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Épictète ou la performance

À propos de : Épictète, Entretiens, fragments et sentences, introduits et traduits par Robert Muller, Vrin


par Sandrine Alexandre , le 18 avril 2016


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Une nouvelle traduction des Entretiens d’Épictète donne à la pensée du célèbre Stoïcien de la période romaine une précision et une actualité nouvelles, tout en laissant en retrait certaines facettes de sa doctrine comme la métaphore de l’acteur ou la dimension politique.

Recensé : Épictète, Entretiens, fragments et sentences, introduits et traduits par Robert Muller, Paris, Vrin, 2015, 537 p.

Stoïcien romain d’expression grecque du Ier siècle de notre ère, philosophe esclave, exilé au même titre que les savants en général par un pouvoir impérial de plus en plus autoritaire qui redoutait sans aucun doute la critique, Épictète est une figure majeure de l’histoire de la philosophie. C’est même à lui que l’on pense souvent quand on parle de stoïcisme. Plus encore, c’est le stoïcisme d’Épictète qui est devenu le plus familier. Que l’on songe à la distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui n’en dépend pas », critère d’un jugement correct et droit qui nous apportera bonheur et liberté : on en fait l’une des caractéristiques du stoïcisme en général alors que c’est à Épictète que nous en devons la formalisation et l’usage systématique.

D’autre part, le stoïcisme a connu un regain de vivacité ces dernières décennies dans le monde universitaire, et le stoïcisme romain a cessé d’être considéré comme le prolongement moral et dégradé d’une École caractérisée par son austérité autant que par la technicité de ses concepts, à commencer par sa logique. La traduction des Entretiens d’Épictète s’inscrit donc dans cette double popularité. Et, malgré les traductions françaises existantes, on ne peut que se réjouir de la parution d’une traduction récente des Entretiens. En effet, les traductions vieillissent du point de vue du style aussi bien que des concepts dont la compréhension évolue en fonction des travaux de recherche qui leur sont consacrés. Une nouvelle traduction est donc à même de prendre en compte l’actualité de la recherche aussi bien que l’évolution de la langue. Elle permet de faciliter l’accès aux textes en en rendant la lecture plus aisée et elle délivre un texte plus précis en prenant acte des acquis de la recherche à laquelle elle contribue. Si tant est qu’elle respecte certains principes. Il faut donc que saluer la parution chez Vrin des Entretiens, fragments et sentences d’Épictète traduits par Robert Muller.

Cette traduction ne se propose pas de révolutionner l’ensemble des termes comme pouvait le faire par exemple la traduction – nouvelle en son temps – du De Anima d’Aristote par R. Bodéüs où l’on ne s’y reconnaissait plus tant les concepts les plus familiers y était devenus méconnaissables. Plus sobrement, cette traduction redonne au propos d’Épictète une forme d’actualité et restaure en de nombreux points l’intelligibilité du texte et sa précision conceptuelle.

Si R. Muller s’appuie sur le texte établi par H. Schenkl en 1916 pour Teubner [1], il pallie parfois ses lacunes (I 25, 4). Il s’en écarte parfois aussi à juste titre. Se trouve par exemple rétablie l’énonciation du dialogue au chapitre I 22, 11 qui, sans cela, était proprement inintelligible, Schenkl attribuant à Epictète la réfutation de sa propre proposition.

Les choix de traduction des concepts techniques sont pour la plupart satisfaisant. On ne peut se féliciter, par exemple, de la traduction de prohairesis par « faculté de choix » et non pas par « personne morale » comme le faisait systématiquement la traduction de J. Souilhé aux Belles Lettres. Comme l’a bien montré J.-B. Gourinat [2], la prohairesis – qui joue tout à la fois sur le sens temporel et préférentiel du préfixe pro – renvoie aussi bien à une décision ponctuelle (I 17, 25-27), à la faculté de prendre des décisions en général (II 23 ; III 5) ou, de façon plus spécifique, au choix d’un mode de vie (I 2 ; III 23). La prohairesis n’est donc pas à proprement parler une « personne morale », mais contribue plutôt à la constituer.

En revanche, on peut regretter le traitement réservé à phantasia. Si la traduction par « représentation » n’est pas contestable, en revanche phantasia n’a que rarement chez Épictète le sens de « représentation première ». Si elle prend toujours chez les anciens stoïciens, chez Épictète, et plus généralement chez les stoïciens romains, cette notion peut très souvent être comprise comme un équivalent de dogma ou encore d’hypolèpsis, terme d’ailleurs absent du glossaire.

L’appareil de notes favorise pour sa part le passage d’un univers culturel à l’autre, de la compréhension littéral à l’inscription dans son contexte. On y signale tout à la fois certains emprunts aux prédécesseurs stoïciens, mais aussi les références plus ou moins claires à Platon ou aux Tragiques, ainsi que certaines références contextuelles également nécessaires sinon à l’intelligibilité littérale du moins à un gain de sens. On y insiste également sur le sens de certains termes que laisserait échapper la traduction française. En témoigne la note 3 en I 23, 7. La critique d’Épicure, présenté comme celui qui ne veut pas « élever » d’enfants, est enrichie par l’explicitation du verbe grec anairô. En effet, ce verbe ne fait pas simplement référence au fait de nourrir et d’éduquer un enfant, comme c’est le cas en français, mais déjà et avant tout au fait de le reconnaître, par opposition au fait de l’exposer, c’est-à-dire de ne pas le reconnaître et de le laisser mourir, à quoi renvoie justement le verbe riptô à la fin du passage.

Dès lors, cette traduction ne fait pas doublon par rapport à celle, proche du texte mais un peu vieillotte, de J. Souilhé [3] ou à celle d’É. Bréhier [4], plus actuelle mais trop souvent éloignée du texte. Si cette traduction apparaît donc très juste – tout à la fois nécessaire, précise et actuelle – cette édition des Entretiens, fragments et sentences suscite néanmoins deux interrogations ou deux remarques.
La première porterait sur l’absence du Manuel, ce florilège établi par Arrien des pensées les plus marquantes du cours d’Épictète et destiné à « être sous la main », à faire office de dague contre les opinions qui nous sont familières et qui nous viennent dans la précipitation. L’ouvrage a sans conteste le grand mérite de présenter en complément et en regard des Entretiens les Fragments et les Sentences « peu édités et très rarement traduits ». Provenant des livres perdus des Entretiens, les fragments permettent ou bien de confirmer ou bien de compléter le texte d’Arrien dont nous disposons (p. 30-31). Les sentences quant à elles « apportent une information intéressante sur le rayonnement du philosophe et sur la nature de ce qu’une tradition plus tardive a retenu de lui » (p. 31). Mais dans cette perspective, le Manuel manque indéniablement. Une autre traduction n’aurait pas été inutile par rapport aux traductions existantes – y compris celle de P. Hadot – et le volume aurait donné un ensemble complet et cohérent de l’œuvre d’Épictète et aurait sans aucun doute faciliter la confrontation entre les textes pour des lecteurs non hellénistes.

La seconde objection porte sur l’image d’Épictète et de sa pensée qui se dégage sinon de la traduction elle-même, du moins des marges qui l’encadrent. L’introduction succincte présente de manière juste, précise et informée l’auteur et le statut d’un texte qui n’est que l’ensemble des notes prises et/ou rédigées par son disciple Arrien. Il n’en demeure pas moins que s’y dessine une lecture de la pensée d’Épictète – et de la pensée stoïcienne en général – que l’on retrouve dans le Dictionnaire des Philosophes antiques ainsi que dans Les Stoïciens du même R. Muller, ouvrages auxquels il est fait assez fréquemment allusion dans l’introduction. Témoignent de cette lecture les notions sélectionnées pour le glossaire ainsi que le caractère lacunaire d’une bibliographie très classique et très francophone.

Bien entendu la notion de prohairèsis ainsi que la distinction entre « ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas » est soulignée comme un apport majeur d’Épictète. Certes, R. Muller insiste sur l’importance accordée au progressant (p. 24) et sur la notion de liberté (p. 27-28) dont il montre qu’elle a une expression concrète au sein de la société et qu’elle ne relève pas de la pure fantasmagorie ou de la mauvaise foi comme les détracteurs du stoïcisme – Pascal ou Hegel parmi les plus illustres – ont pu l’affirmer parfois. Mais, en se focalisant sur la répartition tripartite de la philosophie stoïcienne en logique, physique, éthique, R. Muller nous semble négliger ou laisser dans l’ombre l’une des caractéristiques de la pensée d’Épictète, que retrouve dans une certaine mesure Marc Aurèle : le souci des faits qui le conduit à prendre en compte le trouble de la plupart « des gens » plutôt que le bonheur du sage. Or, cette perspective, qui témoignerait d’une forme de « réalisme » par rapport au caractère utopique des exposés doctrinaux du premier stoïcisme, est un infléchissement caractéristique du stoïcisme romain. C’est ce que l’on pourrait appeler la « problématisation » de leur actualité propre aux stoïciens romains, qui les engage non seulement à proposer une interprétation de ce trouble dans lequel s’abime l’humanité ainsi que des tentatives pour y remédier, et que néglige la présentation de R. Muller. En témoigne également dans le glossaire l’absence de termes aussi essentiels que tarachè (le trouble) et ataraxia (l’absence de trouble).

C’est toute la référence à l’acteur et à la métaphore théâtrale qui est également laissée de côté par R. Muller. Or, la performance d’acteur permet précisément de modéliser le comportement distancié qui permet tout à la fois d’être sans trouble et irrécupérable – ce qui répond donc au problème dont on vient de dire qu’il caractérisait le stoïcisme romain. Seul un comportement « réservé » (meth’hypexaireseôs), c’est-à-dire distancié, aussi distancié que peut l’être le comportement de l’acteur à l’égard de ce qui arrive à son personnage, permet de ne pas subir de revers, d’assumer la place qui nous échoit, mais encore d’être insensible aux menaces et au chantage.

Celui qui est sur le point d’être vaincu par un homme doit, bien auparavant, avoir été vaincu par les choses. Quiconque n’est pas dominé par le plaisir, la souffrance, la gloire, la richesse et qui peut, quand il lui plaît, cracher son pauvre corps tout entier au visage de son interlocuteur puis s’en aller, de qui cet homme est-il encore esclave, à qui est-il encore soumis ?
Épictète, Entretiens, III 24, 71.

Dès lors que je tiens pour rien mes biens, mon propre corps ou ma famille, aucun revers de fortune ne peut m’affliger et, par conséquent, personne ne peut plus rien sur moi, personne ne peut avoir de prise sur moi. Le jeu d’acteur – du moins dans la conception non empathique prônée par Épictète [5] – assure la modélisation d’un comportement réservé. D’où la critique d’Épictète à l’égard de ses contemporains qui ressemblent à des acteurs qui se prennent pour le personnage dont ils jouent le rôle :

Bientôt viendra le temps où les acteurs tragiques croiront qu’ils sont leurs masques, leurs cothurnes, leur robe. Homme, tout cela tu l’as comme matière et comme sujet proposé.
Épictète, Entretiens, I 29, 41.

Ils sont aussi ridicules que des acteurs qui se désoleraient de la perte d’un sceptre de pacotille, de la mort d’un personnage ou – plus ridicule encore – de leur propre mort. Non seulement ils s’exposent au malheur mais encore à la domination d’autrui ce dont préserve le comportement réservé, inspiré du jeu d’acteur. Or cette modélisation théâtrale, certes discrète dans ses occurrences mais néanmoins structurante, n’est pas mise en valeur par la présentation de R. Muller. Ce que confirme également l’absence, dans le glossaire, des termes hypokritès (l’acteur), prosôpon (le rôle, le personnage, le masque) ou encore schesis (la place ou la relation – de fraternité, de paternité, de commandement, de conjugalité…).

Enfin, c’est toute la dimension politique associée à cette perspective qui se trouve négligée, perspective qui a fait pourtant l’objet des travaux de recherche ces dernières années en France comme à l’étranger et qui sont totalement passés sous silence dans la bibliographie [6]. Encore une fois, l’absence dans le glossaire de termes comme exousia (le pouvoir) et kurios (le maître) témoigne moins d’une lacune involontaire que d’un choix de lecture, inévitable, mais dont il importe de demeurer conscient. Or, il n’y a pas moins d’enjeux politiques dans les Entretiens que dans le Discours de La Boétie ou dans la critique de Stirner [7] qui soulignent tous deux la faiblesse d’un pouvoir sans puissance dès lors qu’il se soutient de la volonté de ceux qui obéissent. Et c’est bien ce que démontrent les saynètes qui, dans les Entretiens, opposent le tyran à l’homme éduqué, qu’il soit simple particulier (I 19) ou sénateur (I 2). Celui qui connaît et applique la distinction entre ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas, celui-là conduit le tyran à faire l’expérience des limites de son pouvoir [8]. Le stoïcien n’obéit pas à tout en effet et « la porte est toujours ouverte » (I 9), on peut choisir de « quitter le jeu » (IV 7). Toute obéissance est dès lors, dans une certaine mesure, le fruit d’une décision raisonnable. Le stoïcien n’obéit jamais à un ordre qui le conduirait à être lui-même injuste et il n’obéit jamais sous la pression de quelque menace que ce soit. Quant à la désobéissance, si elle finit sous terre ou sur la croix, « c’est dans le jeu » (IV 7), elle est toujours précédée ou elle s’accompagne toujours, comme d’ailleurs l’obéissance, d’une déclaration qui signale au tyran qu’il ne pourra aller plus loin que la mort, autrement dit qu’il n’obtient finalement pas ce qu’il veut, à savoir une liberté. Les Entretiens nous permettent ainsi de penser et de repenser de façon critique la question de la domination et de la résistance, ce qui n’est pas sans lien avec les réflexions contemporaines d’une philosophe comme J. Butler par exemple. On songe notamment à son analyse de la performance drag et au chapitre intitulé « De la parodie à la politique » de l’ouvrage Trouble dans le genre ainsi qu’à la reprise critique qu’en propose l’auteure dans Défaire le genre. La performance drag est une performance qui vient révéler par son outrance la facticité des codes, le caractère construit des comportements de genre et surtout, la reconduction d’un rapport de pouvoir. Il existe bien entendu de grandes différentes entre la performance drag et la performance d’acteur, puisque celle-ci est avant tout un mode de vie destinée à éviter le trouble pour soi alors que celle-là est d’abord destiné à exhiber une certaine structure de pouvoir contestable. Il n’en demeure pas moins que, dans un cas comme dans l’autre, la manière de se comporter joue un rôle critique et dénonciateur et que, réciproquement, la critique passe au moins autant par ce que l’on fait et la manière dont on le fait que par des dénonciations en bonne et due forme. Les propos d’Épictète n’ont pas fini de nous donner à penser.

par Sandrine Alexandre, le 18 avril 2016

Pour citer cet article :

Sandrine Alexandre, « Épictète ou la performance », La Vie des idées , 18 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Epictete-ou-la-performance

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Notes

[1Dissertationes ab Arriani digestae, texte établi par H. Schenkl, Stuttgart, Teubner, 1965 (1916).

[2Gourinat, J.-B., «  La prohairèsis chez Épictète : décision, volonté ou personne morale  ?  », dans Philosophie antique, 5, 2005, p. 93-133.

[3Entretiens, livres I-IV, texte établi et traduit par J. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres, 1969-1991.

[4Entretiens, traduction d’É. Bréhier, dans Les Stoïciens, tome II, Paris, Gallimard, 1962.

[5Une telle conception s’oppose à une conception empathique du jeu d’acteur que l’on trouve dans la République ou dans l’Ion de Platon. Le paradoxe sur le comédien de Diderot n’innove donc pas absolument comme la postérité a bien voulu le laisser entendre.

[6On songe, entre autres, aux travaux de G. Reydams-Schils (The Roman Stoics : Self, Responsibility and Affection, The University of Chicago Press, 2005), et, dans une moindre mesure, au collectif dirigé par T. Scaltsas et A. Mason (The Philosophy of Epictetus, Oxford University Press, 2007).

[7M. Stirner, L’Unique et sa propriété (1848) : «  Celui qui doit, pour exister, compter sur le manque de volonté des autres est tout bonnement un produit de ces autres, comme le maître est un produit du serviteur. Si la soumission venait à cesser, c’en serait fait de la domination  ».

[8Sur la dimension politiquement subversive du stoïcisme, on se permet de renvoyer à S. Alexandre, Evaluation et contre pouvoir. Portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain, Grenoble, J. Millon, 2014, chapitre 7.

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