La religion, source d’exclusion ou de résilience ?
Le rapport publié en 2011, Banlieue de la République, commandité par l’Institut Montaigne, vise à comprendre pourquoi un mode communautaire d’intégration des immigrés domine aujourd’hui dans le quartier étudié. Gilles Kepel retourne ainsi au défi décrit par la conclusion de son ouvrage Les banlieues de l’islam [1], dont l’objet fut d’analyser l’organisation de l’islam en France dans les années 1980 : « Reste à déterminer, écrivait-il alors, si l’insertion en question est le prélude à l’intégration de demain ou si elle constitue l’une des pièces d’un puzzle communautaire à venir ». Le politologue oppose alors deux modes d’adaptation des immigrés à la société française : intégration et insertion. La première correspond à l’assimilation des immigrés dans la société d’installation, à un processus graduel au cours duquel les attachements à des sous-cultures ethniques s’effacent et l’individu s’aligne, en termes socioéconomique et culturels, avec le « courant centrale [2] » de la société dont il est devenu membre. L’insertion, par contre, renvoie à un processus d’assimilation sélective selon lequel l’intégration structurel ne serait pas incompatible avec le maintien des pratiques culturelles minoritaires. Néanmoins, cette dernière forme d’assimilation est perçue par l’auteur comme menant potentiellement à « un puzzle communautaire », ou bien à la fragmentation de la société d’accueil.
La scène inaugurale amène le lecteur sur un « territoire perdu de la République » (p. 29), après les émeutes de 2005, où le plus onéreux projet de rénovation urbaine français est en train de s’achever. Le quartier, le Plateau de Clichy-Montfermeil, est devenu un exemple canonique du devenir des grandes banlieues héritières des années 1960 et 1970, cible de prédilection des chercheurs, des journalistes et des politiques de la ville. Il se caractérise par un taux élevé de pauvreté et d’inactivité, par une large population immigrée et par la présence de nombreux lieux de cultes et d’associations religieuses. Le lecteur ferait pourtant bien de se rappeler que la plupart des banlieues françaises ne ressemblent pas à Clichy-Montfermeil, ni en termes sociodémographiques, ni en termes d’organisation religieuse interne.
L’attachement au quartier que les chercheurs observent chez les habitants « favorise parfois un entre-soi de repli qui inhibe les démarches d’intégration à la société française globale et d’ascension sociale » (p. 75). Cinq chapitres examinent le quartier du point de vue des dysfonctionnements sociaux et des réponses des habitants à ces derniers. Le rapport montre notamment que face à l’exclusion sociale, la vie religieuse est investie comme une source de résilience collective. L’équipe de recherche privilégie l’analyse de l’islam sur les autres confessions. Par conséquent, le lecteur est amené à situer les habitants du quartier sur un continuum dont les extrémités correspondent à un islam radical et à un républicanisme intransigeant. Les habitants les mieux intégrés apparaissent comme les moins concernés par les dynamiques communautaires, ou ils auraient du moins le bon sens de n’exprimer leurs convictions religieuses que dans la sphère privée. Les individus les plus marginalisés figurent quant à eux comme des cibles sur un marché religieux où règne un islam organisé et prosélyte.
Conformément à ces résultats, Kepel conclut en prescrivant un investissement public en direction de l’école, de la jeunesse et de l’emploi pour remédier à la panne d’intégration sociale. Ce premier bilan, bienvenu et convaincant, offre de grands principes plutôt que des solutions pratiques détaillées. La réhabilitation de la laïcité, également prescrite, aurait bénéficié d’un plus ample développement. Comment viendra-t-elle résoudre les inégalités avant tout structurelles auxquelles les résidents du quartier font face dans leur vie quotidienne ? Quel type de laïcité le rapport recommande-t-il ? S’agit-il par exemple d’une laïcité au nom de laquelle la cantine scolaire ne diversifierait pas son offre, ou qui viserait au contraire l’accommodement pragmatique de tout élève quel que soit son régime alimentaire ? Selon la définition précise et explicite que l’on lui donne, les recommandations peuvent aller dans des sens radicalement différents, tout aussi bien que l’avenir des relations entre l’État français et les communautés religieuses qui aujourd’hui font partie de la société nationale.
L’actualité des « quatre i »
Dans le contexte d’une population française à la fois vieillissante et davantage plurielle, d’une économie stagnante accompagnée d’inégalités croissantes, la frilosité de certains citoyens s’est traduit par une inquiétude concernant l’identité nationale, l’immigration et le repli communautaire observé dans les banlieues. Banlieue de la République s’ancre d’une manière explicite dans le prolongement des débats sur les « quatre i » : l’immigration, l’islam, l’identité nationale et l’insécurité (p. 11). Le rapport traite des thèmes de grande actualité et sa publication à la veille des élections présidentielles de 2012 lui a garanti une ample attention médiatique, démesurée estiment même quelques-uns [3].
Cet intérêt a sans doute été amplifié par le fait que le livre a été commandité par l’Institut Montaigne, un think tank de haut profil, qualifié de libéral et indépendant. Depuis sa création en 2000, l’organisation s’est engagée dans la production de connaissances « pragmatiques » et « originales » [4] en matière des politiques publiques. Si certains projets menés par l’institut, comme celui lancé en 2004 sur le cv anonyme, méritent ces appellations, ce n’est pas entièrement le cas du présent rapport.
Les débats suscités par Banlieue de la République attestent certes d’une certaine qualité pragmatique de l’ouvrage : il se prête à une lecture par un public étendu et non uniquement universitaire. Cette accessibilité est une qualité admirable à condition de ne pas présenter au lecteur des matériaux empiriques sous une forme fragmentée et opaque. Nous pensons ici à la mobilisation des extraits d’entretiens qui impressionnent par leur quantité sans pourtant aboutir à une présentation des portraits ou des typologies analytiques permettant au lecteur de situer clairement les exemples singuliers dans l’échantillon de l’enquête ou encore d’examiner le portrait du quartier. L’interprétation des statistiques issues des matériaux empiriques demande également au lecteur un effort non négligeable pour en estimer la force démonstrative, notamment quand elles s’appuient sur de très faibles effectifs [5].
Le pragmatisme se manifeste aussi dans le dialogue auquel participent les auteurs du rapport, plus politique que scientifique. L’analyse de la faible intégration des immigrés ou descendants d’immigrés à la société française est au cœur de l’ouvrage, tout comme les changements du paysage religieux local. Et pourtant, le rapport dialogue peu avec la littérature portant sur des thèmes tels que le retour de la religion, l’individualisation de la foi, l’ethnicisation voir la racialisation des rapports sociaux et le rôle des associations ethniques dans le processus d’intégration des immigrés, autant de points de vue qui rendent intelligible l’islam dans la banlieue de manière moins singulière et stigmatisante. Le pragmatisme consiste-t-il ici à insérer le portrait du quartier dans des cadres analytiques conventionnels et politisés ?
Républicains malgré eux ?
Banlieue de la République a le mérite auxiliaire d’inciter à examiner les conditions de la production des recherches et de solutions pratiques originales. Le point de départ est plutôt prometteur : un think tank à vocation progressiste commande un rapport sur un sujet d’actualité à un politologue reconnu qui exécute une enquête soignée avec une équipe plurilingue constituée de jeunes chercheurs. Malgré cela, les résultats confirment plutôt qu’ils ne bouleversent, et montrent la banlieue étudiée et ses habitants tels que l’on a l’habitude de les voir : victimes des enjeux structurels et proies des mouvements (religieux) radicaux.
Ce manque d’originalité est symptomatique de la tradition toujours forte dans le monde politique et universitaire français du modèle de l’intégration républicaine pour traiter des questions sociales liées aux minorités, à la religion et à l’immigration. Avec des outils conceptuels conventionnels, peut-on forger des résultats novateurs ? Par exemple, les auteurs du rapport observent une multitude de positions individuelles par rapport à l’intégration structurelle et l’observance religieuse (notamment chapitre III). Ils montrent que les individus de confessions différentes investissent la religion, mais si l’investissement intense de la foi chrétienne par un des enquêtés facilite son rapport à la société environnante, la pratique de l’islam est interprétée dans le sens d’une rupture avec la société française. La discussion des résultats divergents des mobilisations religieuses dans une société qui se veut laïque trouverait plus de force si elle s’accompagnait d’une réflexion sur la nature même de cette laïcité française. L’intégration républicaine s’accommoderait-elle par exemple d’une laïcité « de reconnaissance » plus ouverte à une accommodation pragmatique de l’altérité religieuse que sa variante française traditionnelle ?
Les auteurs ouvrent aussi la discussion sur les effets des expériences discriminatoires dans le milieu scolaire et professionnel sur les trajectoires de jeunes adultes. Le lecteur rencontre des jeunes hommes qui malgré leur réussite scolaire et leur insertion dans la vie active éprouvent un sentiment d’injustice et songent à quitter la France pour tenter leur chance dans un autre pays occidental. Interpréter ces vécus autrement que l’auteur, qui y voit l’expression d’un « snobisme » (p. 182) à l’égard de la République française, constitue non seulement un exercice scientifique mais surtout citoyen. Une analyse systématique des pratiques discriminatoires et des représentations culturelles qui engendrent des effets aussi accablants chez les uns, produirait peut-être des résultats qui surprendraient les autres.
Enfin, continuer à mobiliser ces cadres et catégories implicites et non-problématisés tels que la promesse républicaine ou la clôture communautaire ou encore la division entre ceux qui « se coulent dans le moule » et les « familles prolifiques et socialement irresponsables » (p. 208) ne permet pas de remettre en question la construction même des problèmes analysés ni l’ordre social (et ethnico-religieux) établi. Cela contribue, par contre, à tracer une frontière rigide entre la banlieue et le centre, le citoyen et l’immigré, le pratiquant et le non-pratiquant, la République et les communautés. Cela ne confine-t-il pas le chercheur — malgré ses intentions peut-être— et l’individu — membre d’une minorité ethnique ou religieuse — dans le rôle de républicains malgré eux ?
Pour citer cet article :
Linda Haapajärvi, « Islam des banlieues et promesse républicaine »,
La Vie des idées
, 20 mai 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Islam-des-banlieues-et-promesse
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