Les quartiers populaires occupent aujourd’hui une place centrale dans le débat public mais aussi dans le paysage culturel. La lecture croisée de deux ouvrages ouvre des pistes de réflexion.
À propos de : Mickaël Chelal, Grandir en cité. La socialisation résidentielle de « jeunes de cité », Le bord de l’eau, & Éric Marlière, Matériaux pour une sociologie des quartiers prioritaires de la politique de la ville, Éditions du cygne
Les quartiers populaires occupent aujourd’hui une place centrale dans le débat public mais aussi dans le paysage culturel. La lecture croisée de deux ouvrages ouvre des pistes de réflexion.
La période récente a été marquée par un nombre important d’ouvrages de sciences sociales prenant pour objet les quartiers populaires. Cette dynamique éditoriale n’est pas anodine et se situe à la conjonction de deux facteurs différents. Le premier est l’arrivée à terme de certaines enquêtes de longue durée de chercheurs aux travaux déjà connus, comme celle de Julien Talpin à Roubaix [1] (59), celle de Gerôme Truc et Fabien Truong à Grigny [2] (91). Le second est une certaine actualité politique des quartiers populaires : les révoltes urbaines de l’été 2023, le débat autour de l’opposition entre « les bourgs et les tours » mettant face-à-face les quartiers populaires urbains et les zones rurales, ou encore la mobilisation électorale marquante des banlieues des grandes agglomérations contre l’extrême droite nécessitent sans doute une production scientifique actualisée pour comprendre les phénomènes sociaux qui traversent ces espaces sociaux hyper-présents dans les champs médiatique, politique et culturel. Cette « réactualisation » a pris la forme de travaux de synthèse [3], ou de retours sur des matériaux d’enquête plus anciens pour nourrir la réflexion sur certains phénomènes qui s’imposent aujourd’hui dans le débat public [4].
Dans ce contexte, l’ouvrage de Mickaël Chelal, Grandir en Cité, offre un éclairage singulier. Fruit d’un long travail ethnographique dans le quartier où l’auteur a grandi, à Rosny-Sous-Bois (93), cette enquête propose une analyse renouvelée des rapports de génération dans les quartiers populaires français contemporains. Inscrit explicitement dans la lignée des travaux de David Lepoutre (qui a dirigé sa thèse soutenue en 2022), l’auteur étudie des « codes, rites et langages » [5] de jeunes adolescents de son quartier : un bel encadré (p. 17), que l’on aurait aimé plus long encore, revient sur les implications d’une enquête « chez soi » en focalisant son observation sur deux groupes, une bande de jeunes garçons et une bande de jeunes filles, chacun associé à un lieu particulier du quartier : le city-stade du quartier pour « les mecs du 180 », un banc surnommé « le 3B » pour « la bande à Celia ».
La force de l’ouvrage de Mickaël Chelal réside dans la qualité de l’immersion de l’auteur sur le terrain qui fait l’objet de l’enquête. Les méthodes de l’observation participante héritées des différentes générations de l’école de Chicago sont appliquées une « humilité » revendiquée par l’auteur dans le questionnement de sa position d’enquêteur au sein d’un quartier qu’il connaît (p. 19), mais ce qui marque est l’incorporation des modes d’expression et de socialisation du monde social observé, qui rend le récit à la première personne vivant, mais surtout crédible. Ici l’auteur donne accès à des données empiriques que les enquêtes de D. Lepoutre en France [6], ou celles de D. Duneier ou E. Anderson aux États-Unis [7] (qui font office de références dans l’ouvrage) n’avaient pas observées à une telle échelle de proximité. Les descriptions fines des jeux enfantins, des rapports d’autorité entre générations, des dynamiques conversationnelles, de la place du football dans l’ordre social du quartier, sont autant de passages passionnants à lire, qui donnent à voir un espace public des quartiers populaires aux règles spécifiques, elles-mêmes déterminées par les caractéristiques sociales et économiques de ces territoires. M. Chelal explique ainsi comment la stratification symbolique du quartier s’entretient à travers l’imposition de « tâches ingrates » pour les petits : aller chercher le ballon dans les buissons, occuper la place de gardien pendant que les plus grands s’essayent aux frappes, accepter sans broncher les modes de salutation et les quolibets des générations supérieures.
Les très nombreuses citations issues de l’observation participante (l’auteur mentionne une vingtaine d’entretiens semi-directifs, mais ce sont bien les dialogues pris « sur le vif » qui constituent selon nous le fil rouge du récit empirique) sont riches de données jusqu’ici rares, sinon inexistantes, dans le champ de la recherche concernant les quartiers populaires français.
Derrière l’apparente simplicité des descriptions se nichent des pistes nombreuses d’analyse des pratiques et des représentations qui composent ces quartiers : par exemple le retour sur le jeu de « la gardav’ » rappelle « l’omniprésence de l’institution policière dans le quotidien des quartiers », mais montre surtout une répartition des rôles ambiguë entre grands et petits qui révèle un rapport contradictoire aux normes dominantes (p. 127), incarné par les luttes autour de la notion de Respect. Cette dernière fait l’objet d’un chapitre qui fait écho à l’enquête fameuse de Philippe Bourgois sur le crack à New York [8] : celle-ci pourrait apparaître éloignée des travaux de M. Chelal, davantage centrés sur les modes de socialisation juvénile et qu’on pourrait croire empreints d’une forme de naïveté, du fait de l’âge des enquêtés. Il n’en est rien. La violence et les conflits sont très présents dans « Grandir en cité » : l’apparente candeur des jeux des petits se mêle à des descriptions de violences physiques diverses : tabassage en règle, humiliations et menaces routinières, initiation et participation aux conflits entre bandes de jeunes. On peut à ce titre s’interroger sur un certain décalage entre les phénomènes décrits et un parti-pris de l’auteur de mettre à distance une analyse plus structurelle de la violence économique et sociale qui frappe les populations des grands ensembles – et de son effet sur les conduites individuelles. Les « typologies des relations entre petits et grands » (chap. 7), les « relations d’initiations », les effets d’« emprise » ou de « marquage » sont autant de phénomènes qui gagneraient peut-être à être interprétés au-delà de la perspective interactionnelle, d’autant que M. Chelal propose à de nombreuses reprises des réflexions qui en suggèrent une lecture élargie.
Mais c’est justement un élargissement de focale d’un autre ordre qui constitue l’un des principaux atouts du livre : en organisant son enquête autour des trajectoires parallèles, parfois croisées, d’un groupe de filles et d’un groupe de garçons, M. Chelal affronte un des manquements récurrents dans les enquêtes sur les quartiers populaires, à savoir la présence des femmes dans l’espace public et leur inscription dans les relations sociales qui le structurent. L’auteur décrit comment les jeunes filles peuvent avoir des « grands », occuper le statut de « chouchoutes », avant un changement de relations qui correspond à la création d’entre-soi spécifiques (p. 175) ; malgré cette différence, l’ouvrage s’attache à penser dans un même cadre d’analyse « horizontal » (p. 225), celui de « l’espace partagé », les modes de socialisation, d’autorité et de résistance déployés par les petites et les petits, dans leur rapport aux grands. Cette clarté démonstrative est rendue possible par une subtilité analytique héritée de l’empirie : il n’y a pas de « grandes » dans la structure sociale du quartier telle que l’observe M. Chelal.
Cette enquête est ainsi à la fois inédite dans le champ présent de la recherche et inscrite dans une longue tradition désormais de travaux qui délimitent la sociologie des quartiers populaires comme un champ institué dans les sciences humaines et sociales en France. C’est à la synthèse de ce champ d’étude que se livre Éric Marlière dans un ouvrage qui s’adresse autant aux jeunes chercheurs qu’à un public plus large (professionnels, institutions), intéressé par l’étude des quartiers populaires.
E. Marlière développe ce qu’il identifie comme une « métamorphose » des quartiers ouvriers des banlieues rouges, dont la « décomposition/recomposition » (p. 56) invite nécessairement à repenser les modes de socialisation et de conflictualisation. Nous ne reviendrons pas ici sur ce solide panorama socio-historique, qui est pour l’auteur l’occasion de mettre en lumière de très nombreux travaux, classiques ou à redécouvrir, dans une histoire longue des transformations des structures de l’économie et des styles de vie des classes populaires. E. Marlière poursuit ici certaines de ses thèses sur « l’incivilité » et la nécessité d’entrevoir la dimension plurielle et fragmentée des parcours des « jeunes de cités » [9] ; les pratiques déviantes sont ainsi repensées à l’aune d’une expression politique enserrée désormais dans « la problématique de la survie » (p. 89) et marquée par le discrédit des voies démocratiques traditionnelles et des modes de classement issus du monde ouvrier.
L’intérêt revendiqué de l’ouvrage est de poser les bases d’une « méthode », ou plutôt d’une « triangulation de méthodes » (p. 93) pour enquêter dans les quartiers populaires. La deuxième partie de l’ouvrage peut ainsi se lire comme un appel à être à la hauteur, d’un point de vue empirique, d’un objet dont l’investissement par les chercheurs cache peut-être une mésestimation structurelle : demeurée « à la banlieue de la sociologie » (p. 145), la sociologie de la banlieue l’a sans doute été du fait d’une difficile reconnaissance de la démarche ethnographique en France, et peut-être particulièrement sur ce sujet « contaminé » : E. Marlière explique avec raison que les recherches sur les quartiers peinent à trouver de la reconnaissance, et donc des moyens concrets pour enquêter, dans un champ académique qui continue de considérer ces thèmes « racoleurs ». Ce qui pourrait expliquer un manque relatif en France, concernant cet objet, de travaux fondés sur l’observation directe et l’immersion de longue durée auprès des populations enquêtées. Suivant cette idée, il y aurait donc une confrontation paradoxale entre les « obstacles » de l’enquête sociologique sur ces terrains (p. 119) et la sur-présence de la banlieue dans le débat public, sous l’angle de la stigmatisation. La qualité du raisonnement progressif de l’auteur réside ici dans la mise en lumière d’un problème méthodologique qui croise enjeux politiques et scientifiques. Au cœur de celui-ci réside la légitimité (dont le propos ne tranche pas si celle-ci est possible ou non) de la sociologie des quartiers populaires.
Et c’est ici que l’ouvrage d’Éric Marlière rejoint selon nous celui de Mickaël Chelal et justifie leur lecture « parallèle ». Pour ces deux auteurs, qui ont en commun d’avoir pris comme objet d’étude les quartiers où ils ont grandi, la démarche ethnographique et l’observation participante apparaissent comme le seul moyen de « déminer » les discours publics sur les quartiers, qui conditionnent la recherche scientifique qui s’y déploie. En offrant une vision renouvelée des rapports de génération dans certaines fractions des classes populaires comme « organisation sociale », et en soulignant la place des filles (sujet également abordé par E. Marlière à la fin de son ouvrage) « pas si absentes » (p. 229), M. Chelal renverse habilement certaines thèses dominantes sur les quartiers populaires, en usant de la force démonstrative de son matériel empirique : il démontre par exemple que les groupes de filles déploient des modes d’appropriation et de marquage de l’espace public, tout en étant davantage capables que les garçons d’investir les espaces privés, ce qui leur permet de tisser d’autres affinités, plus diverses, et de mieux s’outiller dans leur parcours de mobilité sociale. De même, la démarche inductive, mais réflexive (p. 113) défendue par E. Marlière met en lumière des comportements politiques hybrides, qui mobilisent alternativement le capital autochtone ou guerrier, la foi, les ressources identitaires, ou encore les compétences politiques pour répondre concrètement au sentiment d’injustice.
Chez M. Chelal comme chez E. Marlière, les tentatives d’émancipation coexistent avec les emprises diverses de mondes sociaux dont la violence multiforme n’est jamais sous-estimée : l’engagement peut se déployer dans une « intimité » qui peut paradoxalement tout à fait se tourner vers les autres, dans une logique d’action en faveur de son environnement direct. Ainsi la politique en tant que telle est absente des pages de « Grandir en cité », mais cette absence ne vaut pas indifférence à l’égard du monde qui les entoure pour les enquêtés, dont les trajectoires et les raisonnements rendent compte de formes ordinaires d’engagement, encore à interpréter à l’aune d’une culture politique originale [10] ; nous y trouvons un écho à « l’absence de débouchés politiques » qui hante les observations finales d’Éric Marlière quant au poids limité des mobilisations récentes issues des quartiers, qui reflète selon lui un décalage entre les « manières de s’engager dans les quartiers » et la vie institutionnelle.
Sans jugement définitif sur ces phénomènes, les auteurs ont en commun d’affronter les nombreuses ambiguïtés des données de l’observation participante : dans le cadre d’une enquête dans les quartiers populaires, les atouts d’une position d’insider [11] sont certes contradictoires et toujours à interroger, mais les travaux de ces deux auteurs démontrent en l’espèce leur caractère incontestable pour comprendre – et respecter à leur hauteur – ces mondes sociaux complexes, leur production culturelle et leurs modes alternatifs d’expression politique. Il n’y a pas de recette toute faite (ou parfaite) pour rendre compte de ce qu’il se passe dans les quartiers, mais bien un ensemble d’épreuves méthodologiques nécessaires, parmi lesquelles l’immersion de longue durée auprès des populations étudiées et dans leur milieu, l’acculturation à l’égard de modes d’expression et de communication spécifiques, l’interrogation permanente quant à la contamination de cet objet par son traitement médiatique et politique, et à ses conséquences sur la production scientifique.
Alors que les quartiers populaires ont acquis ces dernières années une forme de centralité dans le champ politique français, la lecture complémentaire de ces deux ouvrages donne sans aucun doute les moyens de corriger nombre de raccourcis, contresens ou instrumentalisations dont ces territoires et leurs habitants font l’objet – et mieux saisir comment leurs mobilisations recomposent l’ordre politique contemporain.
par , le 27 octobre
Ulysse Rabaté, « Ethnographie des quartiers populaires français », La Vie des idées , 27 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Ethnographie-des-quartiers-populaires-francais
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[1] Julien Talpin, La colère des quartiers populaires, Paris, Puf, 2024.
[2] Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires, Paris, La découverte, 2025.
[3] Pierre Gilbert, Quartiers Populaires. Défaire le mythe du ghetto, Paris, Amsterdam, 2025.
[4] Marwan Mohammed, « Y a embrouille ». Sociologie des rivalités de quartier, Paris, Stock, 2023.
[5] David Lepoutre, Cœur de banlieue, Codes, rites et langages, Odile Jacob, 1997.
[6] Lepoutre, David, Cœur de banlieues. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997.
[7] Duneier, Mitchell, Sidewalk, New York, Farrar, Satrauss and Giroux, 1999.
[8] Bourgois, Philippe, En quête de respect. Le crack à New-York, Paris, Seuil, 2001.
[9] Éric Marlière, Jeunes en cité : diversité des trajectoires ou destin commun ?, Paris, L’Harmattan, 2005.
[10] Ulysse Rabaté, Streetologie. Savoirs de la rue et culture politique, Rennes, Éditions du commun, 2024.
[11] Zegnani, Sami, « Peut-on être insider ? Les difficultés ethnographiques sous l’angle du facteur personnel », in Christine Guionnet et Sophie Retif (dir.), Exploiter les difficultés méthodologiques. Une ressource pour l’analyse en sciences sociales, Rennes, PUR, 2015.