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Recension

Frontières de genre, frontières de race

À propos de : R. Brubaker, Trans : Gender and Race in an Age of Unsettled Identities, Princeton UP


par Sarah Mazouz , le 20 avril 2018


Dans un ouvrage incisif, dense et stimulant, le sociologue Rogers Brubaker s’interroge sur les raisons qui font que, dans les États-Unis aujourd’hui, l’acceptation sociale des situations transgenres n’a pas d’équivalent dans les cas « transraciaux ».

Pensé par son auteur comme un essai exploratoire et non comme une monographie, ce livre est servi par un dispositif théorique imaginatif et une écriture claire autant qu’élégante [1]. Son point de départ est la réception politique, médiatique et, pour une part, scientifique, différente, de deux cas, celui de la transition M-to-F c’est-à-dire d’homme à femme de Bruce/Caitlyn Jenner et de l’identification comme africaine-américaine de Rachel Dolezal.

En juin 2015, William Bruce Jenner, athlète connu pour avoir remporté la médaille d’or pour les épreuves du décathlon aux Jeux olympiques de Montréal en 1976 et membre par alliance de la très médiatique famille Kardashian, entame sa transition et devient Caitlyn Jenner. Au même moment, les parents de Rachel Dolezal, alors présidente de la section de Spokane (État de Washington) de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), révèlent qu’elle n’est pas noire, comme elle l’a toujours affirmé, mais blanche. Cette nouvelle fait scandale. Rachel Dolezal proteste en expliquant qu’elle s’est toujours sentie noire. Mais, elle est obligée de démissionner de ses fonctions à la NAACP. Ces deux affaires sont d’emblée mises en relation dans les médias et les réseaux sociaux, la question étant : si Caitlyn Jenner peut être reconnue comme transgenre, Rachel Dolezal peut-elle être reconnue comme transraciale ?

Le constructivisme en question

À partir de cette controverse en forme d’analogie, R. Brubaker s’attache à examiner les modalités de fonctionnement différencié de ces deux régimes d’identification. Cet écart lui paraît d’autant plus paradoxal que les catégories raciales sont plus largement reconnues comme des constructions sociales que le sexe et le genre, où une forme de réalisme corporel peut parfois persister, et devraient par conséquent autoriser plus de fluidité et de circulation dans les identifications (p. 4). Or, c’est l’inverse qui se produit.

Ces deux affaires offrent donc à l’auteur l’occasion d’examiner le sens social des identifications raciales et de genre, en réfléchissant d’abord dans la première partie de l’ouvrage (« The Trans Moment ») sur les situations « trans » (« to think about trans  »). Le premier chapitre analyse ainsi les discours sur le changement de sexe et sur le changement de race en portant principalement son attention sur la manière dont ces discours envisagent la légitimité de ces changements. Se dégagent alors trois types de positions : les essentialistes, qui voient dans le genre et la race des données naturelles, les volontaristes, qui pensent que les identités de genre et de race peuvent être modifiées, et ceux qui combinent volontarisme pour le genre et essentialisme pour la race.

Mais la confrontation de ces deux cas recèle également une portée heuristique comme le montre la seconde partie du livre, « Thinking with Trans ». R. Brubaker distingue en effet trois types de situations « trans » pour penser le transracial à partir du transgenre. « The trans of migration » correspond au fait de passer d’une catégorie établie à une autre, le plus souvent grâce à de la chirurgie et à un traitement hormonal. « The trans of between » désigne une oscillation ou un positionnement ambigu entre les deux catégories établies alors que « the trans of beyond » refuse les catégories existantes et appelle à les dépasser. Or, si les cas Jenner et Dolezal correspondent au « trans of migration » — bien que cette dernière dise ne pas avoir pris de traitement pour paraître noire —, les limites de l’analogie entre transracial et transgenre qu’ils révèlent servent à montrer, selon R. Brubaker, la persistance d’une conception objectiviste de la race.

C’est sans doute là que réside la principale critique à adresser à l’argumentation de R. Brubaker. L’affaire Dolezal ne met pas tant en lumière la persistance d’une conception essentialiste de la catégorisation raciale que le régime de légitimation différencié des identifications raciales par rapport à celui qui opère dans le cas des situations transgenres.

Si une position constructiviste peut se confondre sur le plan logique avec une inconditionnalité des identifications — le fait d’être racialisé comme africain-américain étant un construit social et non un donné biologique, il devrait être possible de se définir librement comme tel —, elle ne signifie pas pour autant que toute identification comme africain-américain est acceptable ; ce que met en lumière le cas Dolezal. En d’autres termes, avoir une approche constructiviste de la race n’exclut pas d’en avoir une conception substantiviste qui définit de manière stricte les conditions d’appartenance à tel ou tel groupe racialisé. Et le scandale suscité par l’identification de Rachel Dolezal comme africaine-américaine rappelle bien indirectement à quelles conditions, dans le contexte particulier des États-Unis, une personne peut être légitimement reconnue comme telle. On regrette d’ailleurs que R. Brubaker ne précise pas à cette occasion que les enjeux auraient été, au moins pour une part, différents si R. Dolezal avait revendiqué une racialisation comme latina ou comme asiatique.

Pris dans la confusion que laisse planer le could entre la possibilité logique et la permission morale, le raisonnement de R. Brubaker rabat l’un sur l’autre ces deux plans. Il mêle ainsi les logiques de production des catégories et les régimes d’acceptabilité des identifications, ou, pour reprendre à la philosophie son vocabulaire, l’ontologie et l’axiologie [2].

L’affaire Dolezal n’est donc pas une remise en cause du caractère construit de catégories raciales, mais bien plutôt celle de la légitimité d’une identification qui ne s’inscrit pas dans les critères produits par l’histoire des rapports sociaux, ici entre Noirs et Blancs aux États-Unis. Et le fait qu’il n’y ait pas de fluctuation absolue des identifications ne signifie pas pour autant le retour nécessaire à une forme d’essentialisme ou de réalisme des catégorisations.

Des régimes de subjectivité distincts

Pourtant, l’argument principal de R. Brubaker pour distinguer les identifications transraciales des identifications transgenres est bien de rappeler qu’elles obéissent à des logiques où la question du choix par opposition au donné biologique joue de manière différente. En effet, dans le cas de l’identification sexuelle et de genre, il est admis que le choix est personnel, qu’il relève d’une réalité psychologique individuelle qui peut être disjointe des données corporelles initiales (p. 7). La transition d’un sexe à l’autre va ainsi venir mettre en conformité l’apparence physique avec le ressenti psychologique. C’est d’ailleurs pourquoi certaines personnes transgenres préfèrent parler de confirmation de genre ou de sexe (« gender or sex confirmation ») plutôt que de changement de sexe ou de genre (« gender or sex reassignment »).

En revanche, l’identification raciale ne tient pas qu’à un choix individuel. Comme le rappelle la prise de position de la Native American and Indigenous Studies Association lors de l’affaire Dolezal (citée p. 63), elle ne peut se faire sans la reconnaissance par les autres membres du groupe de celui ou celle qui s’en revendique :

L’appartenance ne tient pas seulement aux sentiments individuels – l’enjeu n’est pas simplement qui on revendique être, mais aussi qui vous revendique [comme membre du groupe].

Dans le cas de l’identification comme africain-américain, l’héritage historique est, aux États-Unis, le principal critère de reconnaissance puisque, pour être considéré comme tel, il est nécessaire d’avoir eu des ancêtres esclaves et non pas seulement noirs (ce qui montre d’ailleurs que l’héritage, s’il lui est lié, ne se confond pas systématiquement avec l’hérédité). On se souvient d’ailleurs à ce titre de la manière dont la question s’est posée dans le cas de Barack Obama en 2008 au moment de sa première candidature à l’élection présidentielle. Étant le fils d’un Kenyan, il était noir sans pouvoir se revendiquer directement comme africain-américain et ce n’est que fort de son mariage à une afro-descendante qu’il a pu se rattacher à cette histoire. Ainsi, à la différence du sexe et du genre, l’identification raciale nécessite de manière principielle une inscription dans l’histoire commune et collective du groupe dans lequel on se reconnaît.

En ce sens, ces deux types de changement d’identité ne sont pas légitimés de la même manière parce que l’authenticité de l’identification ne se mesure pas à l’aune des mêmes critères. Dans les cas transgenres, seule la parole de la personne concernée compte puisque le moteur d’un changement de sexe est une exigence d’authenticité personnelle et psychologique. En revanche, il ne suffit pas de s’identifier aux Africains-Américains pour pouvoir s’identifier comme tel. Sans la reconnaissance préalable des autres membres du groupe dont on se revendique et qui fonctionne dans ce cas comme une authentification, la transformation physique passe pour une forme d’imposture. Or, dans le cas de Rachel Dolezal, la question de l’usurpation est d’autant plus forte que le caractère trompeur de son identification et par conséquent de son apparence physique a fait l’objet d’une révélation par un tiers — en l’occurrence ses parents. On s’étonne d’ailleurs que R. Brubaker n’ait pas pris le temps d’exposer la structuration différenciée des deux affaires en en historicisant davantage les enjeux. Le cas Bruce/Caitlyn Jenner fonctionne comme une confession qui permet du reste de jouer sur les thèmes de la franchise ou de la sincérité de l’intéressé. e. C’est au contraire une révélation ou un type particulier d’outing qui touche Rachel Dolezal. Dans ce cas, avoir menti sur son identité vient s’ajouter alors à la condamnation morale de s’être fait passer pour membre d’un groupe minoritaire et victime de l’histoire des États-Unis alors même que l’on fait partie du groupe qui en a été l’oppresseur.

Par ailleurs, il aurait sans doute été intéressant de replacer les modalités d’acceptation distinctes de ces deux cas dans l’histoire de la thématisation de la question trans dans les luttes liées au genre et à la sexualité et dans les combats antiracistes. Les premières — ou du moins une partie d’entre elles — ont affirmé la fluidité des catégories et la possible circulation d’une identité à une autre comme l’un des principaux instruments de remise en cause d’un ordre social genré et de ses hiérarchies.

En revanche, le changement de race n’est pas un enjeu central des mouvements antiracistes, d’abord parce que, historiquement, le soupçon a toujours pesé sur les situations transraciales : les Africains-Américains se faisant passer pour blancs étant perçus comme des traîtres à la cause par leurs congénères et comme des usurpateurs par les tenant. e. s de l’ordre raciste ; les Blancs s’identifiant aux Africains-Américains [3] étant pour leur part accusés de se racheter facilement ou taxés d’opportunisme. C’est la raison pour laquelle les mouvements antiracistes ont visé non tant la circulation entre des catégories racialisantes que le dépassement d’un ordre social héritier d’un système raciste au moyen de politiques de reconnaissance visant à la valorisation d’identités stigmatisées et disqualifiées et de politiques de justice ayant pour but de corriger les traitements discriminatoires subis par les membres des minorités raciales.

Les limites de l’analogie

C’est bien l’homologie structurale entre race et genre, notamment parce qu’il s’agit dans les deux cas de rapports de pouvoir qui se manifestent dans des catégories hiérarchisées construites socialement et historiquement et qui mettent en jeu de manière distincte et variable le corps, qui invite à interroger la similarité des cas Jenner et Dolezal. Toutefois — et c’est là la limite de l’analyse proposée ici par R. Brubaker — que l’analogie entre une situation transgenre et une situation transraciale soit pensable et concevable sur le plan des logiques de productions catégorielles ne signifie pas pour autant que les deux cas soient socialement reçus comme aussi acceptables ou légitimes. Plus encore, tout l’intérêt de cette mise en vis-à-vis est bien de mettre au jour les effets sociaux et subjectifs différenciés qui apparaissent quand on passe du registre de la construction des catégories à celui de l’identification.

Recensé : Rogers Burbaker, Trans : Gender and Race in an Age of Unsettled Identities, Princeton, Princeton University Press, 2016, 256 p.

par Sarah Mazouz, le 20 avril 2018

Aller plus loin

  « Symposium : Rogers Brubaker’s Trans : Gender and Race in a Age of Unsettled Identies », Ethnic and Racial Studies, vol. 40, n° 8, 2017, p. 1298-1329.
  Rogers Brubaker, « Thinking with Trans : Response to my Critics », Ethnic and Racial Studies, vol. 40, n° 8, 2017, p. 1330-1336.

Pour citer cet article :

Sarah Mazouz, « Frontières de genre, frontières de race », La Vie des idées , 20 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Frontieres-de-genre-frontieres-de-race

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Notes

[1Cette recension a bénéficié des discussions et de l’environnement scientifique offerts par le programme Global-Race financé par l’ANR et dirigé par Patrick Simon.

[2Sur ce point, voir Sébastien Chauvin, « Possibility, Legitimacy and the New Ontologies of Choice : A comment on Brubaker », Ethnic and Racial Studies, 40/8, 2017, p. 1320-1329.

[3Dans l’histoire, les cas d’identification des Blancs comme Africains-Américains furent quasi inexistants, d’où le choix de cette formulation dans cette occurrence précise.

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