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Recension Politique

Dossier : 2022, l’énergie du politique

Des députés en marge

À propos de : Étienne Ollion, Les candidats. Novices et professionnels de la politique, Puf


par Rémi Lefebvre , le 24 mars 2022
avec le soutien de AFSP



L’élection législative de 2017 qui a vu une victoire écrasante de La République en Marche pose la question du changement dans la profession politique. Étienne Ollion montre que « l’Assemblée Macron » n’a pas tant renouvelé les pratiques politiques, en reléguant souvent les nouveaux élus au second plan.

En science politique, l’actualité vient parfois bouleverser les résultats de la recherche et amène à remettre l’enquête sur le métier. Le politiste Etienne Ollion contribue depuis des années à renouveler la sociologie du personnel politique et de la professionnalisation politique. Quelques mois avant l’élection présidentielle de 2017, il publie avec ses collègues Julien Boelaert et Sébastien Michon une étude marquante qui actualise les connaissances sur les parlementaires (Métier : député, aux Éditions Raisons d’Agir). L’enquête porte sur cinq législatures (depuis 1978 jusque 2017) et 2400 carrières individuelles complètes reconstituées. Un de ses apports saillants est de montrer que la file d’attente avant d’accéder à l’Assemblée nationale s’est allongée. Le temps passé par un élu, un collaborateur ou un permanent est passé de 5,7 années à 11,6 pour les primo-députés. Pour intégrer l’hémicycle, il faut désormais passer par un long sas probatoire, attendre et apprendre la patience sans renoncer à la ténacité car la lutte pour la professionnalisation est de plus en plus âpre. Cet allongement est facilité par l’augmentation du marché des positions rémunérées en politique, notamment d’assistants ou de collaborateurs d’élus [1]. Être auxiliaire d’élu constitue une position d’attente, prédispose de plus en plus à devenir député et rend désirable ce mandat. Près d’un tiers des députés élus en 2012 ont ainsi occupé préalablement ce type de positions.

Et voilà que le cycle électoral « disruptif » de 2017 vient démentir cette tendance [2]. L’Assemblée nationale élue à la suite de l’élection d’Emmanuel Macron est marquée par un renouvellement massif et historique (proche de celui observée en novembre 1958 au début de la Cinquième République). Elle est composée de 72% de primo-députés, contre un tiers normalement (68% en 1958). La moyenne d’âge des députés se rajeunit nettement, passant de 56 ans en 2012 à 49 ans. Le renouvellement n’est pas social (la part des députés issus des catégories sociales supérieures n’a jamais été aussi forte) mais politique : les élus de la République en Marche ont en moyenne passé 5,7 ans en politique avant l’élection contre 20 ans pour les élus LR ou du PS. La file d’attente a fondu. Dans Les candidats. Novices et professionnels de la politique, Étienne Ollion analyse les novices à l’épreuve de l’exercice du pouvoir. Sa recherche l’amène à nuancer fortement l’argument du renouvellement. Les novices ont été la caution d’un système qui n’a pas été réellement transformé et réformé. La notion de file d’attente en sort confortée. Plus généralement, l’ouvrage propose une analyse d’ensemble de la condition politique contemporaine définie comme « le cadre social et matériel partagé dans lequel exercent et existent les hommes et femmes politiques » (p. 173).

Revisiter la question de la professionnalisation politique

La sociologie politique s’est beaucoup attachée ces dernières années à l’analyse de la professionnalisation politique. Le terme de « professionnel de la politique » se banalise dans l’univers savant mais aussi politique et fait l’objet s’usages souvent incontrôlés (cette condition, peu avouable socialement, est devenue un type social et un stigmate, dénoncé par Emmanuel Macron en 2017). La démarche d’Étienne Ollion est d’abord fondée sur une critique des ambiguïtés de ce processus et ces notions.

La professionnalisation politique désigne en premier lieu la carrière des hommes politiques, les filières et les cursus qu’ils empruntent et la sélection sociale et la longévité élective qui en découlent. Une des nouveautés observées dans le champ politique est que de plus en plus d’élus n’ont jamais vécu que de la politique (avant de vivre de leurs mandats, ils vivaient de fonctions liées à la politique). Se professionnaliser c’est ensuite tendanciellement vivre de la politique c’est-à-dire être rémunéré pour les positions électives ou institutionnelles occupées (ce qui n’est pas un phénomène nouveau puisqu’il est analysé par Max Weber dès le début du XXe siècle). La troisième dimension renvoie à l’appropriation de compétences, de savoir-faire, de savoir être et d’un ethos requis par l’occupation des positions institutionnelles. Cette professionnalité s’acquiert souvent sur le tas et demande du temps. Ces dimensions sont néanmoins rarement articulées dans l’analyse. Pour Etienne Ollion, la notion de professionnalisation est problématique car elle subsume des rapports à la politique et des trajectoires très différentes. Si une professionnalisation d’un secteur d’activité s’est développée, au sens de « l’autonomisation d’un espace doté de règles propres, de modes d’accès prioritaires » (p. 87), il y a des types très différents de « professionnels » qu’il convient de différencier. L’analyse des dynamiques d’apprentissage est aussi peu investie. Qu’est-ce que l’inscription d’un individu dans le champ politique lui fait ? Quelles pratiques produit-elle ? Quel est l’effet du temps en politique ? C’est cette démarche processuelle qui est au cœur de l’ouvrage et fonde son originalité.

La force de l’ouvrage est ici de combiner des méthodes d’analyse variées, qualitative et quantitative, rarement mobilisées conjointement. L’ouvrage s’appuie sur des données statistiques dont l’ampleur impressionne : la base de données construites depuis 1978, la sociographie de l’assemblée élue en 2017, la collecte de données sur les pratiques de l’ensemble des députés de la XVe législature (production législative, visibilité médiatique, questions écrites, réservations de salle, exercice de fonctions au parlement) traitées par une technique statistique issue de l’intelligence artificielle (les cartes auto-organisatrices), des analyses de séquences biographiques. Ces matériaux sont enrichis par des observations ethnographiques menées grâce à une autorisation d’entrée à l’Assemblée nationale et des entretiens. L’auteur tient (presque) tous les bouts de la réalité parlementaire. Deux petites faiblesses peuvent en effet être pointées : le travail en circonscription, face essentielle de l’activité parlementaire, est négligé et il manque peut-être une étude fouillée de quelques trajectoires pour donner plus de chair sociologique à l’analyse.

L’illusion d’un changement fondé sur le seul renouvellement politique

Un renouvellement politique a bien eu lieu en 2017 mais il n’a pas produit le changement escompté. C’est la thèse centrale de l’ouvrage : les novices promus à la faveur de l’élection d’Emmanuel Macron n’ont pas réussi à tirer leur épingle du jeu. Les promesses de changement par le renouvellement n’ont pas été tenues [3]. Les nouveaux élus, recrutés pour la plupart à la suite d’un appel à candidature via une plateforme numérique, ont été fortement mis en avant par la République en Marche. Leur amateurisme et leurs liens avec la société civile ont été érigés en emblèmes d’une nouvelle manière de faire de la politique. Mais à y regarder de plus près, ils n’ont pas pesé et ont été relégués au second plan de l’Assemblée nationale. Ils y occupent lors du mandat des positions subalternes, sont très peu visibles médiatiquement et sont utilisés principalement pour « faire du nombre » lors des votes et garnir les bancs de l’hémicycle (d’où le stigmate de députés « playmobils » qui leur a été assigné).

Certes l’ouvrage montre que les novices apprennent la politique, ses contraintes et ses manières de faire. Dans des pages particulièrement stimulantes, Etienne Ollion analyse l’incorporation des rythmes de la politique, son temps dilaté mais aussi ses lenteurs. Faire de la politique, c’est s’adapter à une activité totale, invasive, et à un agenda très chargé. C’est, de manière plus contre-intuitive, apprendre à attendre et à s’ennuyer, ce qui nourrit un sentiment d’inutilité, particulièrement prégnant chez les députés, cadres du privé avant leur élection. C’est accepter une mise en publicité permanente de sa vie personnelle où on « ne s’appartient plus ». C’est enfin maîtriser un univers concurrentiel, dont l’ouvrage décrit avec précision la violence, où il faut « donner des coups », apprendre à en recevoir, faire de « la popole » (la politique politicienne).

Mais si les novices apprennent et progressent, ils sont dominés dans l’institution. Par qui ? L’analyse de séquences permet d’identifier un profil de députés, nouvellement élus aussi mais qui a accumulé des ressources de l’expérience en tant qu’assistants parlementaires ou dans les cabinets ministériels (la part des anciens auxiliaires politiques parmi les députés est passée de 24% à 33% entre 2012 et 2017). Ces élus plus expérimentés ont un coup (et un temps) d’avance. Ils maitrisent les codes de l’institution et connaissent les ficelles du métier d’autant plus complexes à acquérir qu’elles sont le résultat d’une expérience pratique et d’une connaissance des arcanes de l’institution. L’assemblée telle que l’ouvrage la donne à voir est donc un espace hiérarchisé et différencié marqué par des rapports de domination que les novices subissent.

La figure du novice a marqué la représentation de la nouvelle assemblée en 2017 mais Étienne Ollion montre ainsi que la principale dynamique de changement a été un appel d’air plus qu’un renouvellement politique. La victoire d’Emmanuel Macron a ouvert une fenêtre d’opportunité pour permettre l’entrée de novices en politique mais aussi accélérer le rythme de carrières d’acteurs déjà chevronnés. Elle a ouvert brutalement un nouvel espace des possibles, une perspective de victoire aux législatives pour des acteurs qui n’avait aucune chance dans leur parti ou d’espoir d’accéder à un mandat de député. La file d’attente a été en somme contournée. Mais la politique est bien affaire d’expérience, d’apprentissage, de ressources. Le cursus honorum qui donnait une place de choix aux auxiliaires s’est reconstitué rapidement dans la nouvelle configuration institutionnelle post 2017 et le jeu parlementaire n’a donc pas fondamentalement été modifié.

Le temps passé en politique ou dans ses coulisses forme les élus. Le concept de file d’attente, boussole théorique de l’ouvrage, garde par là même sa pertinence. C’est une forme d’organisation sociale : les files d’attente « socialisent » les individus, les « sélectionnent », elles « individualisent ». Elles forment et conforment à la fois. L’attente confère un sentiment de légitimité et d’habilitation (à intervenir, se mettre en avant, prendre des responsabilités). Elle discipline et enseigne le sens des limites même si l’absence d’attente confère aussi un sentiment d’autorisation (c’est l’absence de doute qui permet d’oser).

Le déclassement du parlement : « travailler plus pour gagner moins »

Outre l’image du noviciat, l’assemblée élu en 2017 a été associée à une autre tendance, celle de la domination des catégories sociales supérieures (65% des députés y appartiennent). Or là encore Etienne Ollion amène à nuancer le phénomène. Certes il n’y avait jamais eu autant de cadres issus du privé, de diplômés du supérieur et jamais eu aussi peu d’employés et d’ouvriers dans l’hémicycle. Pourtant un processus de déclassement est à l’œuvre. L’activité parlementaire est de moins en moins attractive pour les franges supérieures des catégories favorisées. Les chiffres sont éloquents. La part des professions libérales est passée de 12 à 6% entre 1978 et 2012. La baisse des hauts fonctionnaires est elle aussi significative : on passe de 13,4% à 6,6% (de 7 à 5% pour les énarques).

Comment expliquer ce déclassement par le haut ? L’affaiblissement du parlementarisme (le député Godillot ou « playmobil ») et la défiance à l’égard du personnel politique qui jouit d’une « estime sociale » (au sens de Max Weber) de plus en plus fragile y contribuent. Mais Étienne Ollion établit avec beaucoup de rigueur et de précision d’autres facteurs. La condition de député a changé. C’est « travailler plus pour gagner moins » (p. 230). La charge du travail parlementaire s’est beaucoup accrue. Le nombre d’heures que le parlement passe en session est passé de 25 000 heures au début du XXe siècle, à 50 000 jusqu’aux années 1990 pour atteindre 60 000 heures aujourd’hui. L’Assemblée siège 125 jours par an. L’activité parlementaire est plus contraignante et contrôlée (depuis 2017 les députés déclarent publiquement leur patrimoine, l’usage de l’enveloppe de frais de représentation doit être justifié…). Or, dans le même temps, être député rapporte moins. Avec Eric Buge, Etienne Ollion a analysé le revenu des parlementaires depuis 2014. Le revenu de député est toujours celui d’une élite sociale. Entre les années 1950 et les années 2000 les députés sont parmi les 1% des Français les mieux payés. Mais depuis on observe une évolution à la baisse : les parlementaires se situent désormais dans les 3%. L’indemnité parlementaire diminue légèrement en francs constants. Ce décrochage est le résultat de la forte augmentation des hauts revenus dans les catégories sociales supérieures. A la politique, les hauts fonctionnaires préfèrent désormais les cabinets ministériels qui permettent d’envisager un pantouflage et d’accéder à des positions très rémunératrices dans le privé. La file d’attente revêt un aspect désincitatif surtout pour les individus qui jouissent d’autres alternatives de progression de carrière. Au total, le mandat de député a perdu une partie de sa noblesse. Député est peut-être en passe de devenir ce que David Graeber appelle un « bullshit job » c’est à dire une activité qui n’a guère de sens pour ceux qui la pratiquent.

L’ouvrage d’Etienne Ollion emporte la conviction par la finesse de ses analyses, la masse et la diversité des matériaux mobilisés, le dialogue constant engagé par la littérature étrangère mais aussi la fluidité du style et du raisonnement qui permet de viser une audience allant au-delà du public spécialisé. À quelques mois des élections législatives, l’actualité politique relance pourtant à nouveau une énigme. Alors même que les novices ont été relégués, peu considérés, souvent même humiliés, alors même que beaucoup d’entre eux ne voyaient leur expérience politique que comme une parenthèse, une cinquantaine seulement des députés de la majorité envisagent en février 2022 de ne pas se représenter [4]. La République en Marche tient désormais un nouveau discours. Le président de l’Assemblée nationale déclare : « En politique, le renouvellement, ce sont les idées, les projets, les pratiques, ce ne sont pas les gens » (idem). Ce qui amène à formuler de nouvelles hypothèses. Les députés sortants ont-ils pris goût au jeu ? Ont-ils accédé à une forme de confort matériel via le mandat auquel ils ne veulent pas renoncer ? (contrairement à ce qu’on a lu dans la presse, peu nombreux sont les élus qui ont perdu en niveau de vie en entrant à l’Assemblée) ? Cherchent-ils à capitaliser l’expérience accumulée ? Joueraient-ils finalement le jeu de la file d’attente ?

Étienne Ollion, Les candidats. Novices et professionnels de la politique, Paris, Puf, 2021. 304 p., 22 €.

par Rémi Lefebvre, le 24 mars 2022

Pour citer cet article :

Rémi Lefebvre, « Des députés en marge », La Vie des idées , 24 mars 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Etienne-Ollion-Les-candidats

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Notes

[1Effet de la décentralisation, on recense 7500 positions de collaborateurs locaux à la fin des années 2000. Il faut y ajouter plus 3000 postes d’assistants parlementaires.

[2La victoire d’Emmanuel Macron remet en cause un certain nombre de routines interprétatives de la vie politique. Voir Dolez Bernard, Fretel Julien, Lefebvre Rémi, L’entreprise Macron. Presses universitaires de Grenoble, « Libres cours Politique », 2019

[3C’est plus généralement une des conclusions d’un ouvrage collectif sur le bilan du quinquennat d’Emmanuel Macron : Dolez Bernard, Douillet Anne-Cécile, Fretel Julien, Lefebvre Rémi, L’entreprise Macron à l’épreuve du pouvoir, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Libres cours Politique », 2019.

[4Selon l’estimation du journal Le Monde. Voir l’article, « ‘Prendre conscience que la politique, c’est du temps lon’ », le 22 février 2022.

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