Vous croyiez qu’un arbre se limite à des branches et des feuilles ? Entrez donc dans le monde fascinant des épicéas, des tilleuls et des chênes, une forêt d’entraide et de concurrence où les arbres s’épanouissent grâce à mille ingéniosités.
Vous croyiez qu’un arbre se limite à des branches et des feuilles ? Entrez donc dans le monde fascinant des épicéas, des tilleuls et des chênes, une forêt d’entraide et de concurrence où les arbres s’épanouissent grâce à mille ingéniosités.
Dans Le Seigneur des anneaux, J. R. R. Tolkien imagine des personnages ressemblant à des arbres, les Ents, qui veillent sur les forêts. S’ils se déplacent et communiquent, ce n’est que très lentement. Pure fantaisie que les Ents ? Pas si sûr, à lire l’ouvrage du forestier allemand Peter Wohlleben, qui nous invite à reconsidérer notre conception « végétative » des arbres.
D’abord, quelques données fascinantes. Une souche dont le tronc a été coupé il y a quatre ou cinq siècles reste vivante, grâce aux échanges avec les arbres voisins. Comme le révèle la datation au carbone 14, un épicéa de Dalécarlie, en Suède, a atteint l’âge stupéfiant de 9 550 ans. Le faux tremble de la Fishlake National Forest, aux États-Unis, possède un système racinaire qui couvre 43 hectares et compte 40 000 troncs.
Un arbre, ce sont des feuilles, des branches et des racines, mais ce sont aussi les champignons avec lesquels ces racines vivent en symbiose pour coloniser le sol, les contacts avec les racines d’arbres de la même espèce, les échanges d’éléments nutritifs et d’information qui en découlent. Pour sa formation, le tronc mobilise une quantité considérable d’énergie, mais c’est le moyen d’avoir accès, avant les autres végétaux, à la lumière nécessaire à la photosynthèse, et d’échapper aux herbivores.
Ce tronc constitue une performance peu banale. Encore aujourd’hui, on ignore comment la sève brute – eau et minéraux puisés dans le sol par les racines – peut atteindre le sommet à 15, à 25, voire à 40 mètres de haut. Constitué de bois, soit un tissu inerte de cellules mortes, il est la proie des champignons et des bactéries. Il en va de même des tissus vivants, dont la richesse en nutriments attise la convoitise.
Pour se protéger, l’arbre secrète un tissu extrêmement résistant : l’écorce. Que l’écorce vienne à être endommagée, et une course-poursuite s’engage. L’arbre doit tenter de la reconstituer avant que les tissus inertes ne soient sérieusement abîmés et colonisés. La vigueur de l’arbre constitue un élément décisif. Un arbre fragilisé (par un tassement de sol, un stress hydrique ou tout autre événement climatique) risque de perdre la partie.
Autre problème, physique : l’exposition au vent, dont la poussée, lors des tempêtes, peut atteindre 200 tonnes. Les arbres ayant eu une croissance sans accroc possèdent un coefficient de pénétration dans l’air meilleur que celui des voitures les plus performantes, à condition de ne plus avoir de feuilles ! D’où l’intérêt de les perdre à l’automne, mais aussi le danger des tornades estivales.
Les arbres se révèlent des êtres sociaux capables d’entraide, et la forêt constitue le bon niveau d’observation. Ils forment des communautés et ont co-évolué dans et pour cet environnement. Ainsi, les arbres produisent leur propre environnement protecteur. En cas de tempête, la diversité des troncs va accentuer la résistance. Les arbres n’oscillent pas de la même manière, s’entrechoquent et atténuent ainsi réciproquement les oscillations et les risques d’arrachement. Une monoculture de clones est beaucoup plus sensible aux tornades qu’une forêt naturelle dense.
En cas d’attaque d’insectes, un sujet va secréter des toxines amères qui dissuadent l’ennemi de poursuivre. Elles vont susciter, chez les arbres voisins de la même espèce, la production des mêmes toxines, les protégeant par avance de l’attaque. On peut parler d’un « système d’alerte ». On soupçonne également le transfert de messages électriques dans les membranes des racines. Enfin, il est fréquent qu’un arbre-parent nourrisse par voie racinaire les arbres rejetons qui sont à proximité et qui attendent, à l’ombre, la chute d’un grand arbre pour prendre leur essor. Une sorte de pouponnière, pour assurer le renouvellement en temps utile.
N’imaginons pas, cependant, une communauté d’altruistes. Les différentes espèces d’arbres sont en concurrence permanente pour l’accès à la lumière. Dans les régions du nord de l’Europe, le hêtre impose sa domination. Capable de pousser à l’ombre des autres arbres, il les surpasse en taille à l’âge adulte et intercepte sans pitié 97 % de la lumière. Comment les autres espèces sont-elles parvenues à coexister ? Le hêtre a ses faiblesses et ses exigences, qui laissent des fenêtres d’opportunité.
L’if supporte l’ombre et peut vivre mille ans ; il attend le moment où un grand voisin meurt, pour profiter d’un siècle de lumière à l’issue duquel il patientera de nouveau. L’aulne ou le saule se satisfont d’avoir fréquemment les pieds sous l’eau et abondent dans les zones inondables. Les pins supportent les grands froids. La stratégie du bouleau est simple : ses graines sont exceptionnellement légères et se propagent sur des dizaines de kilomètres, profitant du premier espace lumineux pour grandir et se multiplier à une vitesse inégalée. Dès lors, quand il est surclassé par des collègues plus lents et plus puissants, il a déjà rempli sa mission reproductive. Le chêne, enfin, est un formidable opportuniste qui se satisfait de conditions très diverses.
Chacun se trouve une place dans le temps et dans l’espace, donnant à la forêt une grande stabilité.
À l’exception des arbres pionniers comme le bouleau ou le tilleul, les arbres aiment pousser en forêt au sein de leur communauté et sont en situation de stress dès qu’ils sont isolés. Nous avons donc préféré, pour les arbres urbains, les espèces pionnières qui s’accommodent mieux des conditions agressives (chaleur, pollution, solitude). Or ces espèces pionnières ont comme point commun de produire en abondance des graines très légères nécessaires à la colonisation, au grand dam des allergiques !
Les forêts, c’est connu, jouent un rôle majeur à la fois dans la constitution de l’atmosphère et dans la régulation du climat. Mais elles ont également une fonction cruciale dans le régime des pluies. L’eau des nuages formés au-dessus de l’océan ne pénètre guère plus de 600 km dans les masses continentales. Les forêts, par leur rôle dans la constitution des sols, stockent l’eau dans les parties continentales, puis, par évapotranspiration, forment des nuages continentaux qui pénètrent plus avant et permettent la formation d’une nouvelle forêt qui poursuit la colonisation naturelle. Un front hydrique forestier s’avance à la conquête des continents.
En détruisant les forêts côtières, l’homme provoque la régression de ce front hydrique et, à terme, le dessèchement de l’ensemble des continents. Le phénomène est déjà perceptible en Australie et en Amazonie, et il a probablement contribué, en Chine, au processus de désertification qui s’accélère aujourd’hui. Pour arrêter la désertification, il faut donc commencer par replanter les zones côtières.
Le fonctionnement des forêts est encore moins connu que celui des fonds océaniques, et les connaissances accumulées ces dernières années ont profondément ébranlé les théories forestières. Parmi les idées reçues que Peter Wohlleben dissipe, il y a celle selon laquelle une plantation de jeunes arbres (moins de 100 ans) serait plus productive qu’une formation d’arbres mûrs (plus de 100 ans). En fait, les arbres continuent en permanence de grossir, sinon de grandir, et la masse de matière organique produite par hectare est plus grande dans les forêts naturelles que dans les forêts artificielles, dont les arbres sont en général coupés relativement jeunes (entre 50 et 120 ans selon les espèces) pour la consommation humaine.
Peter Wohlleben plaide donc avec efficacité pour une foresterie plus douce – la futaie jardinée, qu’il considère comme l’équivalent forestier de l’agriculture biologique – et la préservation de zones de forêt laissées à leur évolution naturelle. Il plaide aussi pour une reconnaissance par la loi du caractère vivant des arbres. On ne peut que le suivre sur ce point, tout en regrettant qu’il n’ait pas conduit une analyse globale sur l’usage du bois dans le monde et la surconsommation de produits forestiers – notamment de papier –, même s’il l’évoque brièvement en fin d’ouvrage.
La gestion durable des forêts d’Europe ne doit pas se faire au détriment des forêts équatoriales. Notre boulimie de papier et de carton est en cause et, pour reprendre la hiérarchie mise en place par l’association négaWatt en matière d’énergie, l’ordre des priorités devrait être : sobriété, efficacité et gestion durable. Aucune futaie jardinée ne sera possible si nous poursuivons la société de la gabegie. C’est parce que nous économiserons les ressources que nous pourrons bien les gérer. Tout en nous sensibilisant à juste titre aux enjeux forestiers, le propos de P. Wohlleben manque de vigueur pour dénoncer le problème structurel de notre hyperconsommation.
L’une des forces du livre est de toucher notre sensibilité en tutoyant l’anthropomorphisme. L’arbre ressent, souffre, communique. A-t-il un cerveau, se demande Peter Wohlleben ? Le procédé est efficace, mais le problème n’est-il pas pris par le mauvais bout ? Convaincre les hommes que les plantes (après les animaux) leur ressemblent constitue un contre-sens. Ce ne sont pas les arbres et les animaux qui nous ressemblent, c’est nous qui appartenons à la grande cohorte des êtres vivants et partageons des traits communs.
Les êtres vivants entretiennent des relations avec leur environnement, relations physiques, chimiques, biologiques. Aucun ne peut faire l’économie, faute de disparaître en tant qu’espèce, de réagir aux changements de cet environnement, ce qui veut dire disposer de capteurs, adapter sa physiologie, interagir avec d’autres organismes. La manière dont l’homme communique avec son environnement et ses proches – par le regard, la pensée consciente, la parole, la formation de sentiments – est une modalité de cette aptitude générale du vivant.
Le problème n’est donc pas de savoir si les arbres « ressentent » ou « pensent » de manière plus ou moins similaire aux hommes, mais de situer la façon propre à l’homme de percevoir et de traiter l’information dans la diversité des solutions. Un peu d’anthropomorphisme peut nous aider à sortir de notre cocon narcissique, mais cet anthropomorphisme demeure une séquelle de notre anthropocentrisme. Ce ne sont pas les êtres vivants qui sont comme les hommes, ce sont les hommes qui appartiennent au monde du vivant.
Cette remarque mise à part, la lecture de ce livre – remarquablement traduit – nous permettra de vivre avec encore plus d’intensité et de respect notre prochaine randonnée en forêt. L’auteur fait salutairement œuvre de vulgarisation et met en valeur les nombreux travaux qui, sans lui, seraient restés inconnus du public. P. Wohlleben (nom qui se traduit en français par « bonne vie ») agit en la matière comme un mycélium intellectuel reliant les arbres de la connaissance. On n’est pas très loin du grand frêne Yggdrasil, dont la mythologie nordique assure qu’Odin en obtint, contre un œil, la clairvoyance.
par , le 19 juin 2017
Matthieu Calame, « Génial comme un arbre », La Vie des idées , 19 juin 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Genial-comme-un-arbre
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