Comment retracer l’histoire des personnes d’ascendance africaine ? Les recherches d’Olivette Otele montrent combien les multiples trajectoires individuelles, ainsi que leur perception et leurs représentations, sont intimement liées à l’histoire du continent européen et aux enjeux du présent.
Invitée par le Collège de France dans le cadre du cycle Europe (consacré en 2024-2026 au thème « Afrique-Europe »), Olivette Otele y propose une série de quatre conférences sous le titre « Histoires et mémoires des Africains Européens de l’Antiquité à nos jours », du 6 au 14 novembre 2024.
Olivette Otele enseigne l’Histoire et les mémoires de l’esclavage à la School of Oriental and African Studies (SOAS), de l’université de Londres. Ses recherches portent sur l’histoire coloniale et postcoloniale et sur la mémoire de l’esclavage.
Titulaire d’un doctorat de Sorbonne Université, elle est membre de la Royal Historical Society dont elle a été la vice-présidente, et de la Learned Society of Wales, au Pays de Galles. Elle a été membre du jury du prestigieux prix littéraire International Man Booker Prize. Elle contribue régulièrement au débat public pour le Guardian, la BBC, le Times, ou encore le New Yorker. Elle’a contribué au projet Cotton Capital du Guardian en tant que consultante sur la question des réparations associées à la traite transatlantique.
Elle est l’autrice de : Histoire de l’esclavage britannique (Houdiard, 2008) et de Une histoire des Noirs d’Europe de l’Antiquité à nos jours (Albin Michel, 2022). Elle a également co-dirigé le volume Post-Conflict Memorialization avec Luisa Gandolfo et Yoav Galai (Palgrave Macmillan, 2021).
Prise de vue & montage : Ariel Suhamy.
La Vie des idées : En quoi l’histoire des Africains Européens doit-elle se prémunir du piège de « l’exceptionnalisme » contre lequel vous opérez une mise en garde ?
Olivette Otele : La question de l’exceptionnalisme est intéressante parce que bien souvent des personnes d’ascendance africaine, devenues célèbres en Europe, sont perçues comme hors norme. C’est-à-dire qu’on ne s’attendait pas à ce qu’elles arrivent à ce degré de célébrité. En même temps, le problème qui se pose c’est que, comme elles sont hors norme, elles sortent du cadre de perception que l’on a de leur communauté. En d’autres termes, elles ne représentent pas la communauté à laquelle elles appartiennent. Ou encore : ces communautés ne devraient pas produire ce type d’individus. Donc ce qui passe pour un compliment personnel renvoie ces communautés au bas de l’échelle. Il y a donc aussi par là une invisibilisation de ces communautés, expliquant que leur histoire ait été négligée ou mise à la marge de la « grande » histoire européenne telle qu’on l’entend aujourd’hui.
La Vie des idées : Que disent les perceptions et les représentations des Africains Européens par les sociétés européennes à la fin du Moyen Âge et dans la première modernité ?
Olivette Otele : J’ai voulu donner l’envie d’explorer plusieurs histoires en parlant de certains individus, et tout en suivant une chronologie en même temps que certaines thématiques : l’invisibilisation, la célébrité, ou encore le regard porté par les artistes sur ces personnes. Ce regard est souvent différent des discours locaux qui tendent à les percevoir comme asservis ou simplement inintéressantes. Les peintres, les grands maîtres notamment, leur ont au contraire donné une place assez noble et belle dans les arts.
La figure de Juan Latino est un exemple assez particulier, homme extraordinairement intelligent, il a produit une poésie qui reste considérée comme un canon, mais en même temps son ascendance africaine fait qu’il était considéré comme n’ayant pas sa place dans les milieux politiques et dans l’histoire espagnole. De son vivant, Juan Latino tente de rallier plusieurs factions, les catholiques, peut-être les maures, et il négocie constamment sa place au sein de ce milieu intellectuel et s’efforce de rassurer, pour montrer qu’il ne remet pas en question le pouvoir en place. Il reflète cette représentation à double tranchant.
La Vie des idées : Comment concevez-vous une histoire « inclusive » de l’esclavage à partir de destinées individuelles, en intégrant également des pratiques culturelles, des sources orales ou encore des artefacts ou objets rituels ?
Olivette Otele : Ce que j’entends par histoire « inclusive », c’est une façon de regarder différentes sources. L’archive, au sens large, comprend aussi bien des mémoires, des histoires orales, des objets, ou encore la source d’archives même, le livre, ou encore l’imaginaire. C’est ce qui nous permet de retrouver des voix qu’on n’entendait pas jusque-là. Cela permet aussi d’y ajouter des mythes, des religions, et donc de comprendre que l’histoire telle qu’on la conçoit avec l’archive écrite n’est pas tout – on le sait déjà, et il faut bien saisir qu’histoire et mémoires peuvent aller ensemble.
On a finalement très peu de voix des afrodescendants. Le regard est sans cesse celui, extérieur, des livres qui nous ont parlé d’eux. J’essaie d’utiliser certains objets pour raconter leurs histoires, leur donner une voix. Prenons l’exemple du Chevalier de Saint-George : on n’a pas d’écrit du chevalier, on a juste sa musique. On a aussi sa réception, ce qu’on a écrit de sa musique et des personnes qui étaient là, ce que disent les journaux en Grande-Bretagne de la rencontre avec la chevalière d’Éon par exemple. On n’a pas la propre voix de Saint-George, mais on peut deviner du fait de son courage et sa volonté de se battre qu’il s’efforçait d’imposer sa pensée et de montrer qu’il avait le droit autant que n’importe qui d’être là.
La Vie des idées : En quoi la citoyenneté, à partir de l’époque contemporaine, constitue-t-elle une reconnaissance à double tranchant, ainsi que vous le rappelez en renvoyant aux écrits des sœurs Nardal, ou encore aux représentations des figures de sportifs aujourd’hui ?
Olivette Otele : La question de la citoyenneté peut être à double tranchant en ce qu’elle est un outil de cohésion nationale, bien sûr, mais révèle aussi certains silences, certains manques. Elle permet aux sœurs Nardal d’affirmer leur identité à la fois caribéenne et française, mais elle leur permet aussi de montrer que la citoyenneté en France fonctionne à deux niveaux, avec des citoyennes de deuxième catégorie. On retrouve la même chose, par exemple, avec la patineuse artistique Surya Bonaly, lorsqu’elle se trouve constamment obligée de prouver non seulement qu’elle est bien française, mais aussi prouver d’une certaine façon qu’elle mérite la reconnaissance de la France en tant que personne s’ascendance africaine. C’est une autre illustration de l’exceptionnalisme : il faut qu’elle mérite cette citoyenneté.
En même temps, on peut retourner la question, et dire que cette citoyenneté et ses écueils nous permettent de révéler les silences français, de réexaminer la question de l’universalisme français. Qui appartient à ce « monde universel » franco-français ? En cela, la citoyenneté peut être un outil de travail, pour parler de l’identité française.
La Vie des idées : ayant travaillé sur le port de Bristol, et ayant enseigné à l’université de Bristol (2020-2022) au moment où la ville était le théâtre du déboulonnage de la statue de l’esclavagiste Edward Colston, comment concevez-vous le rôle de l’historienne dans ce contexte, et l’apport de l’histoire aux débats les plus actuels sur le trauma de l’esclavage et sur les réparations ?
Olivette Otele : J’ai effectivement fait ma thèse sur Bristol et je travaille sur ce port depuis très longtemps, et avoir un poste à Bristol m’a permis de voir les choses de près, en constatant notamment que l’université m’a recrutée pour que j’examine son passé esclavagiste, puisqu’elle a été fondée elle-même par des descendants de propriétaires de plantations. Et dans cette période où j’examinais certaines archives universitaires jusque-là privées, j’ai pu voir à la télévision certains de mes étudiants parmi les manifestants qui tiraient cette statue pour la traîner et la jeter dans la rivière…
Je me suis alors aperçue qu’on se trouvait dans une impasse. Cette statue avait fait l’objet de discussions depuis des décennies, et la nouvelle génération en a eu assez – des étudiants, mais aussi des habitants, des personnes éloignées des milieux universitaires, des membres des communautés les plus défavorisées. Cette statue dérangeait tout le monde – Edward Colston (1636-1721) ayant été un esclavagiste connu notamment pour avoir transporté de nombreux enfants dans les plantations des Caraïbes. Le déboulonnage visait donc à mettre fin à une discussion qui durait depuis très longtemps.
Une concertation s’est ensuivie locale, impliquant toute la ville, organisée par le maire, pendant des mois, sur l’avenir de cette statue. En 2014, j’avais suggéré de la mettre dans un musée, et on m’avait alors regardé avec de grands yeux en me disant qu’il fallait la laisser en place, la contextualiser avec des explications. Une fois déboulonnée, on a finalement bien décidé de la mettre dans un musée au centre de Bristol, mais symboliquement couchée, dans un coin, et en gardant les graffitis dont elle a été couverte pour signifier que cela fait partie de l’histoire – couchée pour la descendre de son piédestal, et dans un coin pour ne pas lui donner plus d’importance qu’elle n’a eue.
Le travail de l’historienne est de mettre les choses en contexte en un moment où le politique et l’historique s’entremêlent – la ministre de l’Intérieur menaçait à l’époque d’envoyer des troupes sur place, comme dans un contexte de guerre. L’historienne que je suis a rappelé que la statue avait été érigée bien après la mort de Colston, plus d’un siècle plus tard, en 1895, comme manifestation de reconnaissance des planteurs et mécènes de la ville qui ont ainsi donné plus d’importance à cet homme que la ville n’en accordait jusque-là. L’historienne met les donc les choses en contexte. Mais elle peut aussi expliquer qu’un travail de mémoire doit se faire, c’est-à-dire qu’on doit donner à la voix à d’autres, qui ont aussi porté l’histoire de Bristol.
Un autre travail relevant de la politique mémorielle se met enfin aussi en place : que faire de cet espace maintenant libre ? Faut-il remettre quelqu’un en son centre ? Il y a donc un travail de mémoire, d’histoire urbaine, d’architecture, à complètement repenser. Pour cela, le maire de Bristol Marvin Rees, qui est le premier maire noir en Grande-Bretagne, m’a demandé de travailler sur la question de l’héritage du passé, et je fais partie jusqu’à aujourd’hui de la Bristol Legacy Foundation, qui s’intéresse à ces questions non seulement en termes de mémorialisation mais aussi de réparation. J’y participe en tant qu’historienne, et j’y travaille, comme membre active, avec les communautés noires à Bristol.
Julien Le Mauff & Marie-Adeline Tavares, « Faire l’histoire des Africains Européens. Entretien avec Olivette Otele »,
La Vie des idées
, 13 novembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Faire-l-histoire-des-Africains-Europeens
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