Le « fixeur » ou drogman, auxiliaire-interprète indispensable tant aux journalistes qu’aux soldats en terrain hostile, se situe au cœur d’un réseau de relations et de transferts. Au Moyen Âge comme aujourd’hui, il incarne le besoin d’altérité.
Le « fixeur » ou drogman, auxiliaire-interprète indispensable tant aux journalistes qu’aux soldats en terrain hostile, se situe au cœur d’un réseau de relations et de transferts. Au Moyen Âge comme aujourd’hui, il incarne le besoin d’altérité.
Paru au moment où le départ des troupes américaines d’Afghanistan lie son sujet à une actualité brûlante, ce livre audacieux mène une enquête connectée entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine, la littérature médiévale et l’histoire, autour de la figure du « fixeur », interprète-arrangeur indispensable tant aux journalistes qu’aux troupes en terre hostile, un personnage également bien connu des récits de voyage médiévaux en Orient.
Pour tenter de saisir le fixeur entre le Moyen Âge et le monde d’aujourd’hui, Zrinka Stahuljak, d’origine croate et aujourd’hui professeure de littérature française à UCLA à Los Angeles, part de son expérience personnelle. Pendant la guerre de l’ex-Yougoslavie, la jeune femme parlant plusieurs langues européennes était elle-même fixeuse, interprète et facilitatrice du séjour et des échanges de journalistes ou d’observateurs occidentaux.
Dans cet essai, elle s’interroge sur la définition, les conditions juridiques et les conditions de travail des fixeurs, indispensables lors des conflits, afin de faire sortir de l’ombre ces personnes le plus souvent invisibles, « intermédiaires » utiles mais jugés négligeables, si peu considérées qu’aucune loi ne les protège une fois le conflit terminé. Le réflecteur tourné vers les fixeurs les montre d’autant plus vulnérables que leur activité – qui n’est pas un métier – les rend ambivalents, suspectés de tous côtés.
Lors de son enquête, Stahuljak met constamment en tension les mondes médiéval et contemporain par des allers-retours fréquents et des questions qui embrassent les deux mondes. Sa méthode relève avant tout de l’histoire engagée manière de croiser savoirs historiques, concepts et interrogations contemporains, pour entrelacer une parole à visée éthique et politique avec l’analyse de sciences sociales et le fil historique qui constitue l’armature du livre.
Malgré une argumentation soutenue et pédagogique, il ne s’agit nullement d’un ouvrage académique par et pour médiévistes, mais d’un essai à portée contemporaine qui se sert du monde médiéval et de ses récits comme point d’ancrage, terrain et exemple. L’historien qui y chercherait la rigueur et la méthode habituelles de sa discipline risque d’être déçu. À l’inverse, en tant qu’essai qui convoque le passé pour penser et agir au présent, le livre de Stahuljak tient ses promesses : en discutant de la fonction et du statut des fixeurs dans deux mondes rapprochés par cette figure intrigante, il permet de saisir l’ambivalence qui perdure face à ces médiateurs indispensables, et son injustice.
Si le mot fixeur, aujourd’hui couramment utilisé, a été importé dans les années 1970 de l’anglais où to fix signifie arranger, le livre montre que l’activité, elle, est ancienne. En français médiéval, les termes sont nombreux pour désigner ceux qui la pratiquent : drogman, dragoman, drugeman, targuman, turceman, truchement, pour ne donner que les formes les plus fréquentes, dont on retrouve les équivalents dans les autres langues médiévales et qui pullulent dans la littérature, les récits de voyage, les chroniques médiévaux.
Zrinka Stahuljak les rencontre lors des voyages en Terre Sainte, en Orient, auprès des missionnaires, des diplomates, des explorateurs, des marchands. Aujourd’hui, lors des conflits, tant les journalistes étrangers que les troupes ou diplomates ont recours à ces auxiliaires multifonctionnels locaux qui, au-delà de leur travail de traducteurs, sont « leurs yeux et leurs oreilles », grâce à leur connaissance du terrain. Ils leur servent de bottin téléphonique, de guide, voire de gardes du corps ; ils s’assurent des détails de leurs itinéraires, s’occupent de leur logement en lieu sûr, des rendez-vous avec les administrations ou des personnages locaux ; ils procurent autant les informations et les contacts que la nourriture ou le matériel nécessaire dans un cadre périlleux.
Or, par le rôle qu’ils jouent, ils sont extrêmement exposés – comme le montre le sort dramatique, non pas « réservé », mais plutôt « advenu » aux anciens aides et employés des États occidentaux dans l’Afghanistan de nouveau dominé par les talibans, qu’ils n’ont le plus souvent pas pu quitter, malgré de nombreuses promesses.
En déplaçant le regard de la traduction, supposée transparente, vers les autres fonctions des fixeurs permettant de les décrire comme des acteurs fondamentaux de la médiation et de la communication entre cultures différentes, l’autrice définit le fixeur comme un dispositif au cœur d’un réseau de relations et de translationes, de transpositions ou de transferts.
Parallèlement, Stahuljak montre que, si on le considère comme une « fonction », simple relais technique, « moyen pur » effacé, invisible et dépourvu d’agentivité, défini par sa fidélité absolue, le fixeur est un organisateur-médiateur autonome disposant d’une agentivité, d’une capacité d’agir fondamentale : il intervient dans des situations de conflit et prend des décisions.
En faisant sortir les fixeurs de l’ombre de cette tension intenable, le livre porte une thèse forte, nourrie de l’actualité renouvelée du statut indéfini des aides afghans aux États occidentaux : si le fixeur-dispositif risque sa vie pour en sauver des centaines d’autres, la sienne est une vie qui ne compte pas pour ses employeurs ou clients.
Sa subjectivité est oubliée. Elle ne sera jamais une valeur pour ses employeurs, parce que le fixeur est une figure profondément ambivalente, suspectée de tous côtés de pouvoir trahir, selon le vieil adage traduttore-tradittore, et parce que la dette envers lui qui a sauvé de multiples vies en risquant la sienne, en est une qu’il n’existe aucun moyen d’acquitter.
Sur cette base, l’autrice pose des questions inévitables en termes d’éthique – celle d’une éthique des fixeurs et envers les fixeurs – qui touchent aussi des questions de politique et d’économie. La discussion, campée dans la tension entre deux temporalités, avance par des réflexions conceptuelles autour de la question du don et du contrat définissant la fonction du fixeur ; de la théorie moderne de la traduction qui écarte l’homme et le corps de l’intermédiaire pour ne l’envisager qu’en termes de textualité et d’intertextualité ; de l’idée de l’acteur comme réseau, comme contingence.
Elle est soutenue par de nombreux textes médiévaux, des romans du XIIe siècle à Raymond Lulle, Riccoldo de Monte Croce, ou des traités de croisade tardifs. Marco Polo est une référence majeure du livre : sa figure devient l’exemple du fixeur idéal, l’homme occidental cultivé qui travaille pour soi et maîtrise des langues ; marchand, il pose aussi la question du rapport du fixeur à l’argent et à sa conversion en voyage.
Nous rencontrons des intermédiaires en amour, comme Brangien dans Tristan et Yseult ; des missionnaires recourant à des guides-fixeurs ; des réflexions sur leur fonction dans divers traités de croisade. L’autrice mobilise sa culture de médiéviste en même temps que la pensée contemporaine (de Walter Benjamin à Derrida et à Bruno Latour) afin d’élaborer une pensée qui pose tous les problèmes du sujet, de l’éthique à la question de l’économie, et notamment celui de la fidélité : à qui le fixeur doit-il être fidèle, et que signifie sa fidélité ?
En contrepoint du don de soi du fixeur, les voyageurs soulignent la nécessité de le combler de « mangeries » (des petits dons quotidiens et obligés) et de « courtoisies » (des remerciements de service sincères, généreux et courtois) s’ajoutant au salaire fixé, sans lesquels il risque de trahir, dans l’Orient médiéval. La courtoisie se comprend alors comme « la reconnaissance monétisée de la dette inavouable du lien à l’intermédiaire » (p. 129).
Le dernier chapitre fait un pas de plus, en expliquant que les fixeurs sont fondamentaux pour la conquête et pour construire un empire, car sans intermédiaires et sans communication, il n’y a pas d’administration, donc pas de colonisation ou d’expansion impériale. C’est ainsi que le duché de Bourgogne du XVe siècle se présente, pour l’autrice, comme l’État-fixeur par excellence, tenu ensemble par son réseau d’intermédiaires et culturel, ses bibliothèques.
Si l’idée est plus aisément défendable en termes philosophiques qu’en termes historiques – assimiler aux fixeurs les intermédiaires de l’État, si indispensables lors de toute conquête et pour toute administration –, ce chapitre ramène au cœur de l’argumentation une immense question, présente en filigrane tout au long du livre : le problème actuel du rejet de l’intermédiaire pour se constituer en sujet. L’autrice emprunte à Alain de Libera l’idée de Maître Eckhart concernant la conversion radicale, laquelle exclut par humilité tout intermédiaire pour établir un lien direct avec Dieu (p. 90) – un pas essentiel, dans l’argumentation de Libera, vers le sujet moderne, de la subjectité à la subjectivité.
Dans le monde horizontalisé d’aujourd’hui, dépouillé de transcendance, refuser la médiation mène facilement au refus du dialogue et de l’altérité : sans intermédiaire, dit Stahuljak, « la seule position acceptable est la sienne ; on est en dehors de la possibilité de communication » (p. 29). Ce rejet de la médiation va de pair avec une conception du temps qu’incarne le culte de l’immédiateté, tel qu’il se déploie dans un espace public de plus en plus clivé.
Ainsi, l’éloge du fixeur comme figure indispensable porte l’énoncé philosophique et politique du besoin de la médiation dans la société civile, nécessaire pour maintenir la paix sociale (p. 11). On saisit que l’autrice se comprend elle-même, personne et médiéviste, en tant que médiatrice indispensable entre Europe et Amériques, France et Balkans, histoire et littérature, Moyen Âge et présent.
Ce petit livre touchant et parfois déconcertant, qui tisse ensemble fil personnel, fils historiques et réflexions essentielles sur et dans le monde contemporain, avance parfois par bravoures. En affirmant plus qu’il ne démontre à la manière des historiens, l’essai de Zrinka Stahuljak relève autant de la philosophie politique que de l’histoire connectée : s’il ne convainc pas à toutes ses pages, il fascine et fait penser, tant pour le Moyen Âge que pour le monde contemporain.
par , le 6 février 2023
Piroska Nagy, « Éloge de l’intermédiaire », La Vie des idées , 6 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Eloge-de-l-intermediaire
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