De sa première enquête en Angola jusqu’au Mali, en passant par l’Afghanistan, le Kurdistan et la Syrie, Gilles Dorronsoro n’a cessé d’analyser, avec les outils des sciences sociales, les conflits armés contemporains. Auteur de plusieurs monographies [1], il offre aujourd’hui une théorie générale des guerres civiles. À partir de ses propres enquêtes menées depuis la fin des années 1980, de celles des chercheuses et chercheurs réunis dans le projet ERC « Social dynamics of civil wars », et d’une belle sélection d’enquêtes de première main sur les guerres civiles du monde entier depuis 1945, il formule des hypothèses fortes sur la genèse, les dynamiques et les effets des guerres civiles. Des hypothèses dont il espère qu’elles offriront un questionnaire scientifique commun aux enquêtes de terrain à venir, et auxquelles il prête une utilité sociale plus vaste, car « les mauvaises idées tuent [2] ». À l’heure où le spectre de la guerre civile est agité dans l’espace public, y compris dans les sociétés pacifiées, la lecture de cet ouvrage s’impose.
Les dynamiques des guerres civiles à l’ère de la stabilité des frontières internationales
Le plus grand des maux est avant tout une entreprise de définition des guerres civiles contemporaines. Parce que cette locution se répand dans les discours d’acteurs politiques, militaires ou encore culturels, mais aussi parce que la définition donnée aux conflits délimite les bases de données sur lesquelles s’appuient la plupart des travaux comparatifs, Gilles Dorronsoro indique rigoureusement ce qu’est, et n’est pas, aujourd’hui, une guerre civile. Il propose pour ce faire un bornage chronologique « étroit » (p. 19) : la période contemporaine qu’il prend pour objet débute à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et même après les guerres de décolonisation des années 1960-70. Son postulat, crucial pour rendre compte des dynamiques des guerres civiles contemporaines, est qu’elles sont conduites dans un état du système international caractérisé par la stabilité des frontières étatiques. S’ils ne disposent pas toujours du monopole de la violence physique légitime sur leur territoire, depuis 1945 les États se voient en revanche reconnaître le « monopole de la représentation internationale » (p. 23). Sans nier que la conquête territoriale a été légitimée dans des déclarations récentes de Donald Trump, ni qu’elle est actuellement mise en œuvre par Israël et la Russie, Gilles Dorronsoro précise qu’il est « prématuré d’envisager une rupture totale avec l’ordre actuel » (p. 202).
Cet ordre international libéral, né après 1945 et fondé sur le multilatéralisme et le respect de normes partagées, conditionne les guerres civiles contemporaines que l’auteur définit soigneusement : « Au sein de la catégorie plus générale des crises structurelles, la guerre civile ne se singularise ni par la contestation de l’État ni par l’usage de la violence, mais par une situation d’équilibre – instable et provisoire – entre des ordres sociaux en concurrence sur un même territoire national » (p. 23). Un ordre social se caractérise par l’existence d’une autorité politique, d’une bureaucratie, et d’une régulation du droit et de la violence. En guerre civile, la garantie de stabilité des frontières internationales « favorise une relation agonistique, sans compromis, entre les belligérants » (p. 24) : lorsque l’État n’est plus en mesure de réguler la violence, le droit et les marchés sur l’ensemble de son territoire, il produit des milices et un droit d’exception, tout comme les insurgés forment des institutions, des bureaucraties et des corps d’hommes en armes. Gilles Dorronsoro affirme que la compétition violente entre ces ordres sociaux transforme l’espace social, mais aussi les comportements des individus. En outre, le système international renforce les contraintes externes avec lesquelles composent les belligérants (ressources et interventions extérieures, normes internationales) et détermine les modalités et la fin des guerres civiles qui apparaissent ainsi pleinement comme des « phénomènes transnationaux » (p. 195).
Cette théorie prend appui sur des constats largement partagés dans la sociologie politique francophone des guerres, mais encore peu présents au-delà. L’auteur réfute d’abord les grilles de lecture déterministes et culturalistes des conflits armés : ils ne commencent pas « par le bas », mus par des supposées haines ethniques ou religieuses, en un mot, identitaires, mais sont des projets politiques et sociaux [3] portés par des organisations politico-militaires et/ou des mobilisations de masse. Parmi les conditions favorables à l’éclatement d’une guerre civile, plutôt que de s’appuyer sur des indicateurs socio-économiques chiffrés, l’auteur insiste sur des processus sociaux au centre desquels se trouve l’État et qui font de la guerre civile « le risque accepté d’une stratégie de conquête du pouvoir » (p. 106). Il prend en outre ses distances par rapport à la grille de lecture en termes de choix rationnels en termes de choix rationnel : les guerres civiles ne sont pas mues par « l’avidité des rebelles » [4], même si la concentration des ressources et l’économie politique internationale y jouent un rôle central.
Les transformations de l’espace social en guerre civile
Gilles Dorronsoro adosse sa théorie générale des guerres civiles à un parti pris méthodologique exigeant – celui de l’enquête de terrain conduite en situation, en vertu du « privilège épistémologique de l’observation [5] » (p. 52-53). Son questionnement central porte sur ce que les guerres civiles font à l’espace social, plus précisément aux inégalités et aux relations entre les différents champs sociaux. Il avance que la compétition armée entre des ordres sociaux entraîne la création de nouvelles institutions politiques, religieuses, culturelles, économiques ou encore scolaires, d’où découle une modification de la valeur des capitaux et une transformation des hiérarchies sociales. Le capital politique acquiert une place dominante, ainsi que le capital identitaire, ce qui fait surgir des mobilités sociales « improbables » (p. 129). La guerre civile produit ainsi selon lui « la division, la disparition ou l’émergence de groupes sociaux » (p. 130). Elle prive soudain la vie quotidienne de sa lisibilité et contraint les individus à déployer des tactiques nouvelles de présentation de soi ou encore de déplacement (p. 140).
Pour rendre compte de ces dynamiques, l’auteur décrit la formation des bureaucraties insurgées, tant leur degré de rationalisation, leur travail d’encadrement social et leur capacité à concentrer des ressources lui semblent déterminer leur succès, bien plus que l’éventuel soutien populaire. Mais ‘l’horizon’ des guerres civiles contemporaines reste ‘la réunification du territoire national’ (p. 243), le plus souvent autour des forces gouvernementales. L’État ne sort pas pour autant renforcé par la guerre, destructrice de bien de ses ressources et institutions (p. 261).
Revenant en conclusion sur ce que les guerres civiles nous apprennent de la domination politique dans les sociétés pacifiées, Gilles Dorronsoro cherche à comprendre la multiplication des mises en scène du risque de guerre civile, en France ou encore aux États-Unis. Sa réponse repose sur la convergence des mutations politiques au Nord et des transformations en cours de l’ordre international. Dans la montée des mouvements anti-démocratiques, le recul des libertés publiques, le discrédit des institutions politiques, médiatiques et scientifiques, la fascination pour les « hommes forts », le mépris du droit et le nationalisme racialisé, il lit un « tournant schmittien » caractérisé par la dénonciation d’un ennemi intérieur et la légitimation de la guerre (p. 273-275). S’il estime que l’éclatement d’une guerre civile dans les pays du Nord est improbable du fait de la supériorité des forces armées étatiques et de l’absence de soutien international aux éventuels insurgés, les discours annonciateurs de guerre civile diffusent en revanche « l’idée d’une division fondamentale de la société en groupes adverses – autochtones contre allochtones – (…) généralement pour stigmatiser les minorités » (p. 276). Sa conclusion est aussi convaincante que glaçante : « le spectre qui hante nos sociétés n’est rien d’autre que cette peur qui nourrit, sous le nom de guerre civile, le fantasme d’un effondrement de la civilisation et justifie la réalité du tournant autoritaire » (p. 277).
Envisager la pesanteur du social
Sans jamais renoncer à la nuance malgré un format relativement court, Gilles Dorronsoro prend des positions fortes sur nombre de questions, depuis les logiques de la radicalisation violente jusqu’aux effets de l’aide internationale. Une thèse centrale de l’ouvrage est ainsi que les guerres civiles contemporaines « ne dévoilent pas la vérité des rapports sociaux, mais constituent des moments de transformation morphologique des sociétés qui favorisent l’émergence de clivages inédits, la formation de nouvelles institutions et une remise en cause des hiérarchies sociales » (p. 12-13). L’auteur conteste ainsi l’approche continuiste des conflits qui signale la porosité entre temps de guerre et temps de paix, et la robustesse, jusque dans les situations extraordinaires, des institutions sociales [6]. S’il ne fait aucun doute que les guerres civiles sont des situations largement illisibles et que s’y déploient des institutions et projets politiques et sociaux rompant avec l’ordre existant, on ne saurait faire abstraction des continuités relatives de certaines institutions, normes et catégories sociales. Ces continuités importent car la victoire d’un groupe insurgé tient non seulement à sa capacité à concentrer des ressources et à rationaliser sa bureaucratie, mais aussi peut-être à mobiliser des savoir-faire et catégories institués, déjà là.
Pour exemple, dans son ouvrage sur la Yougoslavie en guerre (1941-45) [7], Xavier Bougarel avance que la victoire du Parti Communiste yougoslave tient au fait que la guerre avait transformé le Parti, contraint par les pertes militaires à ouvrir ses portes à des cadres moyens issus de la paysannerie, et transformé les paysans, politisés dans la guerre. Or c’est parce que le Parti a construit son programme de « fraternité et unité » en référence aux normes sociales anciennes de bon voisinage, c’est parce qu’il s’est appuyé sur « les institutions et élites traditionnelles [8] » et sur le calendrier religieux local, qu’il est parvenu à recruter des cadres moyens paysans et à politiser la paysannerie yougoslave. C’est en outre sur la durée, via des enquêtes de terrain dans la longue sortie de guerre, que l’on peut observer si la formation d’une communauté d’expérience (anciens combattants, déplacés, réfugiés…) est synonyme d’émergence d’un groupe social, ou encore saisir les effets du nettoyage ethnique sur les identifications. Penser ensemble les transformations et la robustesse d’institutions en guerre civile peut nous prémunir contre l’illusion de la tabula rasa qui imprègne bien des programmes internationaux mis en œuvre suite à un accord de paix, présupposant que les institutions politiques et sociales antérieures au conflit sont obsolètes et que les projets politiques des belligérants ont abouti.
Gilles Dorronsoro affirme en outre que « les guerres civiles sont des moments de transformation des dispositions » (p. 151), notamment sous l’effet des « traumatismes » provoqués par la violence subie, exercée ou observée. En situation de guerre civile, tout extraordinaire soit-elle, fait-on vraiment l’impensable [9] ? La dénégation du poids des dispositions antérieures procède peut-être de la méthode privilégiée par l’auteur. La valeur heuristique de l’enquête de terrain ne fait pas de doute, mais l’observation directe ne permet pas de faire de suivi de cohorte ni de réaliser des entretiens biographiques approfondis, dans ce contexte où la présentation de soi est enjeu de vie ou de mort. D’autres méthodes permettraient peut-être de saisir l’activation de rapports préalables à l’État et aux institutions, le déploiement de liens familiaux, amicaux ou de clientèle distendus par le conflit mais pas rompus par lui, l’endurance de normes sociales (telles que la civilité en Bosnie-Herzégovine [10]), autrement dit des continuités auxquelles les transformations de l’espace social en guerre civile font écran. On ne peut toutefois que défendre l’enquête in situ, actuellement en voie de disparition, tant cet ouvrage magistral démontre sa contribution majeure à la compréhension de ce que sont les guerres civiles contemporaines – et de ce qu’elles ne sont pas.
Gilles Dorronsoro, Le plus grand des maux. Sociologie des guerres civiles, Paris, CNRS Éditions, 2025, 304 p., 25 €.