Le massacre rituel commis par les Natchez à l’encontre de plusieurs centaines de colons français en Louisiane, le 28 novembre 1729, est le point de départ d’une violence coloniale exercée sur une tribu jusqu’à sa quasi-disparition.
Le massacre rituel commis par les Natchez à l’encontre de plusieurs centaines de colons français en Louisiane, le 28 novembre 1729, est le point de départ d’une violence coloniale exercée sur une tribu jusqu’à sa quasi-disparition.
Gilles Havard, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-France, publie un ouvrage majeur pour saisir l’histoire des violences de masse. Depuis le XVIe siècle, une part non négligeable de la production historique a dénoncé les violences et exactions de la colonisation européenne, de la Brève destruction des Indes de Bartolomé de Las Casas aux travaux contemporains qui y appliquent le paradigme génocidaire [1]. Aussi, la quasi-disparition de la nation indienne des Natchez, vivant dans la basse vallée du Mississipi, près de la colonie française de la Nouvelle-Orléans, serait une énième illustration de ce processus de domination impérialiste. En réussissant à découvrir les points de vue des Amérindiens, cette enquête montre, au contraire, l’hybridation relative de cette société coloniale et les violences spécifiques qui en découlèrent.
Le massacre de 237 colons, dont 36 femmes et 56 enfants, le 28 novembre 1729 par les Natchez est à l’origine de la tragédie. Cette tuerie fut une surprise, en rupture avec la coexistence entre les deux communautés, établie depuis une trentaine d’années. Les représailles françaises aboutirent à la dispersion des Natchez. Les contemporains interprétèrent la tuerie comme une révolte, qui passa à la postérité grâce à la plume de Chateaubriand. « Or, inventorier l’ensemble des actes guerriers amérindiens dirigés contre les colons sous les labels génériques de “résistance“ ou de révolte, souligne Gilles Havard, empêche de réfléchir aux formes proprement culturelles de l’exercice de la violence » (p. 31).
À toutes les époques, dans les témoignages au sujet du massacre, la stupéfaction devant l’événement jugé inattendu et des atrocités singulières sont mises en valeur. Face à cette sidération, l’historien se doit de réinscrire la soudaineté de l’événement dans une histoire sociopolitique plus longue, à la recherche des tensions souterraines des communautés [2]. Aussi Gilles Havard inscrit la tuerie dans l’histoire longue des Natchez relevant de la culture « Plaquemine » des Indiens du Mississipi (XIe-XVIe siècle), définie par des temples édifiés sur des tertres, dans celle de la culture européenne des colons et enfin dans celle, bien plus courte, de la colonie française. Trois convictions méthodologiques guident son enquête : reconstituer l’épaisseur culturelle du monde autochtone ; caractériser les interrelations tantôt pacifiques, tantôt destructrices entre Natchez, Français et esclaves amérindiens et africains, également évoqués ; examiner, enfin, des récits de colons, à travers la rivalité de leurs auteurs et de leur perception européenne. Quatre sections chronologiques organisent l’ouvrage : l’établissement français (1699-1729) ; le massacre des Français ; les guerres des gouverneurs Étienne Perier et de Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville provoquant la dispersion des Natchez (1730-1776) ; la déportation et l’invisibilisation des Natchez. L’historien raconte ainsi le destin d’un peuple de 4000 individus, de la fin du XVIIe siècle jusqu’à nos jours.
Au cœur de cette histoire, le massacre du 28 novembre 1729. Gilles Havard en dévoile les ressorts, qui sont extraordinaires. L’idée force de l’ouvrage est d’inscrire cette tuerie dans la violence rituelle de la religion Natchez. Lors du décès de l’un de leurs chefs, le Soleil, les proches et domestiques doivent s’auto-sacrifier pour accompagner le défunt dans l’au-delà, un « pays délicieux et abondant ». Or le dernier Grand Soleil, souverain suprême des soleils de chaque village, est mort en 1728. Les victimes du massacre auraient ainsi constitué des « morts d’accompagnement », marque d’une relative intégration des colons dans la société autochtone. Cependant, l’historien ne sous-estime pas les tensions plus classiques de cohabitation entre les deux partis, scandées par des épisodes d’affrontement, rapidement apaisés. La tuerie serait ainsi une hybridation d’une violence religieuse et d’un acte de guerre civile. Le massacre, écrit Gilles Havard, « s’apparente à une guerre domestique et à un acte ritualisé visant à affirmer une relation de proximité avec un parent soumis aux règles collectives du groupes » (p. 235).
Pour aboutir à une telle démonstration, l’historien déploie son art sur son corpus, miracle documentaire par les informations qu’il offre. Il confronte les témoignages, montre la compétition de leurs auteurs et repère les stéréotypes européens du massacre : la révolte, la conjuration et la guerre civile. Par exemple, le planteur de tabac Antoine-Simon Le Page du Pratz interprète le massacre comme un complot préparé de longue date contre les colons. Il justifie la thèse de cette conjuration en s’appuyant sur ce qu’une mère d’un roi Soleil lui aurait secrètement dévoilé. Selon du Pratz, en tant que femme explique l’Amérindienne, elle ne pouvait pas prendre part au coup d’éclat et en outre, ajouta-t-elle, si elle en avait été informée, elle aurait protesté contre ce terrible projet. L’argument du récit, apparemment cohérent, ne correspond pourtant pas aux relations familiales dans la société Natchez. Il n’existe pas, en effet, de lien privilégié entre un souverain et sa mère au nom du sang. Autrement dit, la notion de « reine mère » est absente de cette société indienne. En revanche, ce schéma interprétatif d’une crise politique fondé sur le conflit intrafamilial est central dans la tragédie du Grand Siècle. Notre témoin du Pratz nous livre donc là une projection occidentale sur les événements.
Par une méthode aussi fine, cette fois ethnographique, Gilles Havard donne sens à certains actes massacreurs. Par exemple, les tueurs éventrèrent des Européennes enceintes. Le chercheur pourrait interpréter cette cruauté à la lumière des guerres de Religion où les perpétrateurs infligeaient de tel supplice pour afficher publiquement leur refus d’une descendance des hérétiques. En vérité l’éventrement renvoie au motif amérindien de l’anti-naissance : le bébé à naître a droit aussi à sa propre mort et à son Salut dans l’autre monde. De même, Gilles Havard montre comment l’exposition des têtes décapitées des « officiers » vis-à-vis de celles des simples « habitants » réplique la société duale natchez qui distingue les Nobles et les Puants.
Les représailles coloniales sont analysées dans la même perspective de caractérisation des pratiques guerrières, cette fois européennes. Gilles Harvard montre le basculement d’une systématisation de la violence, issue de la « culture du carnage », telle qu’elle s’affirme dans la tactique militaire sur le vieux continent à la fin du XVIIe siècle. L’historien relève la stratégie française de la loi du talion à l’encontre des Amérindiens hostiles. Les fuyards, réfugiés notamment dans les villages Chicacha sont traqués comme dans une « chasse à l’homme ». Cependant, les Natchez captifs ne sont pas sommairement exécutés comme les Schenappans allemands l’étaient dans le Palatinat dans les années 1680. La notion éthique et juridique du droit des gens s’affirme au siècle des Lumières. Dans l’espace colonial, il est aussi bien plus profitable de faire des vaincus des esclaves déportés dans les plantations de Saint-Domingue. À partir de 1743, les Natchez ne sont plus une question française. Ils se sont dispersés au Nord-Ouest, sous domination britannique. Désormais, ils constituent une diaspora au sein d’autres nations indiennes, principalement les Cherokee en Caroline du Nord et les Creek en Alabama.
Dans la dernière partie de son enquête, Gilles Havard découvre les traces du « dernier Natchez » dans l’histoire étasunienne. Si Hutke Fields, le dernier Grand Soleil vivant autoproclamé, affirme que 211 000 Creek et Cherokee sont susceptibles de se réclamer de sa nation, ceux qui revendiquent cette origine sont, en réalité, quelques centaines. N’étant pas reconnue comme une tribu officielle et ayant partagé au cours du XIXe siècle les déportations des nations indiennes hôtes, dans l’actuel Oklahoma, la dispersion initiale a été recouverte par les traumas historiques ultérieurs. Autrement dit, le massacre de 1729 et de la guerre des années 1730 et 1740 ne sont pas fondateurs dans la mémoire historique natchez.
Dans le premier XXe siècle, la collaboration entre l’anthropologue John Reed Swanton et des locuteurs natchez, puis le renouveau identitaire amérindien des années 1960 aux années 1980, aboutissent à la revitalisation de cérémonies natchez, à l’exemple de la danse dite des « Moustiques », pratiquée jadis lors de la fête de la récolte du maïs.
Cependant, en ce début du XXIe siècle, les Natchez n’ont toujours pas obtenu de reconnaissance officielle. De manière paradoxale, l’historien montre comment cette compétition au sein du monde amérindien tourne aujourd’hui autour du « degré de sang indien », alors que cette idéologie du sang est, à l’origine, étrangère à la culture amérindienne. La dispute de l’héritage généalogique « racialisé » va jusqu’à frapper Hutke Field. L’historien conclut dans un épilogue, de manière plus optimiste. Une cérémonie de réconciliation franco-natchez est envisagée sur le site du Grand Village, à Natchez, dans l’État du Mississipi. Cette commémoration restaurerait un passé largement effacé par les traumatismes ultérieurs que les Natchez endurèrent au milieu d’autres nations indiennes, au cours du XIXe siècle.
Cet ouvrage est essentiel dans l’historiographie de la Nouvelle-France, des civilisations amérindiennes mais aussi pour celle des violences de masse. Il restitue non seulement la complexité de l’événement massacreur, mais aussi une totalité sociale. La rigueur du traitement du corpus permet le déploiement d’une multiplicité de points de vue où l’on retrouve les perpétrateurs, les bystanders et les victimes, toujours saisis dans leur agentivité. L’interprétation qui met au jour le rôle prédominant du facteur religieux dans le massacre initial, repose sur une description sociale et ethnographique des plus fines. Enfin, l’auteur est aussi historien, sensible à la dynamique chronologique des violences et de ses mémoires. Le riche appareil critique de l’ouvrage illustre la méthode : de nombreuses cartes, des annexes biographiques et une chronologie.
L’auteur a aussi un style. Il nous emmène dans l’univers des récits de voyage, à partir d’une énigme qu’il déplie au cours de sa narration. Ses descriptions exotiques et sans pathos nous rappellent les aventures de John Smith et de Pocahontas, mais aussi celles, terribles, de Charles Marlow dans Au Cœur des ténèbres. À l’aide d’une riche iconographie, le lecteur accompagne le Grand Soleil, les gouverneurs et Hutke Field, mais aussi les plus humbles des Natchez qui survivent, lors des dispersions successives. À aucun moment, l’auteur ne juge les protagonistes, mais présente les logiques de leurs actes, de manière scientifique.
L’enquête est, enfin, un modèle d’interdisciplinarité entre anthropologie et histoire. La première nourrit la thèse eschatologique du coup d’éclat sanglant de 1729. À cet égard, cette grammaire rappellera l’ouvrage fondamental de Denis Crouzet au sujet du massacre de la Saint-Barthélemy grâce auquel la part sacrée de la tuerie fut révélée [3]. Quant à l’histoire, l’enchaînement causal des violences et l’accumulation de leurs mémoires, au cœur de l’ouvrage, éclairent notablement le devenir des Natchez.
par , le 30 avril
David El Kenz, « Les ressorts d’un massacre », La Vie des idées , 30 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Gilles-Havard-Les-Natchez
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[1] Élise Marienstras, « Guerres, massacres ou génocides ? Réflexions historiographiques sur la question du génocide des Amérindiens », dans David El Kenz (dir.), Le Massacre, objet d’histoire, Paris, Gallimard, 2005, p. 275-302.
[2] Jean-Clément Martin, « Massacres, tueries, exécutions et meurtres de masse pendant la Révolution, quelles grilles d’analyse ? », La Révolution française [En ligne], Les massacres aux temps des Révolutions, mis en ligne le 08 janvier 2011. URL : http://lrf.revues.org/index201.html
[3] Denis, Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion vers 1525 – vers 1610, (1e éd. 1990), Seyssel, Champ Vallon, 2022.