Nous croyons à beaucoup de choses, mais pas de la même manière, parfois complètement, parfois à moitié seulement. Et certains croient même à des choses incroyables. Comment comprendre cette complexité de la croyance ?
À propos de : Sebastian Dieguez, Croiver, pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit, Eliott
Nous croyons à beaucoup de choses, mais pas de la même manière, parfois complètement, parfois à moitié seulement. Et certains croient même à des choses incroyables. Comment comprendre cette complexité de la croyance ?
Il arrive souvent qu’on ne croie qu’à moitié (par exemple que la guerre en Ukraine va s’arrêter), ou qu’on ne croie pas ce qu’on prétend croire (comme l’avocat qui déclare son client innocent). On peut croire croire (quand on est la dupe de soi-même). On peut découvrir qu’on croyait quelque chose, sans s’en être rendu compte avant (l’éducation sentimentale le requiert souvent). On peut être parfaitement irrationnel et rationaliser, comme les paranoïaques. On peut aussi croire dur comme fer (Dreyfus était coupable !). En général le comportement et l’assertion sont les manifestations de la croyance, mais il y a des cas problématiques. Antoine Doinel dans Baisers volés de Truffaut croit-il que Fabienne Tabard est un homme quand il lui dit « Merci Monsieur » ? Non, puisqu’il prend ses jambes à son cou. Beaucoup de gens croient des choses incroyables, mais dans L’amour en fuite, le même Doinel admet : « Il y a des choses incroyables qui sont vraies ».
Toutes ces formes du croire sont différentes des croyances factuelles comme ma croyance qu’il pleut ou qu’il y a de la bière au frigo ; elles montrent que la croyance est une affaire très complexe. De plus c’est une notion qui, comme le notait Victor Brochard [1], relève de plusieurs domaines sans qu’on sache bien lequel est premier : la métaphysique, la logique, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, l’épistémologie ? Le mérite de Sebastian Dieguez, dans ce livre au style alerte, est d’avoir pris la mesure de cette complexité et de proposer un guide critique. Il s’est surtout intéressé auparavant, en psychologue cognitif, aux théories du complot, au bullshit, aux fake news et aux croyances irrationnelles [2]. Dans tous ces cas, il a rencontré des « croyances » dont il y a lieu de demander : « Vous y croyez vraiment ? ». Il entend ici soutenir que ce terme ne désigne pas une réalité uniforme et qu’il faut loger de nouveaux animaux dans « la ménagerie des croyances ». Sa proposition principale est qu’il existe une catégorie d’états psychologiques, qui, comme le Canada Dry avec l’alcool, ressemblent aux croyances, qu’on prend pour des croyances, mais n’en sont pas, qu’il baptise les croivances.
Dieguez offre d’abord un « tour d’horizon » des différentes conceptions de la croyance en philosophie. Le concept est si riche et multiforme qu’il y a un risque de se perdre dans une enquête trop pléthorique. Il annonce qu’il va partir d’une conception « minimaliste » et « naturaliste » en dressant une sorte de profil général de la notion (p. 33). La croyance est une attitude propositionnelle, « visant la vérité », involontaire, « transparente » (« orientée vers la réalité du monde extérieur »), « autoréférentielle » (basée sur un point de vue personnel), holistique (le contenu forme système avec d’autres croyances), inconsciente (largement dispositionnelle et tacite), automatique (elle nous vient sans réflexion). Dieguez nous livre aussi, sous forme d’un parcours historique sélectif, un exposé de diverses conceptions classiques de la croyance, chez Platon, Aristote, Pascal, Hume, Spinoza, Newman, et quelques contemporains. Il insiste sur le fait que nombre d’auteurs ont proposé de diviser les croyances en deux types distincts : occurrentes /dispositionnelles, tacites/ explicites, croyances/ assentiments, assentiments réels/ notionnels, croyances/ acceptations. Ces caractéristiques entrent souvent en conflit les unes avec les autres, tirant le profil général dans un sens ou dans un autre. Beaucoup de croyances sont des dispositions à agir, et elles sont en ce sens inconscientes ou au moins tacites. Mais ce trait ne s’accorde pas bien avec le point de vue « personnel » que Dieguez attribue aux croyances (p. 139) : une perspective causale sur les croyances insiste en général sur le rôle qu’elles jouent dans l’explication du comportement à la troisième personne, alors que la transparence suppose un point de vue conscient en première personne : comment les concilier ? Dire que les croyances « visent la vérité », est-ce la même chose que dire qu’elles sont soumises à une norme de vérité ? Et si oui, laquelle ? [3] Dieguez insiste avec raison sur l’importance des thèses de Newman [4] et sur sa distinction entre assentiments « réels » (quand on a une appréhension directe et concrète de l’objet de la croyance) et assentiments notionnels (quand on n’en a qu’une connaissance par ouï-dire ou abstraite) [5], mais quand il dit que les premières sont « personnelles » et « reflètent la réalité » du monde (p. 59-61), cela ne cadre pas bien avec l’idée que les croyances ordinaires sont involontaires et automatiques. Dieguez s’accorde avec la thèse de Spinoza pour qui, contrairement à Descartes, il suffit d’avoir une idée à l’esprit pour lui donner son assentiment (Éthique, II, 49). Il a de la sympathie pour la thèse de Dennett (p. 70), selon laquelle ce que nous appelons des croyances ne sont en réalité que des « opinions » qui sont autant de « fictions » que nous plaquons après coup sur des états mentaux spontanés, dispositionnels [6].
Mais on voit mal comment ces mêmes croyances dispositionnelles seraient les assentiments réels de Newman qui supposent qu’on ait une idée vive de quelque chose. Dieguez fait grand cas, à juste titre, de la distinction entre croyance et acceptation, et il a raison de souligner ses ambiguïtés, mais comme nombre d’auteurs il tend à assimiler l’acceptation à une attitude pragmatique, tournée vers l’action, sans discuter les acceptations proprement épistémiques, comme les hypothèses ou les suppositions. Il tend à laisser de côté des distinctions courantes, entre croyance et assentiment, entre croyance et jugement, entre l’attitude de croire et son contenu propositionnel, et il ne nous donne guère de précisions sur les « représentations » en quoi consistent les contenus des croyances (des phrases ? des concepts ? des images ?). Une autre distinction évoquée est celle de Gendler entre belief et alief (p. 68) [7], qui oppose la croyance comme état rationnel à un état illusoire et fortement affectif. Mais comme le note Dieguez, ce que Dennett appelle des croyances relève surtout de la catégorie des aliefs. Dieguez ne semble pas accorder d’importance (p. 91) à un autre dualisme familier, celui des degrés de croyance comme probabilités et des croyances « pleines », qui a pourtant beaucoup à voir avec les phénomènes qui touchent à la confiance et au doute. Il aurait peut-être pu en dire plus sur un trait des croyances que même un naturaliste attentif à leurs causes doit prendre en compte, à savoir qu’elles sont sensibles aux raisons et aux preuves. Peu est dit (p. 28) sur la relation des croyances aux connaissances. Dieguez admet « pratiquer une épistémologie sauvage » (p. 83) et entend ne pas entrer dans les discussions « techniques », mais on se serait attendu à plus de précisions sur le fait qu’on croit pour certaines raisons, qui ne sont pas seulement pratiques, mais épistémiques.
Au terme de ce « survol » des tensions auxquelles est soumise la notion courante de croyance, Sebastian Dieguez aurait pu conclure, comme le font les philosophes éliminativistes (pour qui toutes les notions de notre psychologie ordinaire doivent être abandonnées et remplacées par la seule psychologie scientifique et par les concepts des neurosciences) [8], que la notion ordinaire de croyance est irréductiblement incohérente et qu’il vaut mieux s’en passer. Dans son troisième chapitre, il fait un pas dans cette direction en mettant en cause le postulat d’unité de la croyance, mais propose de diviser la ménagerie en deux grandes espèces d’animaux doxastiques, les croyances et les croivances. Les premières sont : « automatiques, involontaires, personnelles, idiosyncratiques, balistiques (visant le vrai), holistiques, transparentes, passives, amendables, naturelles, inconscientes ou conscientes », alors que les secondes sont « [douées d’] agentivité, volontaires, impersonnelles, sociales, contrôlables, locales, indirectes, actives, tenaces, culturelles, uniquement conscientes » (p. 87). Ces caractéristiques ne sont guère plus cohérentes que celles que leur examen préalable avait suggéré, et Dieguez admet que le concept de croivance est encore « vaporeux » (p. 93). Il va le préciser quand il propose de l’appliquer à la croyance religieuse (p. 94-110). Il distingue celle-ci des croyances factuelles qui sont indépendantes du contexte, gouvernées cognitivement et vulnérables aux preuves. Les croyances religieuses au contraire se manifestent dans des contextes particuliers, ont une composante imaginative ou de « faire semblant » et ne sont pas vulnérables aux preuves. Les caractéristiques de la notion d’acceptation sont ici reprises. Cela peut s’appliquer aux assentiments que Newman appelle notionnels, que Mill appelle des croyances « mortes » (p. 107), mais il est difficile de penser qu’un croyant, au sens de quelqu’un qui a la foi (assentiment réel selon Newman) puisse répondre à cette description, sauf si l’intention de Dieguez est de traiter toutes les croyances religieuses comme des fictions ou des illusions. C’est une option théorique légitime (avec laquelle s’accorderaient Lucrèce, Nietzsche ou Freud) mais qui ne recouvre qu’une partie de ce qu’on appelle croyance religieuse : les croyants religieux sont-ils toujours des croivants ?
Sebastian Dieguez est en terrain plus ferme quand il discute, dans le chapitre suivant, le statut des croyances complotistes, comme celles des platistes. Il s’appuie ici de manière pertinente sur les enquêtes qu’il a menées sur ces phénomènes omniprésents dans la cyberculture. Il met en avant le fait que ce sont des croyances qu’on croit avoir (en s’aveuglant) et qu’on feint de croire en vue de faire croire à d’autres qu’on les a et qu’elles sont vraies. Elles sont délibérées et impliquent qu’on adopte une certaine attitude, souvent de rationalisation. Elles sont socialement adaptatives et se prêtent à des stratégies telles que le « jeu de la preuve » et à des styles narratifs spécifiques : on croit croire, et souvent on croit pour croire. On peut pourtant se demander si ces croyances complotistes sont réellement toujours distinctes des croyances spontanées et involontaires factuelles. Dans le cas célèbre du « pizzagate » (p. 146), l’individu qui pénètre avec un fusil dans la pizzeria pour châtier de soi-disant pédophiles menés par Hilary Clinton semble bien croire – tenir pour vrai – le dit complot et sa croyance est bien une disposition à l’action, et non pas faire semblant de le croire ou le « croiver ».
À la fin de son livre, Sebastian Dieguez répond à des objections : fallait-il, pour décrire certains de ces phénomènes, inventer un dualisme fort entre croyances ordinaires et « croivances » et forger ce terme barbare ? À mon avis, il a raison sur la nécessité d’un dualisme, et il fournit de bons arguments pour l’adopter, mais sa distinction tend à être redondante par rapport à celle entre croyance et acceptation : les croivances semblent bien être des acceptations pragmatiques, contextuelles, conscientes, impliquant une posture et une profession de foi. Il a tort sur le second point, non pas seulement parce que « croivance » est d’un maniement grammatical difficile (dira-t-on par exemple que Trump a croivu – ou cruvé ? - qu’il y avait plus de foule à l’inauguration de sa présidence qu’à celle d’Obama ?), mais aussi parce qu’il y a plus de relations entre croyances et croivances (acceptations) qu’il ne le dit [9] : les croivants sont aussi en partie des croyants (la croivance est compatible avec le mensonge, qui suppose qu’on croie ou ne croie pas ce qu’on veut faire accroire). Dieguez ne convainc pas complètement qu’on ait affaire à une catégorie doxastique foncièrement distincte de celle de croyance. Il suffirait de parler d’acceptations, d’engagements, de stratégies, mais sans laisser entendre que ces termes désignent des états qui n’ont rien à voir avec la croyance. En un sens Dieguez en convient.
Les dernières pages du livre évoquent un autre ensemble de discussions que ce livre entend laisser de côté, sur l’éthique de la croyance. Dieguez ici semble tirer la conséquence de son approche « naturaliste » : c’est simplement un fait que les gens croient toutes sortes de choses bizarres ou irrationnelles, et il n’y a pas lieu de les blâmer parce qu’ils n’auraient pas cru comme ils le devraient. Il faut adopter, nous dit-il, une attitude permissive. Mais il nous dit aussi que les croivances aliènent les agents de leur rapport à la réalité et à eux-mêmes (p. 183). Si c’est le cas, on pourrait espérer les désaliéner, et c’est peut-être la tâche d’une éthique de la croyance. Pour cela il aurait fallu décrire davantage les espèces du zoo doxastique (un zoo, à la différence d’une ménagerie, suppose une systématique) et faire davantage d’anatomie comparée que n’en donne un livre suggestif et riche, mais qu’on peut trouver ad impellendum satis, ad docendum parum.
par , le 23 mars 2023
Pascal Engel, « Incroyable mais cru ! », La Vie des idées , 23 mars 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Incroyable-mais-cru
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] V. Brochard, « De la croyance » (1884), in Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris, Vrin, 1974.
[2] Total Bullshit, au cœur de la post vérité, Paris, Puf, 2018.
[3] Dieguez dit voir un paradoxe (p. 20, p. 170) chez celui qui est indifférent à la vérité (bullshitter) car s’il l’était, il ne pourrait pas croire quoi que ce soit. Mais il n’y a pas paradoxe si l’on distingue la visée du vrai, propre à toute croyance, et la norme de vérité, à laquelle le bullshitter est indifférent.
[4] J.H. Newman, An Essay in Aid of a Grammar of Assent, Londres, Longmans, 1870, tr. fr. Ad Solem, 2010.
[5] Ainsi je peux avoir un assentiment notionnel en entendant dire que La rhubarbe est acide, et en acquérir un assentiment réel en la goûtant.
[6] Dennett, « How to change your mind” in Brainstorms, MIT Press, 1978.
[7] T. Gendler “Alief and Belief”, The Journal of Philosophy, 105, 10, 2008, pp. 634-663. Gendler donne l’exemple d’un individu sujet au vertige qui s’avance sur une plateforme en verre au-dessus du Grand Canyon : il éprouve (alief) qu’il va tomber mais comme la plateforme est solide et fiable il croit (believes) qu’il ne va pas tomber.
[8] S. Stich, From Folk Psychology to Cognitive Sciences, The Case against Belief, MIT Press, 1978.
[9] Je me permets de renvoyer ici à P. Engel, « Believing, Accepting and Holding True », Philosophical Explorations, 1998, 140-151.