Recension Histoire

Mais qui sont les nobles ?

À propos de : Élie Haddad, D’une noblesse l’autre : France, XVIe-XVIIIe siècle, Champ Vallon


par , le 13 novembre


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Statut social, ordre, qualité, vertu, les critères pour définir la noblesse sous l’Ancien Régime ne manquent pas. Pourtant, en se penchant sur ce groupe social, force est de constater sa diversité, l’évolution de ses contours et de la définition qui en est faite par les contemporains au fil du temps.

En analysant certains groupes et phénomènes sociaux, les historien.ne.s parlent un langage commun en intégrant des mots dont le sens semble être admis par tous et toutes. C’est le cas pour le concept de noblesse, utilisé dans de nombreuses études, notamment pour l’Ancien Régime, sans que le caractère mouvant de son acception soit toujours pris en compte. Cette difficulté ne tient pas à un silence des sources, car une profusion de traités, de lettres et d’édits tentent de tracer les contours de la noblesse alors que celle-ci ne repose pas sur des critères juridiques clairs. Or, la lecture de ces sources peut augmenter la confusion pour définir ce groupe social et incite surtout à relever la diversité des contextes, des situations et des parcours familiaux de celles et ceux qui se prétendent nobles.

Les contours de la noblesse

Ce constat a conduit des chercheurs à établir des distinctions au sein de l’ordre nobiliaire. C’est le cas de Jean-Marie Constant qui, dès les années 1980, définit ce qu’il nomme la « noblesse seconde », constituée « d’un ensemble de gens capables, de par leur influence dans les provinces, d’exercer un rôle de relais entre l’État, la très haute noblesse et les gentilshommes locaux [1] ». Depuis, les multiples travaux sur les élites aristocratiques poussent des historiens comme Michel Figeac à parler plutôt « des noblesses » afin de montrer la diversité de la condition noble sous l’Ancien Régime [2]. Robert Descimon (sur la noblesse de robe), Fanny Cosandey ou Nicolas Le Roux se sont quant à eux attachés à analyser les éléments de distinction permettant aux nobles d’affirmer leur identité et leur position au sein de la société d’ordre [3].

Dans le même temps, une approche centrée sur la parenté et les formes de reproduction sociale a été portée par des historien.ne.s comme Anna Bellavitis, Michel Nassiet ou encore Christiane Klapisch-Zuber pour la période médiévale [4]. Ces travaux ont montré que les alliances et la transmission des biens au sein des familles aristocratiques sont des éléments de sa perpétuation et de son dynamisme, aspect qui occupe une large part de la réflexion d’Elie Haddad. Plus récemment, Camille Pollet a proposé une réflexion sur les traités de noblesse qui cherchent à la définir tout en dressant des modèles de comportements pour celles et ceux qui s’en réclament [5].

Ce tour d’horizon témoigne du dynamisme de la recherche sur la noblesse en France, auquel le livre d’Elie Haddad apporte un nouveau jalon remarquable. Il démontre les bienfaits d’une étude à la croisée des disciplines historique, sociologique et anthropologique pour comprendre la façon dont les membres de l’élite aristocratique construisent, entretiennent et justifient leur supériorité et la domination qu’ils exercent sur les terres dont ils sont propriétaires, mais également sur les sociétés qui les composent. Pour mener son étude, l’auteur prend appui sur ces disciplines tout en adoptant une perspective historique sensible aux évolutions et aux bouleversements sociaux et économiques qui influencent la perception de la noblesse.

Portrait de Pierre-Cardin Lebret (1639-1710) et son fils Cardin Le Bret (1675-1734), présidents à mortier au parlement de Provence, par Hyacinthe Rigaud, vers 1695

De la qualité au statut

Elie Haddad offre une réflexion bienvenue sur un concept dont il n’étudie pas les origines, mais les bouleversements perceptibles entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Ce choix chronologique est justifié en soulignant que, durant cette période charnière, l’appréhension et la définition de la noblesse passent de la conception d’une « qualité » à un « statut » noble avec tous les changements économiques et sociaux que cela comporte. Au début du XVIe siècle, la noblesse est ainsi pensée comme une qualité « et non comme l’appartenance à un groupe prédéfini ou comme une catégorie sociale » (p. 331). Les nobles se distinguent essentiellement par leur mode de vie et les attributions attachées aux terres qu’ils possèdent : exercice de la justice, profession des armes… Les traités de l’époque insistent également sur la vertu attachée à la qualité nobiliaire qui se transmet au sein de la lignée et justifie le pouvoir accordé à cette élite.

Partant de ce constat, Elie Haddad met en lumière les questionnements qui émergent au XVIe siècle au sujet de la définition de la noblesse : ils émanent à la fois des nobles qui défendent l’ancienneté de leur lignée ; des théoriciens qui vantent les mérites de ces membres indispensables au fonctionnement monarchique, mais également du souverain qui cherche à établir quels sont les hommes dignes des charges et des privilèges qu’il concède. Dans le même temps, le développement de l’état monarchique conduit à alimenter la création d’une noblesse de « robe » faite de serviteurs royaux dont les offices permettent l’anoblissement. Cette dernière est perçue comme une menace par les tenants de la noblesse d’épée, tels Boulainvilliers, qui vantent les mérites de la seule et véritable noblesse, celle des armes et de la vertu, acquise par le sang et garantie par l’ancienneté de la « race ». Les enquêtes de noblesse menées au XVIIe siècle par Colbert, ministre de Louis XIV, témoignent d’un besoin monarchique d’identifier clairement les membres de cet ordre afin d’en exclure les usurpateurs. L’auteur rappelle que les critères choisis fixent un « modus vivendi entre l’idée de noblesse politique, selon laquelle toute noblesse découle du pouvoir royal, et celle de noblesse naturelle, transmise par le sang. » (p. 314). En orchestrant ce contrôle sur la légitimité et l’authenticité de certains titres, le roi prend la main sur la définition de la noblesse en l’encadrant par un droit, la faisant passer de qualité à un statut qui justifie l’accès à un certain nombre de privilèges.

Deux axes principaux ressortent de cette étude : l’influence de la démographie sur les alliances nobles qui entraîne un resserrement des transmissions sur les aînés et le renforcement du patrilignage d’une part ; le passage d’une conception de la parenté et de la noblesse fondée sur la possession de terres et de seigneuries à une conception plus personnelle fondée sur la race et le sang d’autre part.

L’auteur montre ainsi que la démographie et notamment la baisse du nombre d’enfants mariés et de descendants influence les systèmes d’alliance qui sont au cœur de la perpétuation de grandes familles. Ces mariages permettent de préserver à la fois un nom et un patrimoine, mais sont également conditionnés par des aspects financiers dans un contexte d’appauvrissement d’une partie du second ordre. Cela est perceptible pour la seconde moitié du XVIIe siècle lorsque certaines familles s’ouvrent à la noblesse de robe et notamment au monde des financiers pour sceller des alliances qui, faute d’en assurer le prestige, en garantissent l’aisance financière. La diminution du nombre d’enfants par couple pousse ainsi l’ordre nobiliaire à s’ouvrir à d’autres segments de la population dans une période où les débats sur la véritable noblesse et le rejet de la dérogeance (le fait d’abandonner le mode de vie noble, en investissant dans le commerce ou la finance par exemple), induisent plutôt un resserrement social. Elie Haddad montre ainsi l’influence de la politique royale visant à circonscrire la noblesse sur les choix opérés par les familles nobles, qu’il s’agisse des mariages ou de la transmission des biens et des offices.

Il analyse les mots pour dire la parenté et notamment la prédominance des termes de « race » et de « maison » à partir du XVIIe siècle. Il montre alors les glissements sémantiques qui conduisent à remplacer la « lignée » et le « lignage » par la « race » qui, pour la noblesse du XVIIe siècle, désigne « un groupe de parenté déterminé par la filiation » (p.43). De même, en se substituant au mot « lignage », l’usage du terme « maison » témoigne de l’attachement à un groupe de parenté qui s’inscrit dans une temporalité, mais également à un patrimoine, à des biens qui assurent une certaine continuité entre les personnes grâce à leur transmission. Or, l’évolution des comportements démographiques conduit à modifier les voies de la transmission et à concentrer les héritages sur les aînés (y compris les femmes) aux dépens de branches cadettes qui, faute de moyens de perpétuation, s’éteignent. Elie Haddad révèle alors un paradoxe entre le besoin des nobles de défendre leur maison et la faiblesse des moyens mis en œuvre pour manifester l’assise territoriale, mémorielle et sociale de celle-ci.

Port, habit et marcher du Gentilhomme allant par la ville pour se trouver au lever du Roy faire sa cour et rendre les devoirs qu’il doit à son Prince
Briot, Isaac (1585-1670). Graveur, Saint-Igny, Jean de (1595 ?-1649 ?). Dessinateur du modèle
À Paris, chez Estienne Dauvel, dans la chapelle Saint-Michel au Palais. 1629. Gallica

Pratiques et usages de la noblesse

Pour établir ce constat, l’auteur centre son étude sur des signes et des pratiques que les historien.ne.s ont l’habitude d’utiliser sans forcément percevoir les variations de leur usage dans le temps long. Elie Haddad s’appuie sur des exemples précis et documentés : correspondances, documents notariés ou encore mémoires, dont certains sont moins connus que d’autres. La multitude et la concordance de nombre de ces exemples ne doivent pas donner l’illusion d’un modèle unique auquel tous les individus se conformeraient, et l’auteur insiste sur la nécessité de poursuivre certaines enquêtes tout en rappelant que les cas particuliers peuvent contenir leurs propres logiques et leurs propres inflexions.

Certains des aspects présentés sont ainsi bien connus, tels que l’attachement aux papiers (chartes, lettres, titres) qui servent l’élaboration et la mise en scène d’une généalogie et d’une domination territoriale attachées à une maison. Leur inscription dans une analyse à visée anthropologique permet de déceler des significations plus profondes et communes à ce groupe social. Ainsi, les signatures et adresses, les armoiries connaissent des mutations dont l’étude traduit une évolution dans la conception de la noblesse entre le XVIe et le XVIIIe siècle. L’onomastique ou l’usage des titulatures dans les signatures des nobles révèlent ainsi un détachement progressif aux biens et seigneuries pour mettre en avant l’appartenance à une race et donner à la maison « une connotation patrilignagère » (p. 90).

De même, l’attention portée aux sépultures et l’abandon progressif de nécropoles familiales témoignent d’une évolution dans le rapport au lignage qui était pourtant au cœur de l’identité nobiliaire au XVIe siècle. Progressivement, la défense de l’appartenance à la noblesse ne se joue plus dans la mise en scène et la démonstration d’une accumulation de terres et de titres depuis des temps immémoriaux, mais par le service rendu à la monarchie et l’attachement au souverain.

Lecture exigeante, l’ouvrage d’Elie Haddad a le mérite de se confronter à une question d’ordre épistémologique tout en explorant la façon dont les sociétés contemporaines ont façonné elles-mêmes ce qui faisait la noblesse : qualité, vertu, race, mode de vie. En analysant ces éléments déterminants, il montre les changements dans la façon dont la noblesse est perçue, se perçoit et se définit. Ces évolutions peuvent traduire des choix idéologiques, mais sont également portées par des mutations politiques, sociales et économiques qui dépassent le seul cadre du second ordre. En adoptant une démarche résolument tournée vers l’anthropologie et la sociologie, Elie Haddad offre ainsi un outil indispensable pour appréhender la noblesse d’Ancien Régime jusqu’aux bouleversements révolutionnaires.

Élie Haddad, D’une noblesse l’autre : France, XVIe-XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2024, 404 p., 27 €, ISBN : 9791026712435

par , le 13 novembre

Pour citer cet article :

Fanny Giraudier, « Mais qui sont les nobles ? », La Vie des idées , 13 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Elie-Haddad-D-une-noblesse-l-autre

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Notes

[1Constant Jean-Marie, «  Un groupe socio-politique stratégique dans la France de la première moitié du XVIIe siècle : la noblesse seconde  », L’État et les aristocraties (France, Angleterre, Écosse), XIIe XVIIe siècles, Paris, 1989, p. 279-304 et La vie quotidienne de la noblesse française aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1985.

[2Figeac Michel, Les noblesses en France. Du XVIe au milieu du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2013.

[3Descimon Robert, Cosandey Fanny (dir.), Dire et vivre l’ordre social en France sous l’Ancien Régime, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005  ; Cosandey Fanny, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris, Gallimard, 2016  ; Le Roux Nicolas, Le crépuscule de la chevalerie. Noblesse et guerre au siècle de la Renaissance, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015  ; Nicolas Le Roux et Martin Wrede (dir.), Noblesse oblige. Identités et engagements aristocratiques à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

[4Bellavitis Anna, Identité, mariage, mobilité sociale : citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle, Rome, EFR, 2001  ; Nassiet Michel, Parenté, noblesse et états dynastiques : XVe-XVIe siècles, Paris, EHESS, 2000  ; Klapisch-Zuber Christiane, La maison et le nom : stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, éditions de l’EHESS, 1990.

[5Pollet Camille, Définir la noblesse. Écriture et publication des traités nobiliaires au XVIIe siècle – Angleterre - France – Espagne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.

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