L’ouvrage de Jeanne Etelain présente la notion de zone et parvient à en faire un concept pertinent pour penser un grand nombre de problèmes contemporains liés à l’anthropocène qu’elle analyse selon trois perspectives esthétique, psychanalytique et écologique.
Son hypothèse : l’anthropocène n’est pas une entrée dans un nouveau temps mais dans un nouvel espace qui a des impacts sur la manière de penser la durée et la vie. Un espace qui dure, qui agit, qui vit et se confond avec les rythmes de la Terre – qui n’est plus le cadre absolu, newtonien dans lequel se meuvent les corps, mais un espace-agent opérant sur le milieu de vie et de temps.
Telles sont les grandes lignes de départ d’une enquête qui se déploie selon trois axes : une analyse de la notion de zone dans le film Stalker d’Andreï Tarkovski, une étude de la transformation du concept de zones érogènes par Luce Irigaray, et une démonstration de la pertinence du concept de zone pour problématiser les questions posées par l’anthropocène.
Zoner la zone
L’autrice entreprend de mettre au jour le caractère paradoxal de la notion de zone qui, étymologiquement, signifie une ceinture qui circonscrit un espace, et dont le sens dérivé oriente vers l’indétermination, le mouvement flou et indéfinissable. La question se pose de faire tenir ensemble ces deux sens apparemment opposés : la zone comme découpage et comme mouvement. Jeanne Etelain y parvient en proposant de penser la zone comme méthode. S’appuyant sur l’analyse du concept par Deleuze [1] qui en fait un outil pour problématiser, elle fait de la zone un outil pour poser le sens d’un problème. Le terme de zone devient symptôme, signe problématique qui permet de donner consistance à quelque chose qui échappe aux catégories déjà là.
Reprenant la critique bergsonienne de la spatialisation du temps l’autrice inverse le point de vue : la zone est une temporalisation de l’espace, qu’elle met en scène dans le théâtre de la vie et du monde. L’autrice parle en ce sens d’espace trans : « Il s’agit plutôt d’un espace ‘trans’ à l’image du verbe ‘zoner’, marqué par le déplacement, la circulation et l’errance à travers disciplines, médiums, langues, cultures, époques et régions » (p. 21).
Tester la zone
Appliquant cette « méthode » de la zone à la science-fiction, Jeanne Etelain offre une lecture du film Stalker d’Andreï Tarkovski, dans lequel la zone est traitée comme une portion d’espace. Énigmatique, doté d’origines mystérieuses, cet espace est doté de pouvoirs surnaturels. Bien que la Zone soit séparée du monde extérieur, elle a la capacité extraordinaire de le transformer. L’autrice voit dans ce traitement des recoupements avec ses analyses de la zone comme espace dynamique, réactif, et agent de transformations. L’espace n’est plus un objet-cadre, mais un sujet qui participe à la métaphysique du devenir.
Tarkovski fait ainsi de la Zone un espace problématique qui force à penser. Les trois personnages au centre du film arpentent l’espace mouvant de la Zone pour tenter d’atteindre la Chambre où tous les désirs s’accomplissent, y compris celui de changer le monde. L’un des protagonistes, professeur de physique, symbolise l’intrication, dans la Zone imaginaire du film, de deux nouvelles sciences : la géométrie elliptique non euclidienne et la mécanique quantique, afin de façonner l’espace mouvant d’indétermination (en référence à Heisenberg et aux relations d’indétermination de la mécanique quantique). Ces relations d’indétermination appliquées à la Zone favorisent l’accomplissement des souhaits : la Zone produit une réalité fluide et mobile où les lois de la mécanique classique ne fonctionnent pas. L’espace changeant de la Zone n’est pas newtonien, il n’est pas un cadre de référence du mouvement mais il produit le mouvement, toujours en interaction avec le monde extérieur.
De même que le personnage du guide, Stalker (pisteur, traqueur en anglais), lance un écrou pour tester la Zone qu’il explore, de même Jeanne Etelain, proposant d’utiliser la zone comme les antennes d’un limaçon (qui testent un espace problématique où les repères bougent et forcent à penser autrement), pour se tourner vers les zones érogènes, non comme points anatomiques fixes, mais comme lieux de passage de l’énergie libidinale.
Zones érogènes et logiques du corps
La notion freudienne de zones érogènes a été rediscutée par Lacan dans sa refonte structuraliste de la psychanalyse, et par Luce Irigaray dans sa critique féministe du phallocentrisme. Or, elle ouvre des perspectives nouvelles dans les débats contemporains sur le corps sexué incluant les questions de sexe, de genre et de désir, au sein des études féministes, queer et trans. Chez Freud déjà, les zones érogènes sont ce par quoi le sujet se fait un corps. À la fois différenciatrices et unificatrices, elles désignent le processus par lequel la pulsion se singularise en certains lieux mais unifient le corps érogène par la liaison et les liens qu’elle instaure entre les différentes parties du corps érogène. On retrouve le caractère paradoxal de la notion de zone, qui sépare et unifie.
Alors que Lacan cherche à en faire un outil pour une approche topologique du corps pulsionnel, concevant les zones érogènes comme des nœuds qui servent à articuler le Réel et le Symbolique pour former l’espace paradoxal de la subjectivité, Luce Irigaray, quant à elle, critique le phallocentrisme sous-jacent à la psychanalyse, proposant de changer d’imaginaire et remplaçant le phallus par la figure des lèvres. Jeanne Etelain étudie cette nouvelle figure symbolique tout en dissipant un certain nombre de malentendus sur Luce Irigaray, notamment sur sa prétendue confusion de l’essentialisme biologique et du constructivisme social – celle-ci résultant de la méthode du mimétisme critique adoptée par Luce Irigaray, qui emploie le même langage que les textes qu’elle copie, tout en reconfigurant le processus de différenciation sexuelle du corps en un sens symbolique et non biologique.
Ce que retient Jeanne Etelain est que Freud, Lacan et Irigaray s’appuient sur le concept de zone pour se démarquer d’un modèle anatomique du corps qui repose sur la relation de parties à tout. Le concept de zone sert un art du décalage, produit des écarts de sens qui mettent à mal la conception de l’espace homogène et uniforme.
Du globe à Gaïa
Cette logique du décalage et de l’exception spatiale trouve un écho puissant dans l’histoire même de la conception du monde. La théorie des zones en géographie remonte à la cosmologie du Ve siècle avant notre ère, selon laquelle cinq zones sont définies selon leur habitabilité : deux zones tempérées situées entre les tropiques et les cercles polaires sont habitables, une zone torride entre les tropiques autour de l’équateur et deux zones glaciales des pôles ne le sont pas. Cette théorie fait concevoir la Terre comme hétérogène, discontinue et régionale.
À la Renaissance s’opère un tournant décisif avec l’émergence du concept moderne de globe terrestre. Les navigations portugaises le long des côtes africaines montrent que non seulement la zone torride est habitable mais qu’elle est habitée. Le globe unifie l’espace : toutes les parties de la Terre deviennent interchangeables, ce qui permet l’émergence de relations coloniales et d’un système global centré sur l’Europe. Cet « habitat colonial » implique une conception holiste du monde où les différences ne remettent pas en question son unité mais la confortent. Ainsi toutes les pratiques de domination peuvent avoir lieu et les cultures régionales ou les particularités locales ne font aucune différence réelle. Ce constat explique que le concept de zone ait pris de l’importance dans les études postcoloniales caractérisées par les notions d’hybridité, de traduction et de transferts culturels. La zone, en effet, permet de penser la pluralité de l’espace global en mouvement, à travers des métamorphoses, ce qui conduit à penser un espace global in translation, c’est-à-dire aussi bien en transit qu’en traduction.
Ainsi considéré, il n’est pas étonnant, relève Jeanne Etelain, que le sigle ZAD ait changé de référence principale : de Zone d’Aménagement Différé, il devient Zone À Défendre. La notion de zone permet de penser l’espace comme agent de transformation ; elle permet de conférer de l’autonomie aux parties par rapport au tout et même de concevoir que les parties, par leur singularité, par leur puissance d’agir, sont plus importantes que le tout. La conception holiste du monde cède place à l’hypothèse Gaïa, élaborée par Lynn Margulis et James Lovelock dans les années 1970, et à la notion de zone critique, qui font surgir un nouveau concept de Terre.
Avec ce renversement, il ne s’agit plus de penser le passage d’une planète universellement habitable à une planète entièrement habitée mais de penser le passage d’une planète entièrement habitée à une planète potentiellement inhabitable. Ce faisant, la corrélation antique de la zone et de l’habitabilité est reconfigurée selon les nouveaux termes de l’anthropocène. La vision de la Terre, dont les conditions d’habitabilité sont menacées par l’utilisation des énergies fossiles, contraste fortement avec l’image du globe terrestre homogène, continu et uniforme. L’hypothèse Gaïa consiste dès lors à faire du vivant une force géologique de première importance : le vivant fait son milieu mais le milieu fait aussi le vivant. La planète devient ainsi une partie du vivant, comme la coquille d’un escargot, selon l’expression que Jeanne Etelain reprend de Lovelock. De nouveau, l’autrice retravaille Bergson en faisant référence à l’évolution créatrice, qu’elle étend à la planète entière et non seulement au vivant.
Vers une zone critique
Il importe en ce sens, selon l’autrice, d’introduire la nouvelle conception d’un espace créatif et évolutif dans la conception du temps. Cet espace corrélé au mouvement de la vie a un nom, celui de zone critique, défini par le Conseil National de la recherche des États-Unis (NRC) en 2001 comme le milieu hétérogène à la surface terrestre dans lequel des interactions entre les êtres vivants et les éléments physiques régulent l’habitat naturel et déterminent la disponibilité des ressources nécessaires à la vie. Autrement dit, la zone critique incarne l’espace habitable de la planète – là où se trouve réellement Gaïa.
Pour Jeanne Etelain, le concept de zone, appliqué à Gaïa, exprime la tension fondamentale entre la nécessité de diviser et de comprendre des parties spécifiques et l’impossibilité de saisir la totalité dynamique globale de la Terre. L’autrice propose ainsi une analogie entre la zone et l’événement pour saisir la dimension temporelle de l’espace et, inversement, la dimension spatiale du temps : si l’événement est ce qui doit avoir lieu pour arriver, la zone est ce qui doit avoir du temps pour arriver. Sans spatialiser le temps ni temporaliser l’espace, la zone invite à concevoir de manière plus complexe l’espace et corollairement le temps : l’espace est pourvu d’une puissance d’agir qui le rend apte à appréhender les processus temporels, les dynamiques historiques et la structure des événements. La zone agit ainsi comme catalyseur pour penser un espace créatif et évolutif et les diverses interactions de coexistences qui le peuplent.
Ces développements sur la zone critique, assurément les plus accomplis, analysent l’impossibilité de la totalisation et la redistribution constante des parties et du Tout à travers la figure de l’exception spatiale : le zonage de l’espace est celui d’une Terre toujours en train de se faire. Il est certes possible, comme le propose Jeanne Etelain, d’établir des liens entre le film Stalker, la notion de zones érogènes et le concept de zone critique, par le biais d’une Terre chatouilleuse au corps érogène, mais la grande maîtrise des passages consacrés à la zone critique fait presque regretter qu’ils n’aient été plus amplement développés pour eux-mêmes.
Jeanne Etelain, Zones, Terre, sexes et science-fiction, Paris, Flammarion, 2025, 272 p., 23€.