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Recension Philosophie

L’éthique des mondes possibles

À propos de : Richard M. Hare, Penser en morale : Entre intuition et critique, Hermann


par François Jaquet , le 21 janvier 2021


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Dans un ouvrage classique enfin traduit en français, le philosophe Richard Hare cherche à montrer que l’examen de nos concepts moraux – la « métaéthique » – doit nous conduire à adopter une morale utilitariste. Quarante ans plus tard, faut-il lui donner raison ?

Les philosophes moraux distinguent souvent l’éthique normative de la métaéthique. Tandis que la première vise à identifier le critère de l’action juste, la seconde étudie les problèmes conceptuels et ontologiques que soulève la pratique morale. Certains vont jusqu’à affirmer que les deux domaines sont parfaitement indépendants. En un sens, cette scission relève de l’évidence : l’éthique jouit d’une certaine autonomie ; ses propositions ne peuvent être dérivées de propositions non morales. De la proposition métaéthique Les raisons éthiques sont catégoriques, par exemple, on ne saurait déduire la proposition morale L’onanisme est moralement répréhensible.

D’autres estiment pourtant que l’étude des concepts moraux impose de sérieuses contraintes à l’éthique normative. Le philosophe britannique Richard Hare (1919-2002) illustre bien cette approche. Dans Penser en morale (1981), ouvrage désormais classique en langue anglaise qui vient d’être traduit, il soutient qu’en tant que tels, les philosophes devraient se cantonner à l’examen des concepts de l’éthique, mais qu’il est possible de tirer de ce dernier des leçons morales substantielles. En particulier, Hare prétend démontrer qu’une forme d’utilitarisme découle de la seule logique des concepts moraux. C’est sur cet aspect de l’ouvrage que je me focaliserai pour les besoins de cette recension [1].

La pensée morale

La métaéthique de Hare combine deux thèses sur le langage moral : le prescriptivisme et l’universalisabilité. D’après le prescriptivisme, les énoncés moraux ont pour fonction non pas de représenter une quelconque réalité morale mais de prescrire des comportements. En clair, ils impliquent des impératifs (p. 105). L’énoncé « Vous devez porter un masque », par exemple, implique l’impératif « Portez un masque ! ». De même, l’énoncé « Le blasphème est immoral » implique l’impératif « Ne blasphémons pas ! ». Hare appuie cette thèse sur une intuition linguistique : les énoncés « Vous devez porter un masque, mais n’en faites rien ! » et « Le blasphème est immoral, mais blasphémons ! » lui paraissent contradictoires.

Selon l’universalisabilité, les énoncés moraux impliquent des énoncés identiques pour tous les cas identiques dans leurs propriétés universelles (p. 226-227). Au sens qui nous intéresse, une propriété est universelle dès lors qu’elle peut être attribuée via un prédicat qui ne contient pas de désignateur rigide, qui référerait à un individu autrement que par la description. La propriété d’avoir de petites mains est donc universelle, contrairement à celle d’être l’époux de Melania Trump. Supposons que vous instanciiez les propriétés universelles F, G, …, Z. L’énoncé « Vous devez porter un masque » impliquera alors l’énoncé « Quiconque instancie les propriétés F, G,…, Z devrait porter un masque ». À l’instar du prescriptivisme, l’universalisabilité repose sur une intuition linguistique : l’énoncé « Vous devez porter un masque, mais je ne devrais pas le faire si je partageais vos propriétés universelles » semble contradictoire.

À ces deux thèses sur le langage moral, Hare ajoute deux conditions au sujet de la pensée prescriptive. Premièrement, une contrainte de sincérité : on ne peut énoncer sincèrement un impératif que si l’on préfère qu’il soit suivi d’effet, car « avoir une préférence, c’est accepter une prescription » (p. 199). Ainsi, il me faut désirer que ma mère me passe le sel pour pouvoir lui demander sincèrement « Passez-moi donc le sel, Maman ! ».

Deuxièmement, le « principe de réflexion conditionnelle [2] » : nécessairement, si je me représente un monde possible dans lequel je désire que P et que je sache ce que cela me ferait alors de désirer que P, je désire, dans le monde actuel, que P soit le cas dans cet autre monde possible (p. 206). En toute transparence, je n’apprécie guère Rafael Nadal. Il y a néanmoins un lointain monde possible dans lequel je désire qu’il remporte Roland Garros. Le principe de réflexion conditionnelle implique alors que, si je me représente ce monde possible et parviens à savoir ce que cela m’y fait de vouloir que Rafael Nadal remporte Roland Garros, alors je désire maintenant qu’il remporte Roland Garros dans ce monde possible [3].

Une preuve de l’utilitarisme

Fort de ces quatre thèses, Hare défend une théorie proche de l’utilitarisme des préférences, d’après lequel un acte est juste si et seulement s’il maximise la satisfaction des désirs (ou préférences – la distinction est ici sans importance). Voici en substance son argument. Supposons que :

(1) Je peux sincèrement affirmer : « Donald devrait porter un masque. »

Supposons aussi que Donald instancie les propriétés universelles F, G, …, Z. En vertu de l’universalisabilité, il s’ensuit que :

(2) Je peux sincèrement affirmer : « Quiconque instancie les propriétés F, G, …, Z devrait porter un masque. »

En vertu du prescriptivisme :

(3) Je peux sincèrement affirmer : « Que quiconque instancie les propriétés F, G, …, Z porte un masque ! »

Et en vertu de la contrainte de sincérité :

(4) Je peux désirer que quiconque instancie les propriétés F, G, …, Z porte un masque.

Jusqu’ici, tout va bien. Mais il reste une étape – la plus complexe, à vrai dire.

Pour nous simplifier la tâche, admettons que deux personnes seulement sont impliquées : Donald et moi. Donald instancie les propriétés F, G, …, Z dans le monde actuel ; je les instancie dans un autre monde possible. D’après la proposition (4), je peux donc désirer que lui et moi portions un masque, chacun dans le monde où il a les propriétés en question. Voyons ce que cela suppose.

Je désire déjà que Donald porte un masque dans le monde actuel. Il convient donc que je forme un désir pour l’autre monde possible : soit que j’y porte un masque, soit que je n’y porte pas de masque. Or, dans cet autre monde possible, j’instancie les propriétés F, G, …, Z, parmi lesquelles figure le désir de ne pas porter de masque. Il s’agit donc de former un désir pour un monde possible où je ne veux pas porter de masque et, afin que ce désir soit informé, que je le forme sachant ce que cela ferait de ne pas vouloir porter de masque.

Intervient alors le principe de réflexion conditionnelle. Supposons que je me représente cet autre monde possible assez fidèlement pour savoir ce que cela m’y fait de ne pas vouloir porter de masque. Je désire alors forcément ne pas y porter de masque. Je dispose à présent de deux désirs : un désir pour le monde actuel (que Donald y porte un masque) et un désir pour l’autre monde possible (que je n’y porte pas de masque). Et ma préférence que quiconque instancie les propriétés F, G, …, Z porte un masque n’est autre que la somme de ces deux désirs.

Par voie de conséquence, je peux désirer que quiconque possède les propriétés F, G, …, Z porte un masque seulement si mon désir pour le monde actuel (que Donald y porte un masque) est plus fort que mon désir pour l’autre monde possible (que je n’y porte pas de masque). Puisque mon désir pour l’autre monde possible est identique au désir de Donald, ceci sera le cas seulement si mon désir pour le monde actuel est plus fort que celui de Donald. Autrement dit, seulement si :

(5) Donald maximiserait la satisfaction des préférences en portant un masque.

En somme, je peux sincèrement affirmer que Donald devrait porter un masque seulement si, ce faisant, il maximiserait la satisfaction des préférences. Plus généralement, je peux sincèrement affirmer qu’un acte est juste seulement s’il maximise la satisfaction des préférences.

Objections

Cette défense de l’utilitarisme a le mérite de l’élégance, mais elle pose plusieurs problèmes. J’en mentionnerai deux, qui concernent respectivement le prescriptivisme et le principe de réflexion conditionnelle.

L’argument mobilisé par Hare en faveur du prescriptivisme est assez invraisemblable. À la lecture du célèbre article « Famine, Affluence, and Morality », il se pourrait que vous soyez convaincus par la thèse qu’y défend Peter Singer mais pensiez « Certes, nous devrions donner 30 % de nos revenus à des œuvres de charité, mais gardons-en 80 % ! Nous mangerons davantage de caviar. » Vous auriez peut-être tort, mais votre manquement serait alors éthique plutôt que logique. Car, s’il trahirait votre faiblesse morale, cet énoncé n’en paraît pas moins cohérent. À en croire nos intuitions linguistiques, les énoncés moraux n’impliquent donc pas des impératifs ; ils ne sont pas prescriptifs.

C’est aussi ce que suggère le célèbre « problème de Frege-Geach ». Considérons ce modus ponens :

(6) Le blasphème est immoral.

(7) Or, si le blasphème est immoral, Dieu est susceptible.

(8) Donc Dieu est susceptible.

L’argument est manifestement valide. C’est donc que la signification de l’expression « le blasphème est immoral » est constante d’une prémisse à l’autre. Puisque les prescriptivistes affirment qu’elle est prescriptive dans la première prémisse, ils doivent par conséquent en dire autant de la seconde. Mais, de toute évidence, cette implication est absurde : on peut clairement souscrire à la proposition (7) sans rien prescrire.

Le principe de réflexion conditionnelle n’est pas plus vraisemblable. Il soulève deux difficultés. Premièrement, il prête le flanc aux contre-exemples. Ainsi, je peux bien imaginer ce que cela fait que de voter RN. Pour autant, parce que je juge immoral de donner sa voix à l’extrême droite, je ne souhaite pas voter RN même pour le cas contrefactuel où je souhaiterais le faire.

Deuxièmement, le principe suppose qu’une certaine croyance garantit la présence d’un certain désir : si vous savez ce que cela fait que d’avoir une certaine préférence, vous désirerez nécessairement que cette préférence soit satisfaite si vous l’aviez. Or ce présupposé contredit l’idée, à laquelle Hare souscrit par ailleurs, d’un gouffre entre les croyances et les désirs.

Hare est conscient du second problème. Malheureusement, la solution qu’il lui apporte laisse à désirer. Elle consiste à dire que le pronom « je » et, partant, les énoncés qui le contiennent sont prescriptifs, si bien que savoir ce que cela me ferait si je souhaitais voter RN n’est pas une croyance mais un désir (p. 207-208, 402). Rien d’étonnant alors à ce que cet état engendre une préférence [4]. N’hésitez pas à m’écrire si vous voyez quel impératif découle de l’énoncé « Hier, j’ai mangé une pomme ».

Une traduction parfois approximative

Les objections auxquelles se heurte la théorie de Hare suffisent à expliquer le relatif oubli dont elle fait l’objet dans les débats contemporains. Son importance historique justifie cependant amplement cette traduction française de Moral Thinking. Dans l’ensemble, la mission est accomplie. Il faut le souligner, car elle n’était pas facilitée par l’immense attention portée par Hare au langage – et donc à la langue anglaise en particulier.

Inévitablement, la traduction comprend toutefois quelques inexactitudes, dont certaines pourraient entraver la compréhension d’une théorie déjà difficile d’accès. Notamment, trois implications du principe de réflexion conditionnelle sont incompréhensibles une fois traduites [5]. Ces erreurs sont d’autant plus regrettables que ce principe, qui joue un rôle crucial dans l’argumentation de Hare, est souvent mal interprété.

En outre, les abondantes notes des traducteurs, qui apporteront un éclairage bienvenu aux lecteurs francophones, comportent elles aussi quelques maladresses surprenantes. Comme quand l’utilitarisme de l’acte est opposé à l’utilitarisme des préférences, puis, quelques lignes plus loin, confondu avec une forme d’égoïsme (p. 122). Cela fait beaucoup pour une note censée répondre aux « philosophes qui critiquent l’utilitarisme sans le connaître » [6].

Enfin, un mystère demeure : pourquoi avoir traduit le titre original, Moral Thinking, par le pompeux Penser en morale ? La plus littérale traduction La pensée morale n’aurait-elle pas fait l’affaire ? Mais relativisons. Dans un monde possible peut-être proche, on trouve sur les rayons des librairies françaises l’ouvrage Penser la morale.

Richard M. Hare, Penser en morale : Entre intuition et critique, trad. fr. de Malik Bozzo-Rey, Jean-Pierre Cléro et Claire Wrobel. Paris, Hermann, 2020. 496 p., 38 €.

par François Jaquet, le 21 janvier 2021

Pour citer cet article :

François Jaquet, « L’éthique des mondes possibles », La Vie des idées , 21 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Hare-Penser-en-morale

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1L’autre apport significatif de l’ouvrage consiste en la distinction qu’opère Hare entre deux niveaux de la pensée morale : le niveau intuitif (que nous mobilisons dans les contextes délibératifs de la vie quotidienne) et le niveau critique (auquel nous faisons appel dans les moments plus réflexifs où nous sélectionnons les principes de niveau intuitif).

[2Qui doit cette appellation à Allan Gibbard (cf. son article «  Hare’s Analysis of ‘Ought’ and its Implications  », dans N. Fotion (éd.), Hare and Critics : Essays on Moral Thinking, 57-72).

[3La sémantique des mondes possibles est une manière de formaliser les énoncés contrefactuels. Si je souhaitais que Nadal remporte Roland Garros, le Grand Chelem serait un tournoi de rugby. Autrement dit : dans le monde possible le plus proche dans lequel je souhaite que Nadal remporte Roland Garros, le Grand Chelem est un tournoi de rugby.

[4Pour justifier cette idée, Hare se contente bizarrement de réaffirmer le principe de réflexion conditionnelle : «  En m’identifiant à une personne, réellement ou hypothétiquement, je m’identifie à ses prescriptions. Pour être plus explicite, me représenter à la place de la personne qui est sur le point d’aller chez le dentiste, c’est avoir maintenant la préférence qu’il ne devrait pas souffrir comme je crois qu’il va souffrir  » (p. 207-208).

[5Ainsi, à la page 210, «  if it would be me, I do now have the same aversion to having it done as he now has   » devient «  si c’était moi, j’aurais maintenant la même aversion à me trouver dans la situation où il se trouve présentement  ». L’indicatif s’étant muté en conditionnel, on comprend difficilement que c’est dans le monde actuel que j’ai la préférence en question. On trouve des problèmes similaires aux pages 230 et 233.

[6Contrairement à l’utilitarisme de la règle, qui évalue les actes à l’aune de l’utilité des règles qu’ils satisfont, l’utilitarisme de l’acte les évalue selon leur propre utilité. Ceux qui le connaissent savent donc qu’il est tout à fait compatible avec une conception du bien-être comme satisfaction des préférences et aussi favorable à l’impartialité que l’utilitarisme de la règle.

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