Les représentations du peuple ont tendance à être trop policées : elles écrasent la diversité et la singularité qui le constituent, et le plus souvent le déforment. C’est ce que constatent, chacun à leur manière, G. Didi-Huberman et J. Rancière. C’est aussi pour cela qu’il importe, selon eux, de prêter attention à toutes les images qui mettent en avant leur singularité et leur puissance.
Recensé : Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, 266 p., 23€ ; Jacques Rancière, Figures de l’histoire, Paris, PUF, 2012, 87 p., 10€.
Georges Didi-Huberman, partant du constat que la représentation moderne des « petits peuples » les expose à une mort esthétique qui est aussi indissolublement politique, et parfois physique, rejoint et retravaille les interrogations de tous ceux qui, de Benjamin à Agamben ou à Jacques Rancière se sont interrogés sur l’espace commun à l’esthétique et à la politique, sur les manières dont les sans-parts, les sans-noms, pouvaient se donner à voir, contre les lieux communs qui les effacent. Si Didi-Huberman et Rancière se sont déjà interrogés (le premier en 2003 dans Images malgré tout, et le second notamment dans les deux articles, « Sens et figures de l’histoire », de 1996 et « L’Inoubliable », de 1997, opportunément republiés sous le titre Figures de l’histoire) sur les manières de représenter le devenir inhumain de l’humain, c’est ici au contraire sur les manières possibles de rendre sensible l’humain que travaille Didi-Huberman, en récusant, tout autant mais autrement que le fait Rancière, toute approche qui réifierait un peuple-classe ou le réduirait à l’abstraction d’une substance, au détriment de la pluralité, de la richesse des fragments et de la mise en jeu des corps parlants et agissants - qu’il donne à entendre dans une mise au pluriel des peuples.
Montage
Se revendiquant d’Aby Warburg, mais faisant sur ce point tout aussi bien penser au Rancière de La Nuit des prolétaires, Didi-Huberman ne produit aucunement un récit historique linéaire mais procède par mélange et montage d’éléments hétérogènes – non pas seulement parce que le recueil est pour l’essentiel constitué de textes déjà partiellement publiés séparément, mais bien par choix de faire signifier la structure plutôt que la narration, par volonté de « renoncer justement aux stéréotypes qui voudraient opposer la joyeuse extravagance du poète à la sourcilleuse rigueur de l’historien » (p. 160). Ces éléments hétérogènes sont eux-mêmes constitués du montage dynamique de contraires : le groupe et le portrait ou la proximité et l’écart, le style et le document, le présent et le passé.
Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, p. 98 : Les insurgés de la Commune
L’humanité des peuples risque souvent d’être niée par une « police des images » qui subsume le groupe sous une règle et, effaçant le visage au profit du type, constitue une troupe. Didi-Huberman pense au contraire l’humanité des peuples au croisement de l’ethos du groupe, que constitue la mise en série, la substituabilité, et de la parcelle d’humanité, de la singularité fragile du visage, que fait apparaître le portrait. L’humanité est alors dans cette tension entre singularité et espèce, qui existe dans ce que Giorgio Agamben a appelé un visage « quelconque », singulier mais ouvert à la communauté de ses semblables. C’est notamment par l’analyse d’une photographie des « Insurgés tués pendant la Semaine sanglante de la Commune » que Didi-Huberman creuse cet apparaître de la communauté comme contact, comme proximité du paraître ensemble et écart dans la singularité de la mort. Mais c’est aussi en travaillant sur les séries de visages photographiés par Philippe Bazin, sur l’atlas photographique de Ernst Friedrich Krieg dem Kriege !, ou sur le rôle du figurant. Les figurants, nous dit-il, sont en somme au cinéma ce que le peuple est à l’histoire ; ils sont ceux à qui l’on refuse d’être la force agissante du récit, comme on refuse aux prolétaires « toute capacité propre de faire histoire » (Rancière, p. 35). À travers l’analyse de films de Pasolini ou Eisenstein, Didi-Huberman montre l’importance éthique, esthétique et politique de leur présence comme communauté, comme puissance née du rassemblement de singularités fragiles, et non comme masse.
Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, p. 53 : photographie de Philippe Bazin
Le deuxième ensemble de contraires indissolubles est un trio : mimèsis, figura, passio. Il peut être trouvé dans l’exploration des manières dont, notamment chez Eisenstein et Pasolini mais dans la lignée de Baudelaire ou Rimbaud, poésie et vérité, style et document, passion et réalisme, poétique et politique tiennent ensemble dans des formes de « réalisme poétique » ou de « mimèsis maudite ». Le réalisme n’est plus alors de copier le réel – sauf à tomber dans les stéréotypes -, mais d’en rendre le mouvement problématique, inquiétant, conflictuel, dialectique. La connaissance de l’autre en tant que semblable passe par une volonté documentaire, mais ce sont les visages et les corps singuliers, véhicules des passions, qui transforment le réel en figure, en mythologie ; c’est le pathétisme du corps singulier qui fait accéder à la rigueur des formes porteuses de réalité. Et l’on trouvera là un premier point de rencontre possible avec Rancière, pour lequel, semblablement, le réalisme ne saurait être « le retour à la trivialité des choses réelles » (p. 70). Rancière distingue trois régimes historiques des arts : ce qu’il appelle un régime éthique des images, où l’art n’est pas individualisé comme tel mais subordonné à son sujet et sa destination, un régime représentatif où la mimésis est d’abord construction d’un rapport d’analogie avec la hiérarchie sociale, et un régime esthétique s’opposant au précédent, qui est le régime de ce qu’il appelle l’âge de l’Histoire, des temps révolutionnaires et démocratiques, délié des hiérarchies préalables, délié de la représentation. Au sein de ce régime, il distingue trois grandes poétiques (symboliste abstraite, symboliste expressionniste, (sur)réaliste). Cette dernière, ruinant tout rapport de la forme au sujet, paraît rejoindre les descriptions de Didi-Huberman : « on peut toujours faire apparaître Constantinople dan la représentation d’Yvetot et le vide infini du désert d’Orient dans l’étroitesse et l’humidité d’une salle de ferme normande » (p.70).
Enfin, Didi-Huberman réfléchit sur le montage des temps et les formes de surgissement du passé dans le présent des corps. Face au diagnostic de la mise à mort des peuples dans l’histoire moderne, il analyse les diverses quêtes de leur résistance ou survivance : le peuple, c’est alors, conformément à l’analyse deleuzienne, « ce qui manque, ce qui n’est pas là » (p. 228), c’est une mémoire qui ouvre sur un devenir. L’auteur s’arrête sur Mnemosyne, cet atlas d’images juxtaposées par Aby Warburg dans leur hétérogénéité, leur conflictualité et leur anachronisme, et il analyse la force de cette construction chez Pasolini, dans ses « fulgurations figuratives », émanations de l’histoire de l’art qui trouent le temps du récit cinématographique, et dans une « anthropologie des survivances » qui, en partie inspirée par le travail ethnographique de De Martino, retrouve dans les gestes et les dialectes toute une mémoire stratifiée. À distance de toute ontologie, Didi-Huberman partage là avec Rancière le souci d’arracher les sujets à ce qui pourrait apparaître comme étant leur temps « propre » : les peuples sont à penser non comme un ensemble de qualités ancrées dans des corps, mais dans le mouvement d’un hors-temps, dans un processus perpétuel d’arrachement au présent par appel au passé et à l’avenir.
Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, p. 196-197 : images de P.P. Pasolini
Pourtant, dans l’« Épilogue de l’homme sans nom », qui clôt son ouvrage, Didi-Huberman nous décrit le film éponyme de Wang Bing — lentement, posément, au rythme d’une plume qui sait rendre la lenteur des images d’un film d’une heure et demie où aucune parole n’est prononcée, mais où la bande son rend très présents les lieux et les choses autour de l’activité minimale et minutieuse d’un paysan vivant et cultivant un petit bout de terre avec presque rien. On songe (et à n’en pas douter Didi-Huberman y a songé également) à l’inquiétude de Rancière devant la poétique romantique du « monument » parlant sans mot ou d’une caméra qui effacerait la parole en faisant avant tout signifier les corps ou les lieux, et brimerait alors les sujets de la liberté d’être autre chose que ce à quoi les assignent ces lieux, ces corps, leur condition. Réfléchissant à partir des œuvres de Lanzmann, des Straub-Huillet ou d’Arnaud des Pallière, Rancière explore, lui, la dissociation des mots et des images. Celles-ci « montrent l’absence de ce que les mots disent », donnant alors possiblement à voir un invisible, le « présent d’une absence » (p.48), l’hétérogénéité des temps. Si Didi-Huberman et Rancière refusent tous deux l’idée d’irreprésentable ou d’indicible et considèrent que savoir et comprendre impliquent d’imaginer, s’ils partagent également la conviction warburgienne ou benjaminienne que l’anachronisme fait sens, apparaît néanmoins ici une différence. Celle-ci tient peut-être à une approche plus phénoménologique de Didi-Huberman, à sa manière d’espérer que l’exposition de l’ « impouvoir même » est aussi et dans le même temps exposition d’une « puissance, malgré tout, à silencieusement transformer le monde ». Comme les photos du Sonderkommando attestaient, par leur existence même, de la volonté de ceux qui les avaient prises de lutter contre l’effacement de toute trace, de résister encore, attestant de leur humanité, de même, se poursuit ici la quête d’une résistance, d’une survivance des peuples, en communauté ou en figure solitaire.
Cadrage
C’est sur des figures dominées – qu’elles soient individuelles ou collectives - que travaille Didi-Huberman, quand Rancière s’intéresse avant tout à ce que l’Âge de l’histoire autorise comme communauté de destin. Le premier met l’accent sur ce qui résiste, le second sur ce qui est, malgré tout et inéluctablement, commun.
Ce faisant, tous deux sont absolument conscients de la puissance du cadrage, c’est-à-dire de la manière dont l’œil (ou l’œil-machine) découpe le réel, dit la manière dont on approche ce qui est autre. Didi-Huberman montre avec force comment, chez Philippe Bazin, la résistance de l’humain se lit dans les photographies de vieillards ou de nouveau-nés au format carré : l’espace institutionnel de l’asile ou de l’hôpital est à la fois présent dans un hors-champ vers lequel nous renvoie en imagination chaque image et « brisé par le geste d’approche corporelle où, désormais, la peau du visage occupera tout le champ de notre vision » (p. 82). Ainsi cadrés, ces visages disent leur marginalisation par l’institution et, dans le même temps, imposent leur présence ; préservant donc de tout désenchantement du politique, comme de toute réduction à une mystique lévinassienne du visage. Rancière, lui, s’intéresse à ce que la machine cinématographique révèle d’une « égalité de tous devant la lumière » (p. 20) en dépit de l’inégalité sociale et politique ; il analyse l’introduction dans le champ de l’expérience d’un visible qui modifie le régime du visible. Pour ce faire, il met l’accent sur les cadrages larges, ainsi dans cette archive reprise par Chris Marker pour son Tombeau d’Alexandre, où la même image tient ensemble la famille impériale et la foule massée sur son passage, les petits et les grands. L’exclusion sociale et politique n’est plus ici hors-champ, elle se donne à voir dans le même temps qu’une égalité devant l’appareil ; aussi se trouve-t-elle déjà comme minée de l’intérieur par cette affirmation d’égalité. L’égalité n’est plus alors passé résistant ou futur empêché, mais affirmation d’un possible dans le présent. Didi-Huberman analyse deux mondes qui s’excluent, Rancière deux principes exclusifs qui se rencontrent pourtant.
Résistants ou affirmant déjà leur égalité, les peuples chez Didi-Huberman comme chez Rancière, peuvent être caractérisés comme balançant toujours entre l’existence et l’effacement. Didi-Huberman serait sans doute prêt à partager le mot de Rancière, pour lequel penser les peuples « c’est mesurer l’être et le non-être ». Ce qui veut dire, pour Rancière, « interroger le visible sur leur partage » (p. 39), voir ici et maintenant l’égalité, la capacité à faire l’histoire, que les « réalistes » obscurcissent et que les utopistes projettent dans un avenir toujours repoussé, voir ici, dans le temps même de l’impuissance, la puissance de l’égalité affirmée. Didi-Huberman semble mettre des images sur ce hors-temps : chez lui, la communauté, pour n’être réduite ni à la masse ni à aucune ontologie de la classe ou de la fusion, doit être conçue comme s’effectuant dans le moment de son exposition, qui est « puissance et impouvoir mêlés », qui est à la fois l’apparaître d’une mise en partage et l’exposition au péril de sa propre disparition, tout comme chez Bazin les sujets ont la puissance que leur donne face à nous leur occupation du cadre en plein, et cependant la faiblesse, dévoilée par le grain de la peau, de leur situation liminaire, au seuil même de la vie ou au seuil de la mort. Ainsi Rancière et Didi-Huberman partagent-ils sans doute avant tout une certaine idée du présent comme étant fondamentalement non contemporain de lui-même et projetant toujours vers l’attestation d’un passé ou la présence déjà d’un horizon. Et chez l’un comme chez l’autre, cette non contemporanéité se lit justement dans les images, « qui sont toujours du passé » (Rancière, p. 13) et par là même ont pour fonction radicale d’attester que « cela a été », qu’il y a — et donc, qu’il y aura — du temps.
Déborah Cohen, « Images du peuple »,
La Vie des idées
, 20 février 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Images-du-peuple
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