Comment, à l’âge de la mondialisation, écrire une histoire ouverte sur le monde, sur ses échanges, ses circulations et ses rencontres ? Un récent numéro de la Revue d’histoire moderne et contemporaine propose un tour d’horizon des questions soulevées par « l’histoire globale » et souligne, une nouvelle fois, le provincialisme de l’Université française.
Recensés :
– Dossier coordonné par Caroline Douki et Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 54-4 bis, 2007.
– Pamela Kyle Crossley, What is Global History ?, Cambridge, Polity Press, 2008.
– Jack Goody, The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
Il y a quelques années, Marcel Détienne s’était vigoureusement élevé contre l’enfermement disciplinaire et la pente nationaliste de la discipline historique, française en particulier [1].
Un numéro spécial de la Revue d’histoire moderne et contemporaine consacré à l’« histoire globale » et aux « histoires connectées » constate à nouveau cette tendance, en France, au confinement de l’histoire au sein des frontières de l’État-nation et de l’hexagone en particulier. Les chiffres cités parlent en effet d’eux-mêmes : selon l’analyse statistique des répertoires publiés par l’IHMC-CNRS, pour l’histoire moderne et contemporaine, en 1991, il y avait une proportion de 55 % d’historiens de la France recensés [2], alors qu’en 2000, sur un total de 2060 historiens recensés, seuls 29 étaient spécialistes de la Russie et du monde slave, 19 de la Chine et 15 du Japon [3]. Pour illustrer son diagnostic, la revue cite Christophe Charle qui déplorait déjà il y a une dizaine d’années : « l’histoire comparative vantée par Marc Bloch, l’histoire sans rivages illustrée par Lucien Febvre et Fernand Braudel et réclamée par les commissions du CNRS, est restée de l’ordre du vœu pieux » [4]. Sur la base de ce constat, le propos principal de ce numéro spécial est de s’interroger sur des portes de sortie possibles à ce confinement et sur les changements d’échelle historiographique qu’offrent les développements récents de l’histoire globale et des histoires connectées. En effet, celles-ci ont, depuis une dizaine d’années, fait l’objet de nombreuses publications en anglais et donné naissance à quelques revues qui sont assez largement passées inaperçues jusqu’à une période très récente. Cependant, au-delà des questions d’échelle historiographique, la Revue d’histoire moderne et contemporaine pose aussi la question de l’européocentrisme et de la possibilité de produire un récit plus décentré de l’histoire du monde.
Au-delà de l’État-nation
Selon Caroline Douki et Philippe Minard, coordinateurs de ce numéro spécial, l’« histoire globale » ou l’« histoire mondiale » a pour objectif de « dépasser le compartimentage national des recherches historiques, pour saisir tous les phénomènes qui excèdent les frontières étatiques ». Cette visée repose sur le constat que les compartimentages nationaux « tendent à escamoter ou à rendre peu visibles tous les phénomènes d’interrelation et de connexions, en imperméabilisant les frontières, en détachant les objets des contextes et les liens transétatiques ». L’histoire globale tire aussi la justification de sa remise en cause du cadre de l’État-nation du fait que celui-ci est une création relativement récente dont on peut bien évidemment interroger la pertinence pour délimiter des objets précédant son avènement politique. Elle serait ainsi une façon d’éloigner les risques d’anachronisme et d’analyse téléologique. L’État-nation comme cadre d’analyse n’est pas sa seule cible puisque l’histoire globale peut être vue également comme un refus d’une certaine tradition monographique attachée à retracer l’histoire d’une région, d’un pays, ou d’une ville, cette approche micro-historique négligeant le lointain, comme l’avait déjà regretté il y a quelques années Serge Gruzinski dans les Annales [5]. Cependant, Jean-Paul Zuniga, dans sa contribution au numéro spécial, refuse cette façon d’opposer a priori ces deux extrémités de l’échelle spatiale utilisée par les historiens. Il remarque qu’il n’y a en réalité aucune incompatibilité entre l’histoire globale, qu’il faut bien distinguer de l’« histoire totale de nos aînés », et la microstoria d’origine italienne, qui a connu également un grand développement et qu’il faut distinguer des monographies locales traditionnelles. On y retrouverait la même volonté de décloisonnement disciplinaire et le même souci de faire éclater des cloisonnements géographiques ou culturels convenus.
L’histoire globale correspond bien évidemment aussi à un besoin de connaissance stimulé par le thème aujourd’hui récurrent de la « globalisation ». Cependant, comme le soulignent encore Caroline Douki et Philippe Minard, les auteurs qui se réclament de l’histoire globale « s’accordent à considérer l’absolue nécessité de sortir du faux dilemme induit par les deux manières communément répandues de considérer la “globalisation” : tantôt elle est décrite comme un phénomène récent, caractéristique de l’époque contemporaine, tantôt au contraire, on déclare que les hommes, les marchandises et les idées ont toujours circulé et qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil ». L’histoire mondiale aurait ainsi pour vocation de « périodiser » et d’« historiciser » la mondialisation en prenant en compte la multiplicité des formes de contacts, d’interconnexions et de circulations qu’elle a pu engendrer, de convoquer toutes les disciplines et d’échapper ainsi au déterminisme économique qui a pu peser sur son analyse.
De telles études nécessitent des objets « mondiaux » qui fournissent aux auteurs des contextes et des cadres et qui légitiment leur entreprise. Dans un numéro des Annales de 2001, déjà consacré à l’histoire globale, Sanjay Subrahmanyam s’interrogeait sur les grands phénomènes qui unifièrent le monde au début de la période moderne, permettant aux habitants des diverses parties du globe, en dépit de leur dispersion, d’imaginer pour la première fois l’existence d’événements se produisant véritablement à l’échelle mondiale. Il citait plusieurs types d’événements qui avaient été pris en compte par les historiens comme les microbes, par exemple, « qui se propagèrent d’un bout à l’autre de l’Eurasie durant la grande période mongole et immédiatement après, entraînant des épidémies de peste aux confins des terres eurasiennes ». Il citait aussi l’argent et les métaux précieux « dont d’autres chercheurs ont patiemment retracé le cheminement de par le monde depuis les grands gisements de Potosi en Bolivie à partie des années 1570, ou du Japon à peu près à la même époque, entraînant parfois de désastreux effets d’inflation et à l’origine de révoltes sociales » [6]. Alfred Crosby a lui montré que si un petit nombre de personnes voyageait à travers les continents dans le passé, provoquant, jusqu’à un certain degré, des échanges génétiques et de microbes entre des populations distantes, la fin du XVe siècle marqua le début d’une augmentation considérable de nouveaux contacts physiques entre les Européens, les Africains, les Américains et les habitants de certaines îles atlantiques. Les plantes et les animaux aussi, qui présentaient un potentiel de développement pour l’agriculture et l’élevage, commencèrent à voyager sur une grande échelle. Cependant ces mouvements à l’échelle planétaire annihilèrent aussi parfois d’anciens styles de vie et décimèrent d’anciennes populations à cause des épidémies dévastatrices qu’ils provoquèrent [7].
Le refus des grands récits
L’histoire globale souffre cependant d’un déficit de définition. À titre d’exemple, un ouvrage récent de Pamela Kyle Crossley [8] propose de diviser les travaux s’y rattachant en quatre grandes tendances.
Il y aurait d’abord les travaux qui traitent de toute l’histoire de l’humanité comme d’un processus de divergence à partir d’un creuset commun, tels ceux de Cavalli-Sforza [9] qui, recourant aux analyses génétiques, a essayé de retracer le processus de peuplement du monde à partir de l’Afrique. Elle cite deuxièmement ceux qui cernent au contraire les convergences en dégagent des lois historiques universelles, tel que Marx, par exemple – le processus marxiste d’accession des sociétés au socialisme qui doivent d’abord passer par les stades tribal ou communautaire, asiatique, antique, féodal, et bourgeois (capitaliste) ayant d’ailleurs inspiré beaucoup d’historiographies de par le monde. Il y aurait aussi les travaux qui traitent des contacts entre les différentes parties du globe sous la forme des « contagions », prenant souvent la forme de pandémies mondiales. Il y aurait enfin ceux qui tentent de démontrer à quel point toutes les parties du globe ont été enserrées dans un même système et dont un des représentants les plus illustres est Immanuel Wallerstein et son « système monde » qui modélise le processus d’hégémonie du capitalisme occidental sur l’ensemble de la planète. En y incluant des travaux aussi divers, on peut certes reprocher à Pamela Kyle Crossley de dresser un portrait beaucoup trop large et vague de ce qu’est cette école historiographique et surtout d’échouer à expliquer ce qui fait la spécificité de l’histoire globale qui s’est développée depuis une dizaine d’années. L’originalité du numéro spécial de la Revue d’histoire moderne et contemporaine tient en effet au refus des « grands récits » de la marche en avant de l’Occident vers la modernité et du schématisme des grands systèmes d’interprétation de l’histoire, qui est au cœur de la méthode de cette nouvelle histoire mondiale. C’est par exemple le refus d’enfermer les dynamiques historiques dans des concepts tels que ceux de « centre » et de « périphérie » utilisés par Immanuel Wallerstein [10] et la volonté, au contraire, de rechercher des connexions et des circulations, sous toutes leurs formes, ne laissant aucune partie du monde passive dans les processus de transfert et de métissage à l’œuvre dans les phénomènes de globalisation.
Pour Romain Bertrand, l’« histoire connectée » qui est au cœur de l’histoire globale est en fait surtout une démarche pratique de recherche dans laquelle se retrouvent des auteurs spécialistes d’aires culturelles se penchant sur la genèse des empires, tels Serge Gruzinski ou Sanjay Subrahmanyam dans le cas des ordres impériaux transocéaniques des XVIe-XVIIIe siècles. Jean-Paul Zuniga montre par exemple comment le vaste terrain d’enquête que constitue l’histoire de l’empire espagnol révèle bien la façon dont les différentes logiques individuelles et collectives à l’oeuvre dans le processus d’intégration doivent être appréhendées sous les formes pratiques de leur mise en place dans chaque contexte social précis. Il s’agirait, d’une part, de se pencher sur les styles de vie et de pensée induits par des phénomènes de métissage et d’acculturation produits par la constitution des empires, à travers l’étude des connexions établies entre ses différentes parties et des circulations des hommes, des idées, des techniques et des ressources. Mais il s’agirait aussi, en utilisant des sources issues des différentes parties du monde, non européen en particulier, de produire un récit différent, non ethnocentré, de l’avènement des « systèmes mondes » impériaux.
Sortir de l’européocentrisme
C’est dans cette critique radicale de l’européocentrisme que l’histoire globale et les histoires connectées diffèrent d’une tradition d’analyse historique déjà longue se plaçant dans une perspective globalisante. L’histoire globale n’est en effet évidemment pas un exercice nouveau. Karen Barkey, dans sa contribution, remarque qu’il nous faut aussi comprendre ce mouvement historiographique dans l’importante tradition intellectuelle qui est celle des XIXe et XXe siècles, de Spencer, Comte, Mill, Marx ou Weber qui inscrivaient leurs réflexions dans la recherche de lois générales présidant à l’évolution des sociétés de par le monde.
L’ouvrage The Theft of History de l’anthropologue Jack Goody, sans doute la contribution la plus récente à ce débat, met en lumière les présupposés ethnocentriques et les analyses de type téléologique visant à expliquer le décollage économique et scientifique de l’Occident à partir de la Renaissance, et les raisons pour lesquelles les autres civilisations les plus avancées telles que la Chine et le monde Arabe ont stagné et n’ont pu connaître de révolution industrielle. Il entreprend de montrer « comment l’Europe a non seulement négligé ou sous-estimé l’histoire du reste du monde, ce qui la conduit à mal interpréter sa propre histoire, mais aussi comment elle a imposé ses propres concepts et périodisations qui ont aggravé notre incompréhension de l’Asie d’une manière tout aussi significative pour le passé que pour l’avenir » [11]. Sa contribution est particulièrement radicale et stimulante dans le sens où il ne se contente pas de soumettre à la critique des auteurs dont les présupposés ethnocentriques sont aujourd’hui bien connus, comme Marx ou Weber, mais aussi des auteurs plus récents, a priori mieux immunisés contre de tels travers. Il traite ainsi de Joseph Needham qui montra pourtant l’extraordinaire qualité de la science chinoise, mais en restant prisonnier de l’analyse téléologique de son futur dépassement par la science occidentale, ou de Fernand Braudel qui discuta longuement des origines du capitalisme, les situant à tort, selon Goody, exclusivement en Europe.
L’histoire globale ne se contente pas de bousculer certaines grandes figures de la discipline, il lui arrive aussi de remettre en cause des méthodes qui semblaient jusqu’alors le moyen le plus sûr de rendre compte d’aires culturelles lointaines. L’histoire comparée s’est ainsi trouvée égratignée et taxée d’européocentrisme par Sanjay Subrahmanyam. Ce dernier lui a ainsi reproché de rester trop souvent prisonnière de grilles d’interprétation, de problématiques sous-jacentes – telles que la naissance ou le rejet de la modernité, la construction de l’État, ou les modes de production –, de philosophies ou de théories de l’histoire qui recèlent souvent déjà en elles-mêmes les réponses aux questions soulevées. Son choix des sujets à comparer, des cadres et critères d’analyse, et des déterminismes sélectionnés – qu’ils soient d’ordre climatique, géographique, économique, technique ou culturel –, serait trop souvent délimité à partir du cas européen [12].
Les causes institutionnelles du provincialisme français
La contribution de Giorgio Riello au numéro spécial nous montre à quel point le mouvement de mise en réseau de chercheurs issus d’horizons différents, nécessaire à la réalisation des objectifs de l’histoire globale, est avancé Outre-Manche, avec l’exemple du Warwick Global History and Cultural Centre récemment créé par l’Université de Warwick, ou du Global Economic History Network mis en place par le département d’histoire économique de la London School of Economics. En revanche, le constat dressé par Caroline Douki et Philippe Minard pour la France est beaucoup plus pessimiste. Leur introduction est même l’occasion d’une charge assez virulente contre les institutions universitaires françaises, s’interrogeant sur le « provincialisme de l’Université, le conservatisme fondamental d’une institution rétive à l’ouverture internationale, en comparaison avec d’autres pays ». Ils s’étonnent notamment du silence presque total qui a régné sur le travail de Kenneth Pomeranz sur la « grande divergence » entre la Chine et l’Europe occidentale [13], alors que ce travail important a fait l’objet de considérables débats en dehors des frontières de l’hexagone. Un constat tout aussi négatif fut d’ailleurs dressé dans un récent rapport par Christophe Jaffrelot et Dominique Darbon sur l’état de la recherche française en science politique sur l’Asie qui souffrirait d’une absence préoccupante de visibilité dans l’Université française [14].
Cependant, un des grands mérites de ce numéro de la Revue d’histoire moderne et contemporaine est de ne pas se contenter de dénoncer les effets stérilisants de situations acquises dans l’organisation de la recherche historique en France, mais également d’offrir des pistes de réflexion intéressantes à la communauté scientifique que forment les spécialistes des aires culturelles lointaines. On leur a en effet parfois reproché de fonctionner en vase clos, de se complaire dans l’érudition et de n’avoir apporté qu’une très faible contribution théorique aux sciences humaines et sociales et, finalement, que peu de réponses à ses dérives ethnocentriques.
En France, comme le notent Caroline Douki et Philippe Minard, l’organisation de la recherche sur les aires non européennes a été surtout fondée par le regroupement de chercheurs par aires culturelles – calquées dans certains cas sur des États-nations – dans le cadre d’institutions comme l’INALCO, l’EHESS, l’EFEO, le CNRS ou dans des départements dédiés aux langues et civilisations orientales au sein des universités. Cette organisation a semblé, d’un côté, assurer l’existence et la continuité de l’enseignement et de la recherche sur les aires lointaines qui étaient presque ignorées par les départements disciplinaires des universités. Elle a été aussi en mesure de pérenniser l’idée selon laquelle l’enseignement conjoint des langues et des civilisations était la condition sine qua non de la formation de véritables spécialistes des aires lointaines. Et, comme le souligne Giorgio Riello, l’histoire globale ne peut se suffire à elle-même et suppose un travail commun entre les spécialistes des aires culturelles qui ont accès aux sources en langues vernaculaires et des praticiens de grands thèmes transversaux comme, par exemple, l’histoire du travail ou des sciences et des techniques. Mais, d’un autre côté, le confinement de ces aires lointaines dans quelques institutions a dispensé l’Université de toute réflexion quant à la place à leur accorder dans les sciences humaines et sociales en général.
Le risque de l’américano-centrisme
Aux États-Unis, on peut noter qu’à la montée en puissance de la World History a correspondu un fort déclin des Areas Studies dont s’inspirèrent les aires culturelles françaises. On peut rappeler qu’elles furent d’abord développées, après la Seconde Guerre mondiale, comme une tentative de connaître, analyser et interpréter les cultures au travers d’un prisme pluridisciplinaire, mais qu’elles furent aussi mues par une considération plus politique : celle de développer une connaissance de régions qui s’étaient vues attribuer une place stratégique dans le cadre de la guerre froide. Des critiques radicales virent ainsi le jour, symbolisées en particulier par la publication en 1977 d’Orientalism d’Edward Said. Said accuse alors les orientalistes classiques et les spécialistes des Areas Studies d’avoir entrepris de reconstruire, avec la notion d’« Orient » ou avec des unités géographiques telles que le « Moyen-Orient », l’identité de populations étrangères de telle manière à justifier la domination des puissances occidentales [15]. Les Areas Studies deviennent alors une des cibles des Post-Colonial Studies qui les accusent de servir les intérêts coloniaux et impérialistes. Avec la fin de la guerre froide, les Areas Studies vont, de plus, perdre en importance comme projet politique. L’analyse de la mondialisation va tendre alors à devenir le domaine réservé de l’économie.
La domination aux États-Unis, au sein des sciences économiques, mais aussi, dans une certaine mesure, des sciences politiques, du postulat selon lequel toutes les sociétés peuvent être comprises à partir de la même grille de lecture, au nom d’une certaine conception fondamentaliste de l’individualisme méthodologique, entraîne un recul des études fondées sur un vrai travail de terrain. Ce recul des Areas Studies est très inquiétant pour l’avenir et on peut légitimement se demander si, malgré ses apports indéniables, une Global History qui repose dans bien des travaux sur des sources en anglais est véritablement en mesure de prendre le relais. Ainsi, si le constat des blocages institutionnels français dressé par ce numéro spécial de la Revue d’histoire moderne et contemporaine est indéniable et même utile pour une prise de conscience, il convient de rester prudent quant à la valeur d’exemple de l’histoire globale anglo-saxonne pour combler le retard français pris dans le domaine du renouvellement des échelles historiographiques et de la recherche d’une histoire moins ethnocentrée. C’est d’ailleurs ce que font Caroline Douki et Philippe Minard lorsqu’ils écrivent que « déprovincialiser l’historiographie française, ouvrir les fenêtres au vaste monde ne signifie pas tomber dans l’imitation servile d’un modèle conçu ailleurs » et, lorsqu’en référence à Pierre Bourdieu, ils mettent en garde contre « les pièges de la légitimation symbolique par l’importation culturelle, et les dangers d’une internationalisation de la recherche qui ne serait qu’une pure et simple américanisation ».
Il ne faudrait pas, en quelque sorte, que le remède soit pire que le mal. Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue que la France a produit son propre débat sur les aires culturelles. Ainsi, dans le numéro des Annales déjà évoqué plus haut, Maurice Aymard vantait les mérites de l’historien chinois R. Bin Wong qui voyait dans la Méditerranée braudélienne un modèle de « région » qui pouvait servir de base aux spécialistes de l’espace asiatique pour penser des ensembles spatiaux plus fertiles pour la recherche. Maurice Aymard faisait malicieusement remarquer que si Braudel avait emprunté aux États-Unis les vertus interdisciplinaires des « aires culturelles » pour la VIe section de l’EPHE, il n’avait justement pas appliqué un tel cadre d’analyse pour la Méditerranée [16]. Enfin, si la recherche française a produit sa propre critique des « aires culturelles », elle en a également forgé sa propre conception. Ceci a bien été illustré par un vigoureux plaidoyer de la part d’Yves Chevrier pour qui « réfléchir sur les cultures et l’étude des cultures, ce n’est plus réfléchir seulement sur des lieux autres […], c’est réfléchir sur le monde […], un monde qui se présente, dans sa totalité, y compris dans son ancien centre euro-occidental, comme un assemblage d’aires culturelles et historiques […]. La recherche sur les aires culturelles apparaît comme le lieu même à partir duquel se composent les enjeux les plus généraux des sciences humaines » [17]. En ce sens, le véritable enjeu que posent les sciences humaines et sociales à une nation souhaitant être une véritable actrice du processus de globalisation n’est-il pas d’être capable de former des spécialistes des aires culturelles et de l’histoire globale, réellement capables de définir leurs objets, mais aussi de rencontrer des historiographies non occidentales ? N’est-ce pas là que réside notre capacité à sortir de nos vieux schémas européocentrés et à mieux appréhender le monde qui se construit aujourd’hui et dont le centre de gravité est indéniablement en train de déplacer ?
Bernard Thomann, « Histoire et mondialisation »,
La Vie des idées
, 2 octobre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Histoire-et-mondialisation-449
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[2] Source : Christophe Charle, « Les historiens français de la période moderne et contemporaine. Essai d’autoportrait », Lettre d’information de l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine, 19, 1982, p. 8-18.
[3] Source : Daniel Roche (dir.), Répertoire des historiens français de la période moderne et contemporaine. Annuaire 2000, Paris, CNRS Edition, 2000.
[4] Christophe Charle, « Être historien en France : une nouvelle profession ? », in François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, Paris, Éditions de la MSH, 1995, cité par Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 54-4 bis, 2007, p. 14.
[5] Serge Gruzinski, « Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres connected histories », Annales. Histoire, Sciences sociales, 56e année, n°1, janvier-février 2001.
[6] Sanjay Subrahmanyam, « Du Tage au Gange au XVIe siècle : une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales. Histoire, Sciences sociales, 56e année, n°1, janvier-février 2001, p. 51-84.
[7] Alfred Crosby, The Columbian Exchange : Biological and Cultural Consequences of 1492, Wesport Conn, Greenwood, 1972.
[8] Pamela Kyle Crossley, What is Global History, Cambridge, Polity Press, 2008.
[9] Luigi Luca et Francesco Cavalli-Sforza, The Great Human Diasporas : the History of Diversity and Evolution, New York, Addison-Wesley, 1995.
[10] Immanuel Wallerstein semble néanmoins avoir nuancé sa thèse et évolué vers une critique de l’européocentrisme, comme en témoigne son article paru en 1997 dans la New Left Review : « Eurocentrism and its Avatars : The Dilemmas of Social Science », New Left Review, n° 226, 1997.
[11] Jack Goody, The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 8.
[13] Pomeranz soutient que la Chine et l’Europe occidentale avaient des niveaux de développement comparables à la fin du XVIIIe siècle et se propose ainsi de reposer la question des raisons pour lesquelles la révolution industrielle a eu lieu en Europe plutôt qu’en Chine : Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000.
[15] Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (traduit par Catherine Malamoud et préfacé par Tzvetan Todorov), Paris, Seuil, 1980 [réédition augmentée d’une préface de l’auteur (2003) au Seuil, 2005].
[16] Maurice Aymard, « De la Méditerranée à l’Asie : une comparaison nécessaire », Annales. Histoire, Sciences sociales, 56e année, n°1, janvier-février 2001, p. 43-50.
[17] Yves Chevrier, « Les aires culturelles dans les sciences de l’homme et de la société », Colloque Prospective, 24-26 septembre 2003, ateliers thématiques, CNRS (département SHS), 5669.