Virilisation de la femme ou féminisation d’un corps réputé « viril » ? Lente et pourtant irrésistible est la féminisation de la police française. Geneviève Pruvost en narre l’histoire, négligée par les mouvements féministes, en prenant appui sur l’anthropologie et les études de genre. L’occasion de s’interroger sur l’image de la virilité associée à l’État-nation moderne.
Recensé : Geneviève Pruvost, De la sergote à la femme flic, une autre histoire de l’institution policière (1935-2005), Paris, La Découverte, 2008. 308 p., 25€.
« La police, un métier d’homme ». Le slogan de l’affiche publicitaire pour le recrutement des agents en 1972 ne choquerait sans doute toujours pas aujourd’hui, tant les liens entre ordre, virilité et force publique, inscrits dans la longue durée, semblent encore évidents. Ce serait pourtant oublier le phénomène essentiel de la féminisation de l’institution policière au cours du XXe siècle, en France comme ailleurs. Il s’agit en effet, comme l’explique Geneviève Pruvost, d’un fait « anthropologique inédit ». Le port féminin des armes, leur usage ou encore l’accès au commandement des hommes, souvent considérés comme des monopoles masculins, en sont les traits les plus manifestes. Surtout, cette insertion s’opère, non pendant une révolution (qui est généralement un temps particulier d’ouverture politique pour les femmes), mais en temps de paix, dans la durée et elle ne s’accompagne pas d’une spécialisation structurante des femmes policiers. Ce mouvement lent, en cours de normalisation, est donc une transformation profonde. Le phénomène est mieux connu dans le monde anglo-saxon, pionnier en matière d’études sur le genre et la police, moins en France, où les chercheurs se concentrent plus sur les victimes des métiers d’ordre. Pour combler cette lacune, l’auteur mobilise tour à tour, toujours avec pertinence, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie ou les apports des gender studies. Elle aborde ainsi, dans leur interrelation, les policier(e)s, les logiques de l’organisation policière, celles des gouvernements, les échos médiatiques ou les réactions de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile, sans jamais oublier les mutations sociales plus amples dans lesquelles ils s’inscrivent. La démarche permet alors de dégager trois configurations, aux articulations décalées, qui invitent à (re)penser ensemble l’accès des femmes aux métiers policiers, les dynamiques spécifiques de l’institution comme des définitions de ses missions, avec les mutations sociales et politiques de la France de l’entre-deux-guerre à nos jours.
1935-1968 : une féminisation cantonnée
Les débuts de la féminisation renvoient à un contexte précis : l’après-guerre, marquée par un ébranlement relatif des genres, et la capitale, où les forces policières, sous l’autorité de la Préfecture de police, sont plus nombreuses qu’ailleurs. L’initiative relève du Conseil National des Femmes Française, une association féministe réformiste (les féministes radicales ne s’intéressent alors pas à ces questions), et des relais qu’elle trouve au sein du Conseil municipal. Pour contrer les résistances policières, l’argumentaire s’y adapte et propose que les futures femmes policières s’occupent en priorité de l’assistance des femmes, des vagabonds et des mineurs. Il faut toutefois attendre une génération, et l’intérêt nouveau de l’opinion publique aux questions de l’enfance, pour surmonter l’inertie du conseil municipal et la méfiance policière : le 31 décembre 1935 est finalement créée une brigade de vingt assistantes financée par la ville de Paris.
Ces arrivantes sont surqualifiées par rapport à leurs collègues gardiens de la paix (elles doivent être assistantes sociales). Leur tenue se compose d’un écusson, d’une jupe longue, d’un chapeau et de talons, et cherche à combiner féminité et autorité. Leur droit de police est très partiel : elles peuvent arrêter, mais non porter les armes. Enfin, elles ont une vocation publicitaire. La transgression des genres suscite des images médiatiques variées, entre amazone, pacificatrice et hystérique. Mais ces discours contribuent aussi à la plus grande familiarisation de cette figure féminine.
Comme souvent en matière de police, la continuité l’emporte pendant la guerre, le régime de Vichy puis la libération. Associés à l’image de femmes exerçant un métier de femme, leur salaire et leur statut s’améliorent même, bien que les effectifs restent bas et que la spécialisation dans la protection des mineurs soit renforcée. Sous la IVe République, des tentatives de féminisation de la police, à l’échelle nationale cette fois, sont lancées. Mais les projets déposés à l’Assemblée, notamment par les femmes membres du MRP, échouent. Le parti s’occupe peu des questions de police, la IVe République s’intéresse plus à l’éducation et à la sécurité sociale. Enfin, dans le cadre de l’épuration d’après-guerre et de la déstabilisation provoquée par la collaboration, l’institution policière connaît un réinvestissement dans une définition plus virile de l’esprit de corps policier.
Les premières modifications viennent des assistantes de police parisiennes : bien insérées dans la profession policière, et quoique leur voix ne fasse pas débat dans l’opinion, elles parviennent à satisfaire certaines revendications en termes de salaire ou de statut. En 1952, le diplôme d’assistante sociale n’est plus nécessaire et en 1960, les assistantes sont versées dans un grade équivalent à celui d’inspecteurs. Pour le reste, le fonctionnement de la brigade mixte des mineurs, dite « brigade biberon », change peu. Elle peut apparaître comme un laboratoire policier à part dans la Préfecture de police, notamment en terme de prévention. Mais cette spécialisation va aussi à l’encontre de la polyvalence policière qui s’affirme avec la professionnalisation des corps, polyvalence caractérisée par la nécessité de faire du maintien de l’ordre, perçu comme un trait viril. En ce sens, l’insertion des femmes dans la profession est bien limitée et leur pleine entrée dans le monde policier conceptuellement impossible.
1968-1983 : la révolution silencieuse
Le changement est lent, et la date de 1968 ne doit pas tromper : la première mutation d’importance a lieu en janvier et elle est administrative. L’étatisation de la police nationale en juillet 1964 impose en effet une harmonisation des spécificités de la Préfecture de police (dont la féminisation d’une partie des effectifs de la brigade des mineurs) et de la Sûreté nationale. Finalement, le décret du 29 janvier 1968 opte pour un recrutement égalitaire. Certes, le nombre de place réservées aux femmes reste limité, mais la formation comme l’entraînement physique sont désormais mixtes. Quelques pionnières intègrent même d’autres services que la brigade des mineurs, qui reste la destination privilégiée. Cette féminisation des premiers concours nationaux, fait majeur, reste toutefois discret dans la presse ou à la télévision.
Les motifs de la féminisation s’insèrent évidemment aussi dans un environnement plus large. Les évènements de mai 68 sont marqués par une forte contestation de la violence d’État, au sein des policiers eux-mêmes, on l’a oublié, mais aussi de l’opinion, qui demande une police plus préventive et soucieuse du citoyen. Les années 1970 sont marquées malgré cela par un retour à l’ordre et une définition répressive de la police. Mais les transformations culturelles de mai agissent à plus long terme : les nouvelles générations de policiers sont plus rétives à l’autorité, et la diffusion de la mode vestimentaire, à des fins de discrétion policière (jean, cheveux longs), ou encore le bricolage de l’activité quotidienne facilitent la plus grande mixité.
Peu à peu, des corps jusque-là très masculins s’ouvrent aux femmes. Cela n’est pas lié aux féministes, très anti-policières, mais au « féminisme d’État » et aux promesses de campagnes du président Valéry Giscard d’Estaing. Le nouveau pouvoir se charge ainsi de féminiser les postes et concours emblématiques. Le premier est le prestigieux corps des commissaires de police en 1974, qui fait l’objet d’une vaste campagne de communication. Le concours des gardiens de la paix, pourtant détenteurs visible du monopole de la force physique, s’ouvre également en juillet 1978. Le fait est cette fois plus discret. Surtout, le maintien de forts quotas, à chaque fois, ne pose pas de problème. Ils ne sont pas remis en cause par l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Mais Yvette Roudy, à la tête du premier ministère au droit des femmes, les détourne et les utilise pour rassurer l’institution tout en augmentant sensiblement le nombre de places réservées aux femmes. Bien sûr, une telle levée de verrous n’est possible que dans la mesure où elle trouve une utilité dans une institution soucieuse avant tout d’efficacité : la féminisation de la police correspond alors à une forte interrogation interne sur ses missions, notamment en matière de prévention. Seul résiste le seuil des CRS, non évoqué par les partis, défendu par l’institution, intériorisé par les arrivantes, tu par les médias.
Ces nouvelles actrices rencontrent un fort écho médiatique dans les années 1980-1990, les discours hésitant entre les idées d’une civilisation de la police ou d’une virilisation des femmes. Le rôle des nouvelles policières, soumises à la même formation, plus surveillées et contraintes à l’ « exemplarité », ne doit pas non plus être négligé pour comprendre l’acquisition de cette nouvelle place. L’ouverture est donc réelle, mais à nuancer : si la France ne met pas en place de division sexuelle du travail policier, le taux de féminisation reste bas. De plus, il reste le problème des quotas et la persistance du monopole masculin des CRS.
1983-2005 : Reconnaissance et ambiguïté
Les années 1980 ouvrent une phase de stabilisation des compromis antérieurs. Elle est cette fois prise en charge par les femmes policières elles-mêmes, au sein de structures syndicales ou associatives dynamiques, comme la FASP ou l’Association des Femmes policiers de France (AFPF). Leurs revendications bénéficient par ailleurs des premières grandes enquêtes ministérielles sur les femmes policiers entre 1982 et 1988. L’argumentaire désormais fixé (les femmes plaident en faveur d’une police plus démocratique), l’environnement mieux connu, les exigences se font plus fermes. Les premières concernent le droit à la différence, une fois acquise la mixité : séparation des vestiaires, gilets pare-balle adaptés… La plupart sont validées, quoique leur réalisation soit lente.
En revanche, la levée des quotas suscite plus de résistances, les différents acteurs syndicaux et politiques demeurant plus discret sur ce point. Il faut attendre une plainte de la CFDT pour faire intervenir, au nom de l’égalité professionnelle, la Cour Européenne de la Haye. Celle-ci rend le 30 juin 1988 un arrêt qui va à l’encontre de la position française, mais il reste lettre morte. Il est appliqué le 1er janvier 1991, après qu’une maladresse de Pierre Joxe eut fait réagir la base, puis, plus difficilement, la presse. Cependant, l’abolition des quotas, justifiée par la hiérarchie comme la garantie d’une police moins violente (et non comme une avancée en matière d’égalité professionnelle), ne connaît pas de suites concrètes immédiates.
Le processus s’accélère avec le tribut du sang versé. Le 20 février 1991 et le 9 juin 1991, deux gardiennes de la paix sont tuées. Chaque fois, c’est le fait d’être « policier », plus que femme, qui soulève l’indignation. Le second décès, aux circonstances ambiguës, est notamment vite interprété par les syndicats comme le révélateur de la crise des banlieues. C’est parce qu’elle sont considérées, comme les hommes, comme des victimes de l’insécurité que les femmes vont voir la neutralisation de la différence des sexes. Profitant de l’émotion, la FASP fait pression sur le ministère de l’Intérieur et sur les différentes chambres. L’entreprise est une réussite : la plupart des revendications sont accordées (congés maternités, temps partiels, mixité des locaux), et surtout les quotas sont définitivement supprimés par le décret du 30 mars 1992. La barrière des CRS reste en revanche fermée, malgré l’obtention d’un accord sur leur féminisation en Conseil des ministres. L’abolition des quotas et l’égalité des chances une fois acquise, l’action des groupes de défense décline à partir de 1993 : la féminisation de la police n’est plus un « problème public ».
Les femmes deviennent en revanche là de plus en plus visibles dans l’imaginaire social. Loin d’exprimer une inquiétude, elles incarnent des héroïnes médiatiques : icône de la performance individuelle, croisement réussi des attributs féminin et masculin associant sourire et fermeté, répression et prévention. Bien sûr, cette évolution correspond à l’épanouissement de nouvelles images d’un homme « moderne » à la fois viril et coquet, et elle est confortée également par la modification de la sociologie de l’institution, marquée par la meilleure instruction et formation des nouvelles recrues des échelons inférieurs.
La neutralisation des attributs sexuels a cependant son envers : les affaires de harcèlement sexuel sont tus ; les bavures commises par les femmes, proportionnellement moins nombreuses que par les hommes, sont elles aussi rendues moins visibles : l’intégration empêche ainsi la prise en compte des problèmes liés à la différence des sexes .Elle reste enfin fragile. L’alternance politique correspond grosso modo à autant d’avancées et de reculs des effectifs féminins dans la police. Le basculement à droite en 2002 stoppe à nouveau l’ouverture précédente, avec l’adoption d’un indice de masse corporelle pour la sélection et l’uniformisation des tailles minimales. Ces choix visent d’abord à limiter la féminisation de la police, mais des critères communs de sélection se mettent néanmoins en place, qui ne sont plus a priori sexués. Ces hésitations montrent la complexité de l’évolution, et témoignent plus largement d’un vacillement normatif, non résolu, quant aux liens entre sexe, force physique et ordre public.
Genre, institution, société
La féminisation de la police est ainsi acquise mais les problèmes qu’elle soulève ne sont pas pleinement résolus. C’est tout l’intérêt de cette analyse en termes de configuration que d’éviter de proposer une lecture trop linéaire, qui serait pensée comme « progrès » ou « recul ». Bien au contraire, il s’agit ici de transformations à plusieurs échelles et de déplacement de problématique. L’ouvrage offre ainsi une analyse exemplaire des relations complexes qui existent entre une institution, ici policière, et la société, comprise dans leurs logiques propres comme leur historicité commune.
La conclusion élargit alors la focale : le phénomène observé en France se confirme à l’échelle internationale, même dans ses détails. La France possède sa singularité : le processus est plus tardif par rapport aux voisins européen, il n’y a pas de division sexuelle du travail et la proportion des femmes dans les postes de commandement est plus élevée. Surtout, les limites du processus restent, d’une manière générale, fortes : il n’existe pas d’espace de reconnaissance du harcèlement masculin, le nombre de femmes recrutées demeure faible et elles se heurtent au barrage persistant des services spécialisés dans l’usage de la forme la plus extrême. C’est toute l’ambiguïté du phénomène : il illustre la transformation réelle et profonde des rapports sociaux de sexe au cours du siècle, qui induit une mutation de fond dans la configuration de l’espace public comme dans la perception de l’autorité au sein de la police. Mais en même temps, l’institution conserve au fond son élément définitoire fondamental : l’usage de la force physique non négociable, en tout lieu et à toute heure, associé à une pratique masculine.
Cette conclusion forte et nuancée invite à prolonger certains questionnements. D’abord, ce qui se dénoue avec la féminisation de la police n’est-ce pas aussi, un certain type de relation entre ordre, virilité et espace public qui se cristallise à la fin du XIXe siècle, avec la fixation de l’État-nation républicain et la professionnalisation de cette forme policière ? En ce sens, il faudrait peut-être pouvoir distinguer ce qui relève de la mutation proprement anthropologique et ce qui renvoie à la mise à mal de cette association historiquement située.
Par ailleurs, ces formes ambiguës d’intégration des femmes, faites à la fois de reconnaissance et de discrimination plus discrète ne sont-elles pas, au delà du seul cas policier, révélatrices de nouvelles formes de mises à l’écart dans l’espace social, propres à cette « France invisible » soulignée par les sociologues [1] ? Parce qu’il s’agit de la police, ces partages sociaux, plus difficiles à voir et à interpréter, apparaissent peut-être plus vifs.
Enfin, si ce processus de féminisation est aussi vaste et international, et qu’il transgresse un tel interdit, ne faut-il pas s’interroger sur l’ampleur de ce qu’il sous-tend ? N’accompagne-t-il pas les modifications du rapport à l’espace et au temps, la mise à mal des États-nation, ou l’individualisation croissante des sociétés ? Dès lors, quel nouveau type de fait institutionnel une telle transformation laisse-t-elle deviner ? Et quelles formes de police, appuyées sur ce nœud identitaire de la force physique, sur ces héritages administratifs et sur ces redéfinitions fortes se dessinent-elles, dans un contexte actuel que l’on qualifie parfois de « survivance » [2] ? Autant de problèmes forts sur lesquels cet ouvrage solide, stimulant et novateur permet de se pencher.
Quentin Deluermoz, « Femmes en uniforme »,
La Vie des idées
, 7 janvier 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Femmes-en-uniforme
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