », peut-être plus que les parents « traditionnels », et que ce dernier facteur sert de véritable moteur dans l’engagement de créer une famille. Le même phénomène a été analysé et cité dans les études portant sur le développement et le bien-être des enfants élevés par des couples homosexuels. Un fort engagement affectif et psychologique des parents permet naturellement aux enfants de s’épanouir, d’avoir une ouverture d’esprit plus large que d’autres, un investissement à l’école plus fort, etc. [3]
Au-delà des problèmes liés aux rapports complexes que les familles homoparentales entretiennent avec l’hétéronormativité en générale et la société française en particulier, le travail de Virginie Descoutures est aussi le premier à rendre compte, à travers les configurations différentes des familles homoparentales étudiées, de la complexité des rapports non seulement entre mères/enfants/société environnante mais entre l’image de soi et de son rôle au sein du couple/de la famille. La sociologue se penche donc sur le quotidien de ces familles, la manière de vivre l’arrivée d’un enfant dans le couple, les visions différentes de l’éducation d’un enfant, la division du travail domestique. Ainsi, tout au long de cette deuxième partie du livre (« Une expérience de la parentalité »), elle parvient à démontrer que là où la « domination masculine » joue souvent un rôle dans le couple hétérosexuel dans le partage des tâches domestiques (père plus investi dans le travail professionnel pour x/y/z raisons, mère plus présente auprès des enfants et du foyer, non pas par choix mais pour ces mêmes raisons professionnelles/salaires), c’est en revanche la notion de « disponibilité » et/ou de « compétence » qui prévaut dans les familles de couples lesbiennes. Autrement dit, la négociation se fait plus aisément et de manière plus flexible autour du temps libre et des « compétences » (cuisine, courses, ménage, lessive, devoirs des enfants) des unes et des autres, et pas selon un schéma normatif traditionnel (père = autorité, investissement à l’extérieur du foyer, mère = tendresse, investissement à l’intérieur du foyer).
En effet, l’observation des familles homoparentales aboutit à une remise en cause radicale du fonctionnement de la famille hétérosexuelle « traditionnelle ». Comme l’auteure l’écrit dans sa conclusion, « Les mères lesbiennes ne sont pas que le reflet des normes régissant la vie conjugale et familiale. Elles ne sont pas une manifestation mécanique du cadre hétéronormatif avec lequel elles doivent composer. Elles agissent aussi sur lui. D’une part en le redéfinissant jour après jour, en rendant possible dans les faits l’impossible juridique et symbolique. Ainsi, le ‘travail’ parental agit au quotidien sur la façon dont se fait et se défait la norme […] une action sur les normes s’opère du seul fait que l’existence des familles homoparentales introduit dans les relations qu’elles engendrent au quotidien avec le reste de la société une redéfinition des possibles » (c’est moi qui souligne). En conséquence, bien que l’homoparenté [4] ne soit pas juridiquement reconnue en France, par son existence et surtout les liens que ces familles entretiennent avec leur environnement, notamment l’école et ses institutrices/instituteurs, ou encore les centres de soin et les médecins traitants, une certaine forme de reconnaissance institutionnelle leur est offerte.
Cette reconnaissance institutionnelle, minime certes mais néanmoins primordiale [5], vient de subir un coup dur par la décision le 28 janvier du Conseil constitutionnel qui déclare conforme à la Constitution les textes régissant le mariage en France comme relevant entre un homme et une femme (il faut attendre désormais un changement de majorité parlementaire) [6]. La France renforce ainsi sa position de « lanterne rouge » en Europe puisqu’à ce jour de nombreux pays européens et dans le monde ont légalisé le mariage de couples de même sexe [7], ce qui non seulement offre aux couples de même sexe la pleine reconnaissance de leurs droits civils, mais à leurs enfants une sécurité juridique/économique et enfin une inscription symbolique tant attendue dans la société dont nous faisons tous partie.
En tout état de cause, une manière de dépasser cette situation française est de favoriser la poursuite d’études similaires à celles de Virginie Descoutures [8]. Une mention doit être faite à propos des annexes de l’ouvrage qui viennent compléter ce travail d’enquête marquante.
Jennifer Merchant, « J’ai deux mamans. Enquête sur les maternités alternatives »,
La Vie des idées
, 24 février 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/J-ai-deux-mamans
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[1] Voir entre autre, pour les États-Unis : U.S. Census Bureau, « Married Couple and Unmarried-partner Households : 2000 (2003), disponible à http://www.census.gov/prod/2003pubs/censr-5.pdf. Victoria Clarke, « Sameness and Differences in Lesbian Parenting », Journal of Community and Applied Social Psychology, 12, 2002. G.J. Gates & J. Ost, The Gay and Lesbian Atlas, Washington D.C., Urban Institute Press, 2004. Gerard Mallon, Gay Men Choosing Parenthood, New York, Columbia University Press, 2004. Kathy T. Graham, « Same-Sex Couples : Their Rights as Parents, and Their Children’s Rights as Children », Santa Clara Law Review, 48, 2008, pp. 999-1037. Pour la France : Daniel Borillo, Eric Fassin, Marcela Iacub (dir.), Au-delà du PaCS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Paris, PUF, 1999. Martine Gross, Homoparentalité, Paris, PUF, 2003 et “Quand et comment l’homoparentalité est-elle devenue un objet ‘légitime’ de recherche en sciences humaines et sociales ?”, Socio-logos, 2007, n° 52, http://socio-logos.revues.org/document803.html.
[2] Dans l’ouvrage de Martine Gross et Mathieu Peyceré (Fonder une famille homoparentale, Ramsay, septembre 2005), ces derniers estiment à 250 000 voir 300 000 le nombre d’enfants concernés. L’INED (Institut National d’Études Démographiques) avec les données dont il dispose, estime à environ 15 000 à 20 000 couples homosexuels ayant des enfants vivant avec eux. Voir http://www.apgl.fr/faq.htm#Combien (consulté le 31 janvier 2011).
[4] « L’homoparenté » signifie l’attribution d’un statut de parent à l’une, l’autre, ou aux deux personnes de même sexe élevant un enfant afin qu’elles puissent l’inscrire dans une filiation reconnue par la société. Par exemple, une loi québécoise de 2002 concrétise le passage de l’homoparentalité, le fait social d’un couple de même sexe élevant un enfant, à l’homoparenté, la reconnaissance juridique des deux personnes comme étant les parents de l’enfant en question.
[5] Voir l’analyse de Irène Théry dans son dernier ouvrage, Les humains comme les autres : bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010.
[7] Pays-Bas, Belgique, Espagne, Canada, Grande-Bretagne, Afrique du Sud, Norvège, Suède, Portugal, Islande, Argentine, la ville de Mexico, cinq états fédérés aux États-Unis, et Washington.
[8] Une mention doit être faite à propos des annexes de l’ouvrage qui viennent compléter ce travail d’enquête marquant.