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En utilisant le concept spinoziste de conatus pour analyser la structure intéressée de toutes les figures du don, F. Lordon nous offre une belle alliance de philosophie et de sciences sociales. Grâce au conatus, le don apparaît comme la fiction d’un désintéressement, intéressé en vérité à conjurer la violence originaire des rapports humains. Mais le conatus, tel qu’il est déployé dans la philosophie de Spinoza, ne définit-il qu’une anthropologie guerrière ?
Cet article est publié en partenariat avec le Collège international de philosophie : le compte rendu de Pascal Sévérac est suivi d’une contre-réponse de Lorenzo Vinciguerra..

Recensé : Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste. La découverte, 2006, 235 p., 23 euros.

Cet article est publié en partenariat avec le Collège international de philosophie, qui organise dans le cadre des Samedis du Livre, une matinée sur l’ouvrage de F. Lordon le samedi 29 mars 2008 (9h30-12h30).

La philosophie spinoziste fait depuis quelques années l’objet d’un vif intérêt, non seulement dans la sphère restreinte de l’histoire de la philosophie, mais aussi, plus largement, dans des champs disciplinaires proches ou éloignés : dans le domaine de la philosophie de l’esprit (autour du fameux mind-body problem), dans le domaine de la psychothérapie (psychanalyse, psychomotricité, pédopsychiatrie…), dans le domaine de la biologie (avec les réflexions de neurobiologistes comme J.-P. Changeux en France ou A. R. Damasio aux Etats-Unis), dans le domaine des sciences humaines enfin, et en particulier des sciences sociales [1]. S’agit-il d’une simple mode ? Il est en tout cas des travaux qui ne trompent pas : le livre de Frédéric Lordon est de ceux-là, par la pertinence de son utilisation des idées spinozistes, par la précision de ses références au texte de Spinoza – en l’occurrence à son ouvrage maître, l’Ethique, achevée en 1675. Le projet général de Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, membre du Bureau d’économie théorique et appliquée, est d’élaborer un programme de recherche qui envisage la possibilité de sciences sociales spinozistes : L’intérêt souverain en constitue une étape importante. Non pas la première étape, car Spinoza était déjà la référence centrale de plusieurs de ses articles, et d’un ouvrage sur le capitalisme financier, La politique du capital (Odile Jacob, 2002) ; mais sans aucun doute une étape décisive, en ce qu’elle fait du concept spinoziste de conatus le principe fondamental d’intelligibilité des relations sociales.

Couverture du livre

Le conatus comme intérêt à soi-même

Qu’est-ce que le conatus chez Spinoza, et en quoi son importation dans les sciences sociales est-elle pertinente ? Le conatusdésigne chez Spinoza l’effort que fait chaque chose dans la mesure de sa puissance, pour persévérer dans son être. Frédéric Lordon lit le conatusdans le sens de l’intérêt que chacun prend à soi-même : « si le conatus est effort, il est aussi fondamentalement intérêt – l’intérêt de la persévérance dans l’être, c’est-à-dire du maintien dans l’existence et dans l’activité. Le conatus est l’intérêt à effectuer ses puissances et à les augmenter. Il est intérêt parce qu’il est l’expression d’une chose impliquée dans son existence même » [2]. Inutile, comme le précise F. Lordon, d’expliquer ce conatusà partir de l’ontologie de l’activité causale que déploie la première partie de l’Ethique : retenons simplement qu’il peut servir de principe premier à une anthropologie des sciences sociales, et que cette « conation » essentielle qui caractérise chaque chose, et donc chaque individu humain, ou même chaque groupe humain suffisamment soudé pour constituer comme un individu, est un principe de détermination causale, rendant raison des activités multiples et variées d’affirmation de sa propre puissance d’agir et de penser. Parmi ces activités, F. Lordon, dans le premier chapitre de son ouvrage (« Le problème des choses ») en distingue une, qui est logiquement première : l’activité de « pronation », de prise directe – et la plupart du temps violente – sur les choses. Prendre est l’acte premier par lequel s’affirme la puissance égocentrée de chaque conatus : prendre les choses matérielles pour se nourrir, pour se protéger, pour se conserver. On voit dès lors sous quel horizon se déploient les relations inter-individuelles : si de la conation essentielle dérive la pronation caractérisant chaque existence, c’est sur la scène agonistique des rapports de force, et de la violence avant tout physique, que les conatusse rencontrent et partant se combattent. Mais alors, comment comprendre dans cette perspective l’activité qui paraît comme l’envers de la pronation, tant elle paraît pacifique et altruiste : l’activité de donation ?

L’utilité du don

C’est à cette question centrale qu’est consacré tout l’ouvrage de F. Lordon : le conatusy a une fonction essentielle, montrer en quel sens même le don, dans ses diverses configurations, est l’expression de l’intérêt que chacun prend d’abord à soi-même. L’usage du conatuscomme principe d’intelligibilité du monde social permet du coup de marquer sa distance non seulement avec la théorie du choix rationnel, tirée de la science économique utilitariste, largement dominante dans les sciences sociales, mais surtout avec le courant sociologique qui lui fait face et qui, prenant appui sur la pensée de Marcel Mauss, s’est incarné dans une école de pensée éponyme, le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, le MAUSS, mené notamment par A. Caillé et J. Godbout. D’un côté, F. Lordon, qui se reconnaît dans l’école dite de la régulation, rejette la fiction de l’homo œconomicus, c’est-à-dire d’un sujet égoïste et calculateur, maître de ses décisions et des mobiles qui les justifie : certes, une telle fiction affirme le caractère intéressé de tout choix, mais la conception de l’intérêt qu’elle sollicite est trop réductrice – intérêt transparent à lui-même, envisagé toujours rationnellement, de manière froide et maîtrisée. Cependant, la véritable cible de l’ouvrage de F. Lordon n’est pas celle-ci ; c’est de l’autre côté qu’il faut se tourner, du côté de ceux qui imaginent des relations sociales « vraies », entre des donateurs altruistes plutôt que des calculateurs égoïstes, œuvrant à une société de solidarité plutôt que de marché : car si l’homo œconomicus est une fiction qui ne prend pas en compte toute la charge passionnelle du conatus, qui en vérité ne raisonne que sous l’affect, la fiction de l’homo donator quant à elle, après avoir comme la première réduit l’intérêt au calcul conscient et méthodique, se présente comme une dénégation pure et simple de ce qui est – selon F. Lordon – au principe du don : l’intérêt lui-même, qui justement ne s’avoue pas comme tel.

Il n’est bien évidemment pas question de reprocher à ceux qui donnent d’enchanter leur geste en croyant, ou en faisant croire, au désintéressement des relations qu’ils tissent avec autrui ; mais il est plus étonnant de voir une école de pensée succomber, selon l’auteur, aux sirènes de la wishfull thinking, en estimant que ces relations sont effectivement telles que les acteurs souvent se les représentent. F. Lordon va chercher dans M. Mauss lui-même les premiers arguments pour contester cette position théorique : certes, le don demeure pour l’anthropologue ce roc de la morale éternelle [3] ; mais il affirme également qu’ « au fond, de même que ces dons ne sont pas libres, ils ne sont pas réellement désintéressés » [4]. L’intérêt que vise l’institution du don/contre-don analysée par Mauss et Sahlins est avant tout un intérêt pour la paix : ainsi, chez les Trobriands, comme le rappelle F. Lordon dans son deuxième chapitre (« L’économie : dangereuse et ignoble »), le kula, échange cérémoniel mettant en relation des groupes par la médiation de leur chef, vient pacifier la violence brute de l’échange marchand, le gimwali, face-à-face entre deux individus mus par l’âpreté au gain, et dont l’échange « ne se distingue pas significativement de la prise sauvage » [5]. Le don/contre-don comme refoulement et sublimation du donnant-donnant : le kula déplace le gimwali à la marge du groupe, et ainsi domestique l’activité de pronation, en substituant à la centralité de la chose matérielle à acquérir l’obtention symbolique de prestige. L’échange cérémoniel demeure agonistique, puisqu’il s’agit par le don d’écraser le rival ; mais cette compétition réglée civilise les conatus, en les détournant vers des profits d’honneur.

F. Lordon distingue, à la fin du chapitre 2, « trois configurations historiques du “prendre” » : l’échange symbolique, qui vise à la perpétuation des relations sociales par l’alliance, et n’autorise le « prendre » que sous la forme du « recevoir » ; l’échange marchand, qui est au plus près de la pronation directe et brutale, même s’il requiert des médiations institutionnelles (la monnaie, le droit…) ; et enfin une figure intermédiaire de l’échange qui, associant les deux premiers, se caractérise par une individualisation et une moralisation des rapports entre donateur et donataire. Le don/contre-don détournait la violence physique vers une violence symbolique, plus pacificatrice ; désormais, par la morale du désintéressement, sont intériorisés un discours et une pratique qui voilent la violence originaire des conatus jusque dans les intentions de la conscience individuelle. Les chapitres 3 et 4 sont alors consacrés à l’examen de ce dernier type d’échange. Dans le chapitre 3 (« Les jeux de l’intérêt »), F. Lordon se démarque de la lecture que propose Bartolomé Clavéro du don [6] : celui-ci nomme antidora la pratique du contre-don conçue, à partir du Moyen Age, en réaction à l’usure, trop visiblement intéressée. L’argent doit être prêté non par calcul mais par amitié ; il doit être rendu non par obligation juridique mais morale – l’antidora relevant d’une morale de l’honneur et de la gratitude, et le surplus éventuellement accordé au donateur par le récipiendaire étant nommé bénéfice, c’est-à-dire originairement bienfait (beneficium) rendu par grâce.

De cette première figure de dénégation collective destinée à recouvrir les échanges intéressés du voile pudique de l’amitié pure, F. Lordon approfondit la logique par l’étude, dans le chapitre 4, « La tragi-comédie des bienfaits », de la doctrine des bienfaits élaborée quelques siècles plus tôt par Sénèque. Pourquoi « tragi-comédie » ? Il s’agit là d’une comédie sociale car, à travers l’hypocrisie de la reconnaissance, qui consiste à « payer d’affect » le donateur, tout est fait pour adoucir la violence symbolique du recouvrement de dettes (l’exaction). Contre l’ingratitude, Sénèque élabore une morale pour le donateur et le donataire ; mais ce faisant, il se montre sensible à ce qui menace de l’intérieur les rapports sociaux : « on peut donc parfois rire du bienfait mais ce contre quoi il tente de se battre n’est pas drôle. Ce que Sénèque veut tenir au loin, c’est le déchaînement des conatus pronateurs, cet état de catastrophe du social […]. Derrière la première obsession, qu’on aurait pu trouver superficielle, de l’ingratitude, il y en a une seconde, autrement plus profonde, celle du chaos social » [7] – la comédie comme antidote au tragique de la situation.

Le conatus, force antisociale ?

Par cette insistance sur la rémanence du conflit dans le rapport social, le propos de l’auteur est encore plus spinoziste qu’il ne le dit. Spinoza en effet l’affirmait à sa manière, lorsque dans l’une de ses lettres, il définissait ainsi sa différence avec Hobbes : pour moi, il n’y a pas rupture, mais continuité entre l’état de nature et l’état social. Mieux : il y a continuation, persévérance, de l’état de nature à même l’état social. Ce qui signifie, puisque prévaut dans l’état de nature le droit de guerre, c’est-à-dire le conflit des puissances, que la société ne rompt jamais avec cette espèce de « guerre silencieuse », pour employer un mot de Foucault [8], qui caractérise les rencontres passionnelles entre les hommes. Les institutions diverses du monde social (comme la morale ou le droit) ne mettent pas fin aux logiques passionnelles à travers lesquelles s’affirme la puissance de chaque conatus ; elles les expriment de telle sorte que les hommes parviennent plus à se convenir qu’à s’opposer. Les consensus qui forment les communautés ne naissent donc pas moins des affects que les dissensus : une norme, morale ou politique, n’est suivie que par crainte des châtiments qu’encourt la désobéissance, ou par espoir des récompenses que promet l’obéissance. Mais alors, si les consensus comme les dissensus sont affectifs, si le droit positif comme le droit naturel sont des expressions avant tout passionnelles de la puissance de la multitude, on ne saurait réduire le conatus – comme l’auteur le fait parfois pourtant – à une « force fondamentalement antisociale » [9]. Une telle réduction reviendrait à flirter avec une conception qui devrait peut-être plus à Hobbes qu’à Spinoza : ce serait penser la nature humaine comme ce qui nécessairement nous divise et jamais ne peut nous unir ; ce serait penser l’artifice pacificateur du pouvoir du Léviathan comme l’envers de la puissance de division des passions naturelles. Chez Spinoza, la nature des hommes, c’est-à-dire la logique affective des conatus, ne conduit pas seulement au conflit : elle mène aussi à des concordes, à des unions, passionnelles souvent, rationnelles parfois. L’une des grandes difficultés de la pensée spinoziste, qui est aussi l’un des grands foyers d’interprétation de cette pensée aujourd’hui, est de saisir alors cette double articulation entre désunions et unions passionnelles d’une part, et entre compositions passionnelles et possibilité de leur rationalisation d’autre part.

Frédéric Lordon, cependant, n’est pas aveugle à ces problèmes, qu’il aborde à sa façon lorsqu’il entreprend la critique de la morale du désintéressement dans les deux derniers chapitres de son ouvrage (chapitres 5 : « Conatus, interesse, timesis  » et chapitre 6 : « Structures sociales et structures mentales de l’intérêt au désintéressement »). Cette critique convoque notamment la proposition 27 de la partie III de l’Ethique, qui porte sur l’imitation des affects : lorsque nous imaginons, dit Spinoza, qu’une chose semblable à nous, à l’égard de laquelle nous n’éprouvons aucun affect, est touchée par un certain affect, nous sommes alors déterminés à éprouver un affect semblable. Cette contagion des affects explique notamment le don charitable, qui provient non pas d’un élan de pur altruisme, mais de phénomènes passionnels qui dérivent directement de l’effort que chacun fait pour persévérer dans son être. Elle naît par exemple de la pitié, par laquelle nous éprouvons la tristesse que nous imaginons autrui éprouver, et qui nous pousse à la chasser – en autrui comme en nous-mêmes, en autrui parce qu’en nous-même. Le conatus affecté est un effort pour détruire toutes nos diminutions de puissance (nos tristesses) et conserver toutes nos augmentations de puissance (nos joies). Mais à cette forme passive de la bienveillance s’ajoute, comme le montre F. Lordon, une forme active : car il existe une véritable générosité, rationnelle, qui n’est autre qu’un intérêt à soi-même bien compris. A l’illusion d’une générosité désintéressée, il oppose les intérêts d’une générosité rationnelle. Le spinozisme est pour lui est un « utilitarisme de la puissance » [10], qui ne nie pas la réalité du don, mais distingue un « don de servitude », qui n’est qu’un marché de dupes, d’un « don de fortitude » [11], fondé sur l’idée qu’il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’homme. Être autant que possible utile aux autres pour l’unique et bonne raison d’être le plus utile à soi, telle est la perspective éthique de la philosophie spinoziste. Il serait d’ailleurs intéressant de confronter cette finalité éthique avec celle du stoïcisme, que l’auteur évoque peu lorsqu’il examine la théorie des bienfaits de Sénèque : n’y a-t-il pas également dans cette conception de l’usage réglé du bienfait la recherche d’une certaine coïncidence à soi-même ? La distinction entre d’une part ce qui relève de notre propre liberté et qui seul doit être recherché (l’accord avec autrui pour être en accord avec soi) et d’autre part ce qui est certes préférable mais jamais ne dépend vraiment de nous (la gloire, la reconnaissance) ne fonde-t-elle pas l’éthique stoïcienne des bienfaits ? Il y aurait là quelques pistes de discussion à ouvrir.

Reste toutefois, comme le montre l’auteur, que la plupart des activités donatrices relèvent de mouvements passionnels plutôt que rationnels, en quête de profits de moralité qui tiennent le plus souvent au contentement obtenu par l’approbation du groupe. Comme le rappelle l’auteur à la suite de Bourdieu, « la reconnaissance du groupe va d’abord à ceux qui reconnaissent le groupe » [12] : le conatus individuel participe d’un conatus collectif, d’un effort de persévérance du groupe qui nous permet d’interpréter le don moral à sa juste mesure : ce don unilatéral (sans attente de retour) est non pas la scène où disparaît le public pour faire triompher l’intention pure, comme le pense par exemple M. Hénaff [13] ; mais le résultat d’un travail d’intériorisation des exigences de la société en une conscience morale individuelle. « La coïncidence du payé et du payeur n’est possible que par le branchement de son petit circuit de paiement sur la grande banque centrale du collectif moral. Et les affects de contentement dont il se rémunère en apparence lui-même ont en fait pour condition d’être tirés sur une ligne de crédit abondée par le groupe comme pool de ressources affectives. Le groupe oublié ou passé sous silence, la conscience morale peut se raconter tous les mensonges de l’autonomie et se donner toutes les fausses impressions de la souveraineté judiciaire. Ou bien se contenter de baigner sans autre interrogation dans la félicité des affects joyeux » [14].

Qu’il s’agisse de don de pacification (don cérémoniel), de don de coopération (don de sociation) ou de don unilatéral (don de charité), la structure qui se déploie dans l’histoire du don est pour Frédéric Lordon toujours identique : il s’agit d’intéresser le conatus individuel au désintéressement, de le plier aux normes d’un conatus social par un processus qui équivaut – pour reprendre le vocabulaire d’une certaine veine psychanalytique qui irrigue tout l’ouvrage – à une « sublimation » de la violence pronatrice originaire et à une « dénégation » des profits de prestige, extériorisé ou intériorisé. Ce processus, plus que d’une décision individuelle ou collective, relève d’un « procès sans sujet » : il se manifeste, en chaque individu, par une forme mentale de sens pratique, de timesis dit l’auteur, qui est aptitude à apprécier ce qu’il faut donner, recevoir et rendre, et comment il faut le faire, sans avoir à le mesurer. Ainsi est mise au jour, par cette anthropologie spinoziste du don, une rationalité collective sans calcul rationnel : un procès de civilisation du groupe par lui-même.

Contre-lecture, par Lorenzo Vinciguerra

Sous l’égide de la définition du conatus spinoziste, le livre de Frédéric Lordon entend établir les fondements scientifiques d’une anthropologie économique. C’est aussi un essai remarquable sur le don, soutenu par une argumentation rigoureuse et cohérente, servie par une écriture vigoureuse et brillante. Proche de la pensée bourdieusienne d’une économie générale des pratiques, sensible aux lectures de Spinoza faites par A. Matheron et par L. Bove, le conatus est ici redéfini comme intérêt, compris comme radical intérêt à être et à persévérer dans son être. De cette forme « matricielle », peuvent alors être tirées comme on le ferait d’une définition adéquate toutes les propriétés de l’intérêt, les figures du calcul utilitariste comme celles du don en apparence désintéressé. Se trouve dès lors reconduite à une seule et même racine la fausse antinomie entre homo economicus et homo donator. C’est le premier apport de ce livre : renvoyant dos-à-dos deux paradigmes anthropologiques, il se dégage d’une polémique destinée à rester sans vainqueurs ni vaincus entre les tenants d’une « anthropologie enchantée du don » et les défenseurs d’une anthropologie utilitariste qui a servi de fondement à théorie standard de l’économie dominante.

J’éviterai ici de répondre à la question de savoir si les positions défendues par certains représentants du M.A.U.S.S. ont été bien comprises ou bien caricaturées, d’une part parce que ce débat a déjà eu lieu au sein du M.A.U.S.S. lui-même, d’autre part parce que tel n’est pas l’enjeu principal du livre. Car s’il accepte de se situer dans ce débat, ce n’est pas pour s’y épuiser. Son intention est différente. Il s’agit plutôt de repenser les principes de l’anthropologie à partir de ce lieu théorique, où l’anthropologie prête ses concepts à la sphère des pratiques économiques. Le but est donc de réorienter la pensée économique à partir des principes que celle-ci emprunte à une autre science. Tel est bien l’intérêt proprement philosophique de cet ouvrage qui a attiré à juste titre l’attention autant des anthropologues, des économistes que des philosophes. Je vais donc porter l’accent sur la partie plus conceptuelle de l’essai, le premier chapitre intitulé « le problème des choses ».

Le concept de conatus-intérêt

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, écrit Spinoza, Ethique III, proposition 6) s’efforce de persévérer dans son être ». C’est en ce lieu que vient s’ancrer le noyau théorique du livre. Si le conatus est essentiellement effort, il est aussi fondamentalement intérêt, au sens d’un intérêt à se maintenir dans l’être, intérêt à effectuer ses puissances et à les accroître. Pour Lordon on ne sort de l’alternative des figures de l’« intérêt utilitaire » et du « désintéressement », du calcul intéressé et de l’altruisme, que par un recentrage métaphysique sur la notion d’intérêt comprise comme égocentrisme radical, au sens où exister c’est être foncièrement intéressé à soi et pour soi (p. 34-35). L’approche est classique : il s’agit de repenser l’articulation entre le plan de l’essence et celui de l’existence. Plongée dans le bain de l’histoire, l’essence métaphysique du conatus-intérêt livre sa première propriété : la pronation violente sans frein ni limites. Mouvement brut de l’intérêt à l’état de nature, le prendre pour soi, conçu ici sur le modèle de l’ingestion, du métabolisme ou de l’égoïsme de la survie, est élu à fondement de tout échange marchand. Aussi, l’effort et le processus de civilisation ne feraient que découler de cette nécessité bien humaine de juguler, aménager, détourner, éduquer cette expression primordiale du prendre, qui risque à tout moment d’éclater en violence. Don et contre-don répondent à ce même impératif de réfrènement, de domestication et de sublimation de la pulsion prédatrice, antidote à une économie générale de la violence, dans laquelle les relations des hommes aux choses précèdent les relations des hommes entre eux. Aussi est-on conduit à admettre que « le problème civilisationnel n’a pas de tâche plus urgente que la mise en forme du prendre » (p. 39), et que « le don ne pas être premier », dans la mesure où le problème primitif c’est le prendre, et que le don est une institution qui suit d’une nécessité antécédente (p. 42). Le cadre théorique s’énonce ainsi clairement : « l’anthropologie historique précède toute praxéologie sociale ».

Une perspective spinoziste ?

On peut se demander toutefois si derrière les intentions affichées d’un recours à Spinoza, ce n’est pas plutôt la pensée de Hobbes qui travaille en sous-main la partie plus théorique de l’essai. Notamment par l’idée que la dispute anarchique des choses serait au fondement de la relation entre les humains, autrement dit que « la première réciprocité négative ». Pour Frédéric Lordon c’est l’échange de coups autour d’un objet que deux puissances pronatrices se déchirent, qui inaugure tragiquement la rencontre entre deux individus (p. 52). On retrouve ici dans l’expérience de pensée imaginée pour concevoir l’entrée en société la fiction propre à la pensée politique classique qui va de Hobbes à Rousseau. Sont perceptibles aussi la veine « marxiste » et l’influence de lectures qui dans le sillage de Matheron ont voulu lire dans le conflit passionnel la constitution principielle du lien interhumain. Si l’investiture du prendre pour soi comme attribut principal de l’intérêt a bien le mérite d’indiquer les limites d’une position consistant à élire naïvement le don et la donation comme élan premier (sur cet aspect critique, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur), elle en paye le prix. Affirmer en effet que « dans le monde humain, le problème du social naît au moment où deux conatus se rencontrent et s’affrontent pour la capture d’une proie » (p. 51), c’est décider aussi que la rencontre est d’abord dispute de choses. C’est inévitablement concevoir la nature de la co-existence sur le seul modèle de la concurrence et de la lutte. Il ne s’agit pas de sous-estimer les réalités dramatiques des réciprocités négatives, mais plutôt de se demander si le lien social est pensable à partir de cette seule négativité, autrement dit si l’existence des intérêts individuels est elle-même pensable indépendamment d’un ordre de « relations aux autres », où la « relation aux choses », avancée comme première par Lordon, se trouve toujours déjà prise. Entendons-nous bien : il ne saurait être question d’aller dans le sens de ce dont l’auteur montre parfaitement les limites chez un hégélien comme Kojève, à savoir d’une primauté anthropologique des relations symboliques (le prestige) sur les rapports physiques (la relation aux choses), mais peut-être tout simplement de considérer qu’il n’y a pas l’un sans l’autre, c’est-à-dire que le moment symbolique n’est à penser ni après ni avant, mais avec celui des choses.

Ici se joue l’un des enjeux majeurs du livre, qui affecte directement les destins d’un programme spinoziste en sciences humaines, ainsi que Frédéric Lordon entend ambitieusement le développer. Elle concerne la manière de comprendre ce que Spinoza appelait individuum, dont la première particularité est de ne pas être substantiel.

Cette question nous ramène à cœur même de la notion d’intérêt individuel. Or, peut-on vraiment s’aider de Spinoza, pour soutenir avec Lordon que « l’intérêt à soi et pour soi » est encore envisageable isolément, c’est-à-dire abstraction faite de la multitude humaine dans laquelle il est non seulement historiquement, mais aussi ontologiquement inséré ? Puisqu’il n’est pas substantiel, ne faut-il pas penser plutôt que chaque conatus individuel se trouve toujours déjà pris et compris dans une vie-à-plusieurs qui en conditionne l’existence jusqu’à celle de son « soi » ? Plutôt que cette chose qui a des relations avec des choses, l’intérêt-conatus ne désigne-t-il pas plutôt un être de relations (inter-esse), notamment avec celles et ceux qui permettent d’en définir l’individualité ? Que l’on relise la définition de l’individuum, on n’y trouvera aucune substance qui précède les relations dont il se constitue, et qui le font tenir à soi comme aux autres. Dans ces conditions, ne faut-il pas penser la multitude comme ce sol d’immanence soutenant l’être des self-interests ? Dès lors il n’y aura plus motif de se demander si le conatus-intérêt est pré- ou a-social (telle est en effet la problématique hobbesienne), car l’individu ne précède pas la multitude. Ce qu’il peut y avoir d’antisocial dans les passions prédatrices et destructrices des conatus-intérêts ne remet pas en cause ses conditions de possibilité au sein d’une vie commune. Au contraire, même l’antisocialité la plus insupportable ne fait que réaffirmer les liens essentiels qui lient les individus entre eux. Quoi qu’il fasse et pense, l’individu humain a beau être de toutes ses forces contre les autres, il ne l’est jamais que tout contre eux. Telle est la condition de son être mode.

Il reste que c’est avec une grande cohérence que les figures de l’intérêt sont poursuivies par Lordon jusque dans leurs derniers retranchements, là où, dans les profits déniés de la morale et dans le mensonge à soi-même du désintéressement, elles finissent par se cacher à elles-mêmes. Comme naguère La Rochefoucauld et les moralistes du grand siècle, Lordon démasque avec talent les faux-semblants de la comédie sociale (cf. le chapitre consacré aux Bienfaits de Sénèque), au risque cependant de masquer à son tour la réalité d’un être qui n’est rien sans les autres. Nous sommes singuliers parce que nous sommes plusieurs. La singularité de chacun n’existe que dans le champ d’une vie commune. La multitude est la condition et la limite de notre vouloir être absolument.

par Pascal Sévérac & Lorenzo Vinciguerra, le 26 mars 2008

Aller plus loin

Collège de philo

Cet article est publié en partenariat avec le Collège international de philosophie, qui organise dans le cadre des Samedis du Livre, une matinée sur l’ouvrage de F. Lordon le samedi 29 mars (9h30-12h30).

Amphi Stourdzé, Carré des Sciences, 1 rue Descartes, 75005, Paris, sous la responsabilité de Pascal Sévérac. Intervenants : Sophie Audidière, Bernard Gazier, Frédéric Lordon, Pascal Sévérac, Lorenzo Vinciguerra.

Pour citer cet article :

Pascal Sévérac & Lorenzo Vinciguerra, « Essai contre le don », La Vie des idées , 26 mars 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Essai-contre-le-don

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Vient de paraître un recueil d’articles, introduit par une riche préface, sous la direction de Yves Citton et Frédéric Lordon : Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Editions Amsterdam, 2008.

[2p. 34.

[3Essai sur le don, « Conclusions de morale », PUF, « Quadrige », p. 263-264.

[4Op. cit., p. 268. Cité par Lordon, p. 96.

[5Lordon, p. 78.

[6Lordon, p. 78.

[7p. 145.

[8« Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, Seuil/Gallimard, 1997, p. 16. Idée que Foucault exprime également en renversant la célèbre formule de Clausewitz : la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens.

[9p. 83.

[10p. 158.

[11p. 157

[12p. 82.

[13Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Seuil 2002.

[14p. 189-190.

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