Michael Jackson était bien plus qu’un chanteur : Sylvie Laurent retrace l’histoire de cette star devenue « monstre », dont la quête de blancheur et d’androgynie révèle à bien des égards les tiraillements de la communauté afro-américaine confrontée au racisme et au sexisme.
C’est en découvrant dans les pages d’un magazine l’image d’un visage brûlé par les produits éclaircissants que Barack Obama – ainsi qu’il le raconte dans son autobiographie – s’est senti noir pour la première fois, irréductiblement noir. Celui que l’on allait accuser plus tard de n’être « pas assez noir » a senti ses entrailles se serrer devant une telle apostasie de soi. Cela explique peut-être le silence du président américain à l’heure où une bonne partie de l’Amérique pleurait Michael Jackson et son évocation, tardive et par porte-parole interposé, de la nature « tragique » de la vie de l’artiste. On rappelle en effet fréquemment depuis sa disparition que Jackson a désespérément blanchi sa peau, par volonté, dit-on, d’effacer toute négrité, identifiant cette dernière à la brutalité virile de son propre père. Mais, en ne disant que cela de ses troubles identitaires, on réduirait à tort son œuvre, sur lui-même et en musique, à une excentricité raciale et à l’extravagance d’une diva mégalomane. Sans doute l’art de Jackson procéda-t-il en réalité d’une démarche plus compliquée, qui trouve ses racines à la fois dans l’exemplarité d’une schizophrénie unique, une folie magistrale dont on peut essayer d’interpréter certains traits et aussi, plus globalement, dans l’histoire de la représentation douloureuse de soi dans le monde afro-américain.
L’enfance de l’art
Michael Jackson laisse l’image d’un homme torturé par ses démons, qui étouffèrent son génie et le transformèrent en figure fantomatique.
L’ultime image du moribond, obscène, celle d’un visage blême enturbanné de draps d’hôpital et à demi caché par le matériel d’intubation qui tente en vain de le réanimer, est tragiquement fidèle à ce qu’il fut : un homme aux masques, évoluant dans un espace liminal entre la vie et la mort, la haine de soi et la fascination pour le double qu’il aurait aimé être. Issu d’un milieu ouvrier pauvre de l’Indiana, il fut élevé par une mère témoin de Jéhovah fervente, qui éduqua ses enfants dans la rigueur d’un dogme qui refuse, en attendant la fin des temps imminente, de corrompre les siens dans la société qui les entoure. Michael raconte dans son autobiographie, Moonwalk, qu’il demeura fidèle aux préceptes jéhoviens jusqu’à l’âge adulte, intimement persuadé que, comme sa mère le lui a toujours dit, ses dons lui venaient de Dieu : « J’ai toujours fait rire en disant que je n’ai pas demandé à chanter et à danser, mais c’est vrai : dès que j’ouvre la bouche, la musique sort. Je suis honoré d’avoir ce don. Je remercie Dieu chaque jour pour cela. J’essaie de cultiver ce qu’Il m’a donné. C’est un devoir pour moi de faire ce que je fais » [1].
Michael dut pourtant prendre sa place dans le monde lorsque son père, Joseph, fait signer en 1967 à cinq de ses fils un contrat avec le label Steeltown. Il devient alors un parmi plusieurs, soumis au même rythme que ses aînés, clonés comme eux en petites vedettes de Motown, avec coiffure afro et bague d’or au doigt. Ce qui lui appartenait en propre serait un ailleurs, une vie en songe dans laquelle le petit génie, auquel on fit chanter à dix ans déjà des paroles d’adultes [2], vivrait son destin. Car, officiellement, il doit abjurer l’enfance. En effet, lorsque le petit prodige chante en solo, éclipsant ses aînés, qu’il danse comme le sensuel James Brown, le titre paradoxal de son premier succès « Big Boy » (grand garçon) apparaît comme une révélation de sa contradiction existentielle. Michael prétend qu’il est « grand » désormais et qu’il ne croit plus aux contes de fées, affirmant qu’il n’y voit plus que des chimères et des jouets brisés :
« Fairy tales, fairy tales
I don’t enjoy
Fairy tales and wishful dreams
Are broken toys
‘Cause I’m a big boy now »
« Les contes de fées, les contes de fées
Ne m’amusent pas
Contes de fées et rêves illusoires
Sont des jouets brisés
Parce que je suis un grand garçon maintenant »
Pourtant, dès ses premières années d’explosion médiatique (1968-1979), Michael Jackson laisse deviner une volupté particulière lorsqu’il réinterprète une enfance qui lui file entre les doigts. Sa chanson « With a child heart » (1973) annonce sa croyance viscérale en la pureté de l’enfance, seule capable de rendre le monde supportable et lumineux [3].
Son apparition sous les traits de l’épouvantail pas très effrayant Scarecrow dans le remake du « Magicien d’Oz » en 1978 (The Wizz) a précisé l’iconographie de son identité d’artiste. Ce conte pour enfant, écrit en 1900 par l’américain L. Frank Baum, est une mise en abyme de la vie du jeune chanteur puisqu’il raconte l’histoire d’une toute jeune fille dont la maison est emportée dans le monde magique d’Oz, dans lequel les épouvantails ne font plus peur et les lions sont peureux.
Jackson rencontre à cette occasion le réalisateur de la bande originale du film, Quincy Jones, apprenti sorcier justement. En 1979, le producteur natif de Chicago, musicien « arrangeur » inspiré et Pygmalion professionnel, comprend que ce recours à l’enfance est un diamant musical qu’il faut transformer en énergie créatrice : dans l’album qu’il lui produit en 1979, Off the wall, le premier que Jackson chante en solo, Jones le laisse s’exprimer avec cette voix unique de falsetto, celle d’un jeune homme prépubère dont des dizaines d’interprètes se sont inspirés depuis. Il y ajoute sa connaissance inégalable de ce que la musique africaine américaine a produit de plus efficace et de plus brillant : jazz, rhythm & blues, funk et surtout « pop », cette musique de l’ère du temps que James Brown avait réussi à rendre noire. Bien que continuant à chanter avec ses frères, Michael Jackson cultive son imaginaire enfantin, peuplé de monstres extravagants, d’enfants immaculés et de créatures fabuleuses. Cette étrangeté, une pathologie disent certains, ne peut pourtant guère se comparer aux égarements névrotiques d’Elvis ou de Marlon Brando, car elle ne s’inscrit pas uniquement comme une négation, un parasitage de la carrière de l’artiste, mais en est également une condition de possibilité, et même une raison d’être. Quincy Jones mit intuitivement en scène et en partitions les errances psychologiques d’un être qui ne pouvait vivre au milieu des autres que derrière un filtre, un masque, un rideau de théâtre, un déguisement. Il lui permit de vivre artistiquement son refus du monde réel. Thriller, titre de l’album le plus vendu de tous les temps, signifie excitant mais aussi terrifiant. Dans ce chef-d’œuvre de 1982, Jackson partage avec le monde sa narration d’un conte pour enfants dont il est le héros et où, par définition, « le terrible et l’extravagant sont admissibles » [4].
Contes terrifiants et fantastiques
Il a ainsi créé un personnage à l’image de ses fantasmes, conciliant l’expression de ses dons, les exigences d’une industrie musicale qui dénicha très vite la pépite et son besoin inassouvi d’être l’enfant idéal. Si l’on regarde attentivement son œuvre, on discerne donc dès les premières années de sa carrière sa nature de petit Poucet égaré, entraîné par la vague de son talent, semant les cailloux qui le ramèneraient à l’enfant étrange qu’il ne cessa d’être. Ainsi, sa chanson « Ben » [5], irrésistible mélodie de 1972, est la chanson titre d’un film d’horreur qui narre l’amitié d’un jeune homme introverti avec un rat apprivoisé. Il y chante la solitude de deux êtres unis dans un monde de conte de Grimm, qui établissent un pacte d’amitié éternel contre l’ordre raisonnable des adultes. Le monde d’ici-bas n’a jamais été celui dans lequel il a voulu s’épanouir et son goût du songe fleura d’emblée le parfum du fantastique et du terrifiant comme le sont les contes pour enfants qu’on ne lui a sans doute jamais lus.
Dans sa Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim explique que le conte est un espace qui ne camoufle pas les complexités de l’âme humaine, mais qui propose une initiation dialectique à l’ambivalence morale, permettant au jeune rêveur de forger sa personnalité. « Les personnages de contes », souligne-t-il, « ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous en réalité. De même que la polarisation domine l’esprit de l’enfant, elle domine le conte de fées. Chaque personnage est tout bon ou tout méchant ». L’enfant parvient à l’âge adulte lorsque, acceptant les ambiguïtés, il a « solidement établi sa propre personnalité » [6]. Michael Jackson est resté à la phase première, opposant le bien de l’enfance et la corruption du monde, conviction entretenue dans la culture populaire américaine par des gens aussi talentueux que Steven Spielberg qui, dans son E. T. de 1983, entama une longue filmographie dans laquelle les êtres étranges et bienveillants venus de loin n’ont comme interlocuteurs fiables que les enfants, préservés du mensonge. Certains critiques ont même évoqué une « peter-panisation » du réalisateur [7]. Incontestablement plus fragile que la moyenne, Jackson ne fut lui aussi que l’incarnation hyperbolique d’une idéalisation pathologique de l’enfance propre à l’Amérique [8].
Le manichéisme analysé par Bettelheim est au cœur de l’œuvre de Jackson et son malaise personnel, son « moi déchiré », est une tentative mimétique de réconciliation. De cette incompatibilité, de cette improbable négociation entre l’enfance idéale et l’expérience mortifère de la vie est né un monstre, une créature se défiant des lois de l’humanité. Au travers de son art, et sa vie personnelle en est une partie intégrante, il cherche alors à incarner toutes les polarités pour les dépasser et les annuler : innocence/culpabilité, jeune/vieux, noir/blanc, homme/femme, religieux/séculier. Il a ceci de commun également avec Spielberg d’avoir compris le rôle de l’image et de l’écran dans la recréation d’une psyché enfantine dans laquelle tous se retrouvent, les adultes se redécouvrant enfants.
Le critique Michael Dyson y voit un signe du caractère « postmoderne » du chanteur, dont « l’iconisation » eut lieu selon lui lors d’une épiphanie télévisuelle que l’on peut précisément dater : le 16 mai 1983, Jackson l’étrange apparaît dans l’émission « Motown 25 ». Il y exécute un numéro époustouflant de danse dont le point d’orgue est le célèbre Moonwalk, hérité bien davantage des grands danseurs et ménestrels afro-américains – depuis le génial Bill Bojangle [9] jusqu’à Sammy Davis – que de Fred Astaire ou du mime Marceau. Plus de cinquante millions de personnes regardent le show et sont ensorcelées par ce zombie qui danse.
On évoque régulièrement le syndrome de Peter Pan pour appréhender Michael Jackson, soulignant ainsi son refus de grandir. Il s’identifiait certes lui-même volontiers au héros de James Matthew Barrie (1860-1937), baptisant « Neverland » la propriété irréelle qu’il occupa plusieurs années et qu’il peupla de hordes d’enfants et d’animaux exotiques. Mais, en réalité, Peter Pan, tel que le conteur écossais l’a imaginé, est un personnage morbide, plus proche du héros de Günter Grass Oskar dans Le Tambour que du petit lutin joyeux façon fée Clochette ou « Bambi » de Walt Disney. Günter Grass offre le récit d’un petit garçon, Oskar, qui décide le jour de ses trois ans de ne plus jamais grandir. Lorsqu’il raconte son histoire a posteriori, Oskar a trente ans et gît dans un hôpital psychiatrique. Bien sûr, tout le propos de Grass est de décrire la démence d’un enfant au milieu d’une Europe balayée par le nazisme et l’analogie avec Jackson ne peut qu’être partielle. Néanmoins, ce qui les rapproche est non seulement leur nature de Puer Aeternus qui dénie le cours du temps, mais leur qualité commune de prodiges précoces. Oskar est en effet un remarquable joueur de tambour, doué également d’une voix de crécelle capable de briser le verre. Au milieu des adultes qui les prennent pour des attardés et des bêtes curieuses, Oskar comme Michael Jackson refusent d’entrer dans le monde jugé sordide des adultes et jouent les aliénés afin de vivre à la marge. Leur monde est sourd et vulnérable. Ils n’ont comme anticorps que leur voix. Michael Jackson a rendu indissociable son expression artistique de cet « ailleurs » fantasmagorique qui fonctionne comme « une tête rebelle dans la tête ». [10]
Quoi de plus ambivalent et déroutant qu’une voix angélique decastrat sous le costume d’une bête revenue d’outre-tombe. Une opposition binaire entre l’univers factice de la lumière et le monde obscur des morts-vivants et du mal structure son album Thriller, en particulier la chanson éponyme. On l’y voit, dans un vidéoclip devenu légendaire, danser au milieu des cadavres rendus à la vie l’espace d’une chanson, campant un monstre qui terrifie ses semblables. Loup-garou, il est conforme à la légende terrifiante d’un être humain capable de se transformer en loup, devenant aussi puissant et féroce que l’animal. Pour la réalisation de ce qu’il a voulu être un film à part entière, il utilise les artefacts du film d’horreur : maquillage, effets spéciaux, musique terrifiante et voix off. On annonce en préliminaire que cette plongée dans l’occulte n’est pas l’expression du prosélytisme jéhovien de l’artiste. Mais le jeune démiurge n’y expose pourtant rien moins que sa vie, celle d’un homme qui, à l’approche de minuit, au milieu de nulle part après une panne de voiture, confie à sa petite amie qu’il est « différent », avant de se transfigurer en loup-garou puis en mort-vivant. « Billie Jean » (1982), récit autobiographique d’une femme démente qui l’accusa d’être le père de ses jumeaux, est également accompagné d’un film angoissant, fidèle à l’esthétique du film d’horreur. Plus tard, la chanson « Bad » (1987) reprend cette dichotomie entre le monde de l’obscur (le métro souterrain, la délinquance, le blouson noir, la mort promise) et la vie paisible de l’amitié et de la réussite.
L’étrangeté de Jackson est mise en image dans chacune de ses apparitions, ses vidéos fonctionnant comme des métaphores de sa vie. Nous devenons voyeurs de ce « freak », ce dingue, cette bête curieuse qui, glabre et androgyne, suggère pourtant sans pudeur dans « You are not alone » son union charnelle avec sa jeune épousée, Lisa Marie Presley. Ailleurs, il propose un monde sans race, sans guerre, sans famille et sans mal, une utopie qu’il partageait avec les nostalgiques des années 1960. D’ailleurs, non seulement il chanta avec Paul McCartney et racheta les droits de nombre de chansons des Beatles, mais il se réfère explicitement à John Lennon, John Kennedy et Martin Luther King lorsque, à propos de son titre messianique « Man in the mirror » (L’homme dans le miroir) il explique que chaque homme est responsable du monde qui l’entoure et qu’il se doit à lui-même de l’améliorer [12].
Le vidéoclip de « Thriller » révèle donc plus qu’aucun autre peut-être les tourments de Jackson. Il ne peut y réprimer l’altération de son visage qui perd inexorablement les traits de la jeunesse pour s’abîmer en gueule de loup puis en faciès de cadavre. Une même logique de transfiguration se retrouve dans nombre de ses vidéos jusqu’à la fin de sa carrière. Il est difficile de ne pas relier cette représentation à la vie réelle de l’artiste qui, par les mains expertes d’un essaim de chirurgiens, s’est transformé en quelque chose de sub-humain, assez cadavérique somme toute. Michael Jackson n’a cessé d’être confronté à son reflet, au milieu de huit frères et sœurs, les premiers lui ressemblant lorsqu’il est enfant habillé et coiffé comme eux, sa voix se mêlant à celles de la fratrie. Adulte, il est imité dans sa défiguration chirurgicale par sa sœur La Toya [13] et dans une moindre mesure par sa jeune sœur Janet dont le corps souffre d’autres tourments. Lui semble vouloir être une créature, à la fois Galatée et reflet de Dorian Gray. Son visage peut se lire comme un objet, comme un discours et les mots de Roland Barthes à propos de Garbo semblent étonnamment lui correspondre :
« Le fard a l’épaisseur neigeuse d’un masque : ce n’est pas un visage peint, c’est un visage plâtré, défendu par la surface de la couleur et non par ses lignes ; dans toute cette neige à la fois fragile et compacte, les yeux seuls, noirs comme une pulpe bizarre mais nullement expressifs, sont deux meurtrissures un peu tremblantes. […] ce visage […] rejoint la face farineuse de Charlot, ses yeux de végétal sombre, son visage de Totem » [14].
Franz Fanon, sensible bien avant Obama au désir masochiste de certains Noirs de supprimer le bistre de leur visage, espérant ainsi effacer une identité qu’ils jugent aliénante, donne une explication « psychopathologique » à un phénomène qui semble avoir touché la famille Jackson (à l’image de nombre de Noirs américains) et le décrit avec effroi et ironie : « Depuis quelques années, des laboratoires ont projeté de découvrir un sérum de dénigrification ; des laboratoires, le plus sérieusement du monde, ont rincé leurs éprouvettes, réglé leurs balances et entamé des recherches qui permettront aux malheureux nègres de se blanchir, et ainsi de ne plus supporter le poids de cette malédiction corporelle » [15].
La haine de son reflet, née du regard avilissant du Blanc, est un trope tragique de l’histoire et de la littérature américaine. Le prix Nobel Toni Morrison a, dans son roman l’Œil le plus bleu, décrit le désir étouffant d’une petite fille noire, Pecola Bredlove, qui voudrait être aimable, c’est-à-dire blanche, blonde, un sosie de Shirley Temple. En désespoir de cause, Pecola demande l’aide d’un guérisseur douteux et pédophile, Soaphead, qui est bouleversé par la demande de la petite :
« Il a pensé que c’était la demande la plus fantastique et la plus logique qu’on lui ait adressée. Voici une petite fille très laide qui demandait la beauté… Une petite fille noire qui voulait sortir de la fosse de sa négritude pour voir le monde avec des yeux bleus » [16].
Un tel désir, s’il existe sous une forme comparable chez Jackson, s’exprime particulièrement dans l’apparence qu’il a « donnée » à ses enfants, Paris ressemblant toute jeune à ce canon stéréotypé de la beauté occidentale que pourrait évoquer Shirley Temple [17]. Mais on est frappé d’entendre résonner l’écho de cette quête raciale impossible, imposé par le regard de l’autre lorsque l’on regarde la statue que Jeff Koons dédia à Jackson en 1988. Sur une céramique dorée, Jackson est présenté avec le visage et une partie du corps recouvert d’un glacis blanc, portant un maquillage ostentatoire, une boucle écarlate en particulier. Il tient dans ses bras un singe, lui-même grimé de façon identique. Le mimétisme entre le visage de Jackson et la face du chimpanzé laisse pantois et les propos de l’artiste révèlent toute l’ambiguïté de la représentation d’un idéal de beauté, à la fois féminin et (donc) blanc. Koons affirma ainsi qu’il avait voulu rendre hommage à la quête de perfection physique du chanteur. Il va donc de soi pour Koons, qui n’est pas soumis aux mêmes troubles identitaires que son modèle, que le Beau est d’albâtre.
Cette représentation de Jackson, soulignant à gros traits son caractère asexué, a le mérite d’illustrer l’articulation subtile entre l’identité de genre et l’identité raciale, dans le monde afro-américain tout particulièrement. Il est vrai que si la conscience raciale torturée de Jackson s’exprime dans son apparence physique, elle s’exprime également par son refus apparent de tout attribut viril ou clairement masculin. La peau blanchie et poudrée est évocatrice d’une féminité coquette et, de manière traditionnelle dans l’histoire africaine comme américaine, c’est sur les femmes que pèse l’impératif de la clarté de la peau [18].
L’androgynie de Jackson fonctionne très certainement comme un déplacement de la problématique raciale et il a inspiré en cela d’autres artistes noirs américains, qu’il s’agisse de Prince ou d’André 3000, rappeur talentueux du groupe Outcast. La virilité de l’homme noir est toujours en effet peu ou prou associée dans l’imaginaire racial américain à la menace du viol de la femme blanche.
En ce sens, revendiquer par l’accoutrement son travestissement est une forme de protection dans une Amérique raciste à bien des égards. Ainsi, d’une certaine façon, moins on souscrit à l’échelle de valeur de l’oppresseur (dans laquelle la virilité figure en bonne place, comme le remarquait également Fanon), moins on se vit et on est perçu comme noir. Dans le même temps bien sûr, la confusion dans le genre transgresse la bienséance que constitue l’hétérosexualité pour l’ordre dominant. La confusion de genre et – donc – de race entretenue par l’artiste maquillé fit d’ailleurs l’objet d’un colloque académique à l’université de Yale en 2004 (« Regarding Michael Jackson : Performing Racial, Gender, and Sexual Difference »), les chercheurs invités se penchant notamment sur l’homosexualité « déniée » de Jackson, la mise en scène énigmatique de son personnage de père de famille et enfin sa reconstruction d’un mythe masculin acceptable pour lui dans le vidéoclip « Thriller ».
« Le meilleur d’entre nous »
L’écrivain afro-américain James Baldwin, né à Harlem en 1924 dans un foyer pauvre où il subit la violence d’un beau-père qui lui reprochait, comme Joe Jackson le fit de Michael, d’avoir par trop « la tête d’un nègre » [19], transforma lui aussi en art la violence de ses tourments : être raillé tout à la fois pour être noir et pour être efféminé. La folie le guettait, relate-t-il, avant que Paris ne l’accueille en 1948 et qu’il y entame son œuvre littéraire. Cette dernière, romanesque pour l’essentiel, articule les dialectiques raciales et sexuelles qui l’étouffèrent conjointement dans une Amérique qui connut par ailleurs l’émergence de concert des mouvements de défense des droits des Noirs et de ceux des homosexuels. Il faut comprendre, analysa Baldwin, que l’idéalisation de la masculinité et le racisme sont les deux faces d’une même pièce. La stratégie qui s’impose est donc de « vivre dans le fantasme de l’autre » et, « utilisant la métaphore contre elle-même » [20], de s’appliquer à soi-même les perversions et pathologies que l’on vous prête ou les désamorcer en se rendant inoffensif. Jackson fait l’un et l’autre, à la fois efféminé certes mais aussi entiché sur scène de son pénis, qu’il agrippe compulsivement avec un cri. Ce geste est emblématique et parfaitement ambigu. Cela permet de comprendre que l’éclaircissement pigmentaire de Michael Jackson, corollaire de son androgynie assumée, est perçu par nombre de Noirs comme un symptôme du racisme et ne lui a jamais aliéné la communauté dans son ensemble. Bien au contraire. Baldwin lui-même salua en 1985 les tours de passe-passe de l’artiste « enmasqué », portant gant blanc et lunettes noires : « Jackson, on ne lui pardonnera pas de si tôt d’avoir donné le change, car y’a pas de doute qu’il a raflé la mise » [21]. Il salua en lui un autre « freak », s’identifiant à la monstruosité du chanteur, épinglé comme une bête de foire par le pays de l’homme blanc. Ce dernier, coupable aux yeux de James Baldwin de ses propres turpitudes, nomme « freak », cinglé, dépravé, ceux qui le forcent à se confronter à ses désirs inavoués [22].Michael Jackson n’a ainsi jamais cessé d’être reconnu comme afro-américain et, plus encore, comme un héros du monde noir.
Musicalement, son talent inégalé et son succès indiscuté ont permis que, pour la première fois, un artiste noir conquière toute la nation sans distinction, Blancs et Noirs de tous âges et de tous milieux sociaux. On revoit en lui les génies qui l’ont précédé, de Brown à Hendrix, de Jackie Wilson [23] à Marvin Gaye. Premier Noir dont la musique fut diffusée sur la chaîne musicale MTV, il fut surtout le premier à dominer de la tête et des épaules l’ensemble de l’industrie du divertissement. Plus encore, son succès est le fruit d’un talent qui crève les yeux et les oreilles, ses innovations musicales marquant une date dans l’histoire de la musique. Jackson doit ses succès à son génie propre mais aussi à l’aide de son orchestrateur, Quincy Jones, unanimement respecté dans l’univers afro-américain. À la sortie de « Thriller », Jones s’exclama dans les colonnes de Time Magazine qu’enfin, avec Jackson, les musiciens noirs cessaient d’occuper le second rang, rendant enfin à tous les Noirs du pays la place qui leur revient.
Plus que les Blancs en effet, ce sont les artistes afro-américains (dont les plus jeunes d’entre eux lui rendirent l’hommage que l’on doit à un maître lors des BET Music Awards ce 28 juin) qui furent subjugués par le talent du showman étrange. Ainsi extasia-t-il le public lors des Grammy Awards de 1988, dans une atmosphère d’église noire du Sud. Interprétant sous la forme d’un gospel le début de son titre « The way you make me feel », il s’interrompit pour réaliser à la perfection son légendaire Moonwalk. Puis, le funambule interpréta au micro « Man in the mirror », ode au pouvoir de changer le monde. Lorsqu’il acheva son interprétation, il était en transe, épuisé et à genoux, martyr sublime de sa « sur-humanité ». Quincy Jones bien sûr, mais aussi Prince, Anita Baker, Little Richard et Whitney Houston applaudirent debout, dans une commune ferveur autour de ce Christ noir, qui leur donnait fierté et sentiment de reconnaissance mutuelle [24].
La passion selon Jackson ne pouvait que bouleverser un monde noir sensible au langage de la religiosité raciale, fût-elle séculière en apparence. La catharsis que suscite l’exhibition de ce mystique rendu fou par sa quête de transparence physique trouble mais séduit aussi : en chaque Noir, il y a un Jackson, une conscience tourmentée après des siècles de sujétion par la couleur de sa peau. Les stigmates de Michael Jackson, rendus tristement cliniques après son décès, ne pouvaient que susciter la terreur et la pitié : il était malingre et sous-alimenté, imberbe et chauve, son ossature était de verre et sa peau décapée laissait apparaître des dizaines de contusions et de plaies dues aux innombrables injections qui faisaient son quotidien. Il y a quelques mois, on le disait à demi-aveugle. Vouloir sortir de son propre corps dans une ascèse folle (la « prison de l’égocentricité raciale » écrivit Baldwin) fit peut-être de lui un « hyper-noir ».
Qu’il tente d’apprendre à danser à Michael Jordan (« Jam », 1992) [25], qu’il chante à l’unisson des accords du guitariste hard-rockeur Slash (entre autres dans « Give in to me », 1991) [26], qu’il prétende, avec des bons sentiments un peu dégoulinants [27], que la couleur de peau ne compte pas (« Black or White », 1991) ou qu’il crée la polémique en s’identifiant à l’image sulfureuse des Black Panthers dans la vidéo de ce même titre [28], il ne quitte jamais le monde noir. Quincy Jones avait même compris sa capacité à dépasser l’imagerie ambiguë des ménestrels noirs [29] en l’habillant d’un costume noir, d’un nœud papillon et de gants blancs, image stéréotypée du musicien noir aux États-Unis. Espiègle, Jackson ne garda qu’un seul gant mais subvertit effectivement le jeu de mascarade raciale.
Blackface
De façon en effet audacieuse, Jackson se joue de l’imagerie racialisée de l’Amérique en mettant en scène avec Paul McCartney dans le vidéoclip de « Say, say, say » deux artistes de vaudevilles, ces spectacles itinérants dans lesquels les Blancs singeaient grossièrement les musiciens noirs à l’aide d’un maquillage clownesque et d’une pantomime raciste [30].
Les deux acolytes, à la fois bonimenteurs et comédiens de fortunes, trouvent un public complaisant dans une Californie frappée par la Grande Dépression. La force politique de cette évocation n’est accessible qu’à ceux qui maîtrisent le langage codé de l’oppression raciale. Jackson y prouve ainsi la filiation culturelle indéniable dans laquelle il s’inscrit [31]. La dimension militante de son travail, le plus souvent suggérée comme dans « Say, say, say », est parfois plus explicite comme dans le titre « They don’t care about us » (History, 1997) dans lequel « they » se réfère à « eux les Blancs » et « us » à « nous les Noirs ». Dans ce texte, il dénonce les brutalités policières, suggérant par son « Don’t you black or white me » que les allégations sur la couleur de sa peau ne sont elles aussi que pur racisme. Sur un arrière-plan musical hip-hop dans lequel un chœur d’enfants entonne le refrain, et avec Spike Lee aux commandes du vidéoclip, Jackson se fait militant de la cause noire. Cette vidéo n’est pas moins insurgée qu’un clip de rap "conscient" de la côte Est : mêlant images de brutalités policières façon Watts et se mettant en scène comme un détenu de pénitencier, il s’exprime comme un porte-parole de la population noire stigmatisée, violentée et sur-incarcérée. Il se dit victime de la haine intrusive du policier blanc qui « viole » littéralement sa « fierté » noire, celle célébrée par James Brown. Il pousse d’ailleurs la rhétorique raciale au point de la rendre polémique puisque, dans ce même titre, il utilise des formules raciales équivoques pour désigner les Juifs et fut, comme Africa Bambata, James Baldwin ou Jesse Jackson, accusé de participer au discours antisémite rampant dans la communauté noire américaine. Chose improbable : la presse voit en lui un "homme noir en colère" [32].
Jackson, dont on dit qu’il voulait à tout prix (dont celui de sa santé) être blanc, reprend ainsi le masque noir lorsqu’il fait siens les discours essentialistes de la communauté noire : ainsi en est-il des accusations de racisme, formulées plus tard à l’adresse de Tommy Mottola, président de Sony, lorsque son album Invicible peine à décoller en 2001. Il mobilisa également le registre de l’injustice raciste lorsqu’il fut accusé dès 1993 de pédophilie après avoir confié qu’il dormait avec des enfants. Plus encore, la menace d’un procès en 2002 le rapprocha paradoxalement d’une communauté noire habituée aux dénis de justice et qui, huit ans plus tôt, avait collectivement soutenu le footballeur O. J. Simpson lorsque ce dernier, vraisemblablement coupable, fut jugé à Los Angeles. Jackson crie à l’injustice et c’est à l’unisson de sa jeune sœur, Janet, que dans le duo « Scream » (History, 1995) il dénonce à nouveau le système pourri dans lequel il vit et son envie de hurler devant tant de calomnie.
Plus frappant encore, le groupe radical Nation of Islam proclame son soutien à Jackson, comme il le fit pour Simpson, dénonçant le complot raciste, accentuant encore ce que le créateur du dessin animé « The Boondocks » (figurant des personnages noirs) [33], Aaron McGruder, a nommé la « re-négrification » du chanteur dépigmenté. Jackson aurait d’ailleurs été, selon un journaliste du Guardian [34], très proche du mouvement de Louis Farrakhan. À ceux qui douteraient des complexités de la race aux États-Unis et qui ignoreraient la longue histoire des Noirs à peau blanche [35], Jackson offre un exemple frappant. Discours plus que couleur de peau, la conscience noire passe en Amérique par des codes auxquels Jackson a toujours souscrit. En 2003, on l’entendit à Harlem, aux cotés du candidat à l’élection présidentielle Al Sharpton, dénoncer une industrie du disque raciste. Lors de la mort de James Brown, légendaire parrain, c’est entouré de Jesse Jackson et d’Al Sharpton qu’il rendit hommage à celui qui l’inspira plus qu’un autre.
Conclusion
Antonin Artaud a écrit à propos de la mort brutale de Van Gogh : « Si Van Gogh n’était pas mort à 37 ans je n’en appellerais pas à la Grande Pleureuse pour me dire de quels suprêmes chefs-d’œuvre la peinture eût été enrichie, car je ne peux pas, après les Corbeaux, me résoudre à croire que Van Gogh eût peint un tableau de plus. Je pense qu’il est mort à 37 ans parce qu’il était arrivé au bout de sa révoltante histoire de garrotté d’un mauvais esprit » [36]. Sans doute Jackson était-il arrivé au bout de sa route artistique, au bout d’une énergie créatrice que même les jeunes héritiers talentueux de la star qui ont tenté de le faire revenir ne sont pas parvenus à ranimer [37]. Jamais plus il n’aurait offert au monde, après cinquante années dont vingt au moins semblent miraculeuses, la magie et la démence qui, mixée dans une alchimie prodigieuse, firent de Michael Jackson le plus grand ménestrel de l’Amérique moderne.
–J. Randy Taraborrelli, Michael Jackson : The Magic and the Madness, Pan Books, 2004.
Pour citer cet article :
Sylvie Laurent, « Il était une fois Michael Jackson »,
La Vie des idées
, 29 juin 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Il-etait-une-fois-Michael-Jackson
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[1] Moonwalk, cité in Dyson, « Michael Jackson’s Post-modern Spirituality », The Michael Eric Dyson Reader, New York, Basic Civitas Book, 2004, p. 272.
[2] Dans la chanson « ABC », enregistrée en 1968, il prétend apprendre l’amour à une jeune fille, lui demandant de se défaire du savoir scolaire pour laisser s’exprimer son corps, secouant vigoureusement son derrière « Shake it baby ! » Dans « I want you back », il réclame le retour d’une femme qui le laisse insomniaque depuis qu’elle est partie et dans « The love you save » il met en garde la jeune femme cœur d’artichaut à qui il aurait offert une bague de fiançailles lorsqu’ils étaient à la fac.
[3] « Take life easy, so easy nice and easy/Like a child so gay and so carefree/The whole world smiles with you/As you go your merry way/Oh with a child’s heart/Nothing’s gonna get me down ».
[4] A.S. Byatt, « Inquiétante et délicieuse étrangeté des contes », Le Monde, 26 juin 2009.
[8] Voir Chris Jenks, Childhood Critical Concepts in Sociology, Londres, Routledge, 2005.
[9] Danseur de claquette virtuose du début du siècle, il demeure une idole. Bob Dylan lui a même consacré une chanson. On peut voir certaines de ses prouesses sur ce lien
[10] Pascal Quignard à propos des contes de Grimm « L’enfant incorrigible », Le Monde des Livres, 26 juin 2009.
[11] Référence à la chanson « Le freak » du groupe funk Chic qui connu un succès phénoménal en 1978 avec ce titre rythmé.
[12] Moonwalk, op. cit., cité in Dyson, op. cit., p. 458.
[14] Roland Barthes, « Le visage de Garbo », Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
[15] Franz Fanon, Peaux Noires, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 90.
[16] Toni Morrison, L’œil le plus bleu, traduction de Jean Guiloineau, 10/18, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1970.
[17] Jackson a « conçu » trois enfants avec son infirmière blanche, Debbie Rowe. Les enfants sont blonds et de type européen (http://www.breakingthetape.com/...).
[19] Voir James Baldwin, Notes of a Native Son, Beacon Press, 1984.
[20] Jean-Paul Rocchi, « Littérature et métapsychanalyse de la race », Tumultes, n° 31, 2008.
[21] Je remercie vivement Arthur Goldhammer pour son aide précieuse dans la traduction de cette phrase de James Baldwin
[22] « Freaks and the American ideal of manhood », Playboy, 1985. Repris dans James Baldwin : Collected Essays, édités par Toni Morrison, New York, Literary Classics of the United States, 1998.
[35] Depuis les métis à carnation très pâles qui « passent » pour blancs et les albinos qui sont exhibés dans les foires, l’histoire afro-américaine est marquée par cette dissociation entre phénotype et race comme construction sociale. Voir l’ouvrage de Charles D. Martin, The White African American Body : A Cultural and Literary Exploration, Rutgers University Press, 2002.
[36] Antonin Artaud, Van Gogh. Le Suicidé de la Société, Paris, Gallimard, 2001.
[37] Will I Am, musicien membre des Black Eye Peas et producteur, collabora aux reprises de son dernier album. Il réalisa également le clip de campagne de Barack Obama.