Le dégel suivant la mort de Staline a ouvert une période d’occidentalisation de la culture soviétique, qui conduit à modifier en profondeur, selon E. Gilburd, la chronologie du socialisme tardif.
Le dégel suivant la mort de Staline a ouvert une période d’occidentalisation de la culture soviétique, qui conduit à modifier en profondeur, selon E. Gilburd, la chronologie du socialisme tardif.
La période qui suit la mort de Staline, généralement désignée par le terme de « dégel », a fait l’objet depuis une quinzaine d’années d’un profond renouvellement historiographique auquel Eleonory Gilburd a très tôt contribué, coordonnant avec Larissa Zakharova un numéro des Cahiers du monde russe qui a fait date [1]. Le dégel est notamment un moment d’occidentalisation de l’Union soviétique qui rompt avec la forte xénophobie de la fin de l’époque stalinienne. Durant cette période, les dirigeants adoptent en effet une nouvelle approche diplomatique qui s’emploie à redéfinir les relations internationales en tant que coopération transnationale. Ils envisagent cette collaboration comme un moyen, pour le pays, d’accéder à ce dont il a besoin pour se diversifier industriellement et comme un procédé pour gagner reconnaissance et soutien à l’Ouest. Or le principal résultat de ce tournant diplomatique est la présence, inédite et massive, d’objets culturels occidentaux en Union soviétique.
Dans son livre, Eleonory Gilburd étudie comment ces objets culturels (ouvrages, tableaux ou films) sont parvenus en Union soviétique et comment chacun se les approprie. Son enquête s’inscrit dans un courant historiographique fécond qui s’intéresse à la pénétration culturelle occidentale en Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale [2]. Le recours au concept de translation lui permet d’analyser la matérialité des objets dans les échanges culturels comme dans la vie sociale de ces objets. À l’aide de sources variées (lettres, livres d’or, mémoires, etc.), elle décrit finement les formes d’appropriation par les Soviétiques et met au jour le travail réalisé par une série d’acteurs — qui font œuvre de passeurs — pour intégrer ces objets à la culture stalinienne et en faire des éléments à part entière de la nouvelle culture soviétique.
La thèse d’E. Gilburd est que les objets culturels occidentaux sont à la source du projet politique du socialisme tardif en même temps qu’à l’origine du miroir que les autorités soviétiques se tendent à elles-mêmes et à la population : un Occident imaginaire qui joue à la fois le rôle de modèle et de repoussoir. E. Gilburd invite dès lors à repenser la chronologie du socialisme tardif à l’aune des effets culturels du dégel sur le temps long : il ne s’achèverait plus en 1964 avec la destitution de Nikita Khrouchtchev, ni en 1968 avec l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, mais se poursuivrait durant tout le second XXe siècle. Aussi séduisante que soit cette repériodisation, il n’est pas sûr que tous les historiens, en particulier ceux du politique, se laissent convaincre.
Nul événement ne manifeste avec autant d’éclat la nouvelle ligne diplomatique soviétique et n’occupe pareille place dans la mémoire du dégel que le 6e Festival international de la jeunesse qui réunit 34 000 étrangers pendant deux semaines à Moscou, en août 1957. Il nécessite près de deux ans de préparation et un lourd investissement financier. Les autorités veulent présenter l’image d’une ville moderne, capable d’accueillir n’importe quel événement à portée internationale. Leur effort, s’il porte principalement sur les rénovations architecturales et les infrastructures de modernisation, est aussi éducatif : il concerne tant l’attitude à adopter vis-à-vis des festivaliers que la maîtrise des langues étrangères. Lorsque le festival débute, la ville a été transformée et s’est parée de couleurs. Le défilé d’ouverture affirme une commune humanité et la volonté d’échanger par-delà les barrières géopolitiques, idéologiques ou linguistiques. Les étrangers n’en restent pas moins suspects ; quand on ne les associe pas à la séduction et à la corruption morale, on les pense comme des espions en puissance. Moment de contact avec l’Occident, le festival manifeste les ambivalences de l’ouverture à l’extérieur comme des émotions suscitées chez les Soviétiques à l’égard de celle-ci.
À la même époque, le pays voit l’arrivée (ou la redécouverte) de romans que les lecteurs s’approprient. Le dégel se distingue des années 1930 par la possibilité d’accéder à la littérature contemporaine dont l’un des principaux promoteurs est la revue Littérature étrangère (Inostrannaia literatura) qui, fondée en 1955, se forge très vite une réputation d’avant-garde. L’Union soviétique n’ayant pas adhéré au système international du droit d’auteur, les responsables de la revue pourraient publier des textes sans égard pour les auteurs. Ils ne le font pourtant pas et les relations entretenues avec ces derniers sont personnelles. Le rôle des traducteurs est alors primordial. Ceux-ci rejettent l’idée qu’une expérience culturelle reste inaccessible ; la fonction qu’ils se donnent est d’en rendre compte et de la transmettre. Or ce travail de passeurs est précisément ce qui permet aux Soviétiques de les inscrire dans leur quotidien, si bien que plusieurs romans sont perçus pour nombre de lecteurs, selon leurs mots, comme des « livres sur nous ». Trois auteurs deviennent culte : Ernest Hemingway, Erich Maria Remarque et J.D. Salinger chez lesquels les lecteurs trouvent la sincérité qui paraît leur manquer dans la littérature soviétique. Quand Hemingway est apprécié pour son style elliptique et son courage personnel, Remarque l’est pour l’émotion contenue dans son écriture, au service des valeurs d’amour et d’amitié qu’il défend, et Salinger pour son utilisation de la langue de tous les jours et pour la figure tragique qu’il incarne.
Comme le montre E. Gilburd à travers les exemples du cinéma et de la peinture, dans cette découverte par les Soviétiques de l’étranger, l’enthousiasme le dispute aux malentendus. Contrairement aux livres pour lesquels les relations personnelles jouent un rôle majeur dans leur arrivée en Union soviétique, les films étrangers suivent la voie officielle. La majorité d’entre eux sont français et italiens. L’Association pour l’exportation et l’importation de films (Sovexportfilm) a la main sur l’achat et la vente de films : à l’instar des organismes équivalents dans d’autres secteurs, elle opère à travers un réseau de représentants à l’étranger. Les films étrangers arrivent aussi sur les écrans soviétiques par le biais des festivals. Alors que Cannes s’est imposé en Europe comme le premier d’entre eux, les autorités soviétiques lancent en 1959 le festival international de Moscou qui, imaginé comme un Cannes socialiste, ne rencontre toutefois qu’un succès mitigé. Lorsque les logiques diplomatiques l’emportent, pour le choix d’un film, sur les considérations du ministère de la Culture ou l’avis des instances de distribution, ces dernières — où l’opinion est que peu de personnes apprécient les films sous-titrés — utilisent le sous-titrage pour décourager le public. Les films sont rarement coupés et, quand ils le sont, les coupes concernent les scènes de sexe. Le doublage fait l’objet d’un soin particulier, avec la volonté de combiner les formes phonétique, cinétique et temporelle de synchronies. À la différence des traducteurs, les doubleurs cherchent non pas à faire disparaître l’origine du film, mais à rendre la gestuelle et l’expression verbale des acteurs. Le doublage tel qu’il est pratiqué en Union soviétique est un art poussé et précis. Il contribue à la promotion de l’esthétique néoréaliste italienne qui réoriente les attentes des spectateurs vers davantage de vérité à l’écran. Et il transforme les films étrangers en objets hybrides accessibles du point de vue de la langue, mais hermétiques pour le reste, si bien qu’ils jouissent d’une aura sulfureuse et d’une réputation d’inaccessibilité.
Ces incompréhensions se retrouvent dans la peinture où le réalisme socialiste reste le dogme officiel, avec une querelle opposant ceux qui défendent l’autonomie du langage visuel et ceux qui soutiennent la subordination du langage visuel au discours. En 1955-56, le public rencontre de nouvelles expressions lors de la réhabilitation de l’impressionnisme, dénoncé jusqu’alors pour avoir été à l’origine de l’abstraction, à travers deux expositions organisées par le musée Pouchkine, à Moscou. La première, montée à partir des collections soviétiques, court sur six siècles et s’achève sur l’art dit « progressiste » : l’impressionnisme est donné à voir comme une étape conduisant au réalisme ; en revanche, dans la seconde, organisée grâce à des prêts de la France, il est présenté comme un aboutissement. Pareil revirement laisse de nombreux visiteurs circonspects : comment les autorités peuvent-elles promouvoir un courant condamné il y a encore peu et qu’eux-mêmes jugent incompréhensible ? Cette brèche dans le réalisme socialiste ouvre à une acceptation plus large qui permet la réception de Rockwell Kent : marginal sur la scène américaine, les critiques soviétiques le présentent comme un peintre réaliste majeur et un authentique représentant de la culture américaine. Les expositions organisées dans le pays rencontrent l’intérêt du public qui, loin d’être dupe, perçoit le décalage de son style par rapport aux canons du réalisme socialiste. Les réactions les plus passionnées sont celles suscitées par les expositions Pablo Picasso à Moscou puis à Leningrad en 1956. L’écrivain Ilya Ehrenbourg en est à l’origine, sollicitant personnellement l’autorisation du Comité central du Parti. L’engouement du public est exceptionnel et les débats qui s’organisent un peu partout sont particulièrement animés. Mais Picasso est progressivement intégré au Panthéon des classiques soviétiques et, lorsqu’une nouvelle exposition est organisée en 1966, c’est presque un non-événement : en dix ans, les sensibilités ont évolué.
Tandis que les dirigeants du pays encouragent la venue de touristes en Union soviétique, il reste très difficile pour les Soviétiques d’aller à l’étranger, y compris pour rendre visite à leur famille. Cette impossibilité de circuler suscite intérêt et curiosité pour les récits de voyage, rédigés selon des conventions précises, « avec des itinéraires obligatoires, des rencontres attendues et un vocabulaire idéologique stable » (p. 269). Comme le met en avant E. Gilburd, Paris est peut-être l’endroit qui fascine le plus. Son image a été construite par la littérature du XIXe siècle et la peinture. Les Soviétiques l’associent aux cafés, aux baisers des amoureux dans la rue, à une vie nocturne folle et à une certaine lumière. L’exposition de photographies qui lui est consacrée en 1960 à la Maison de l’amitié est l’occasion de s’y promener comme « en vrai » ; le livre d’or est rempli de déclarations d’amour à la France. Autre ailleurs aussi rêvé que fantasmé : l’Italie, dont les représentations sont façonnées par la Renaissance en tant qu’idéal pictural et le néoréalisme en tant que prisme d’analyse du quotidien. Nombre de récits de voyage sont écrits par des historiens de l’art et des artistes qui décrivent le pays comme on le ferait d’un tableau. L’Italie est associée à une figure féminine et les textes donnent une grande place aux femmes. Elle est encore dépeinte comme une terre de passions où le sublime est toujours allé de pair avec la violence.
Ces récits de voyage construisent une image mythique de l’Occident où la vie est meilleure qu’en Union soviétique. Aussi, quand de rares privilégiés ont la chance de se rendre en Italie et en France, ils s’interrogent sur ce qu’ils voient réellement, se demandant si ces deux pays existent ailleurs que dans les représentations forgées en Russie. Comme l’écrit E. Gilburd : « “Voir Paris et mourir”, la version soviétique de “Vedi Napoli e poi muori”, était un rêve et un désir de mort » (p. 2). Le problème de l’authenticité du récit de voyage est soulevé par une publication de l’écrivain Viktor Nekrasov qui narre son séjour aux États-Unis en 1960. Le portrait de l’Américain moyen qu’il dresse est celui d’un égoïste, calculateur, animé par ses seuls intérêts. Mais à rebours de ce qui est attendu, il n’hésite pas à endosser l’attitude d’un touriste et à manifester son admiration pour l’architecture des grandes villes. Cela lui attire de sévères critiques qui s’expriment jusqu’aux échelons les plus élevés du Parti. Mais si son originalité le condamne auprès des instances officielles, elle est aussi ce qui lui vaut le soutien de lecteurs qui apprécient son portrait subjectif des États-Unis : en refusant de s’inscrire dans les canons du récit de voyage, il avait su donner à son livre une véracité qui, estimait-on, manquait cruellement ailleurs.
Dans ce livre, on ne trouvera rien sur les pratiques protestataires ou alternatives qui émergent pendant le dégel. Il est difficile de le reprocher à E. Gilburd, dans la mesure où son projet est autre : analyser les expériences culturelles ordinaires et partagées par tout un chacun. Elle révèle ainsi plusieurs phénomènes, contribuant d’autant à l’historiographie du socialisme tardif : en rien figée, la langue de l’époque est bousculée par l’arrivée de romans étrangers et la pénétration culturelle occidentale ; l’évolution des significations attachées aux objets occidentaux témoigne de la réflexivité des Soviétiques et de leur capacité à exercer leur jugement critique ; ces objets ont donné naissance à une culture soviétique si liée à la culture occidentale qu’il serait fallacieux de vouloir les opposer.
par , le 28 février 2020
Grégory Dufaud, « Quand L’Est rêvait de l’Ouest », La Vie des idées , 28 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Eleonory-Gildburd-See-Paris-Die-Soviet-Lives-Western-Culture
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[1] Eleonory Gilburd, Larissa Zakharova (dir.), « Repenser le Dégel : versions du socialisme, influences internationales et société soviétique », Cahiers du monde russe, 47 (1-2), 2006. Voir également Polly Jones (dir.), The Dilemmas of De-Stalinization. Negotiating Social and Political Change in the Khrushchev Era, Londres, Routledge, 2006 ; Denis Kozlov, Eleonory Gilburd (dir.), The Thaw : Soviet Society and Culture during the 1950s and 1960s, Toronto, University of Toronto Press, 2013.
[2] Par exemple, Alexei Yurchak, Everything Was Forever, Until It Was No More : The Last Soviet Generation, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2006 ; Andreï Kozovoï, Par-delà le Mur. La culture de Guerre froide soviétique entre deux détentes, Bruxelles, Éditions Complexe, 2009 ; Larissa Zakharova, S’habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS, Paris, CNRS Éditions, 2011 ; Sergei I. Zhuk, Rock and Roll in the Rocket City : The West, Identity, and Ideology in Soviet Dniepropetrovsk, 1960-1985, Washington/Baltimore, Woodrow Wilson Center Press/The Johns Hopkins University Press, 2010 ; Nathalie Moine, « La perte, le don, le butin. Civilisation stalinienne, aide étrangère et biens trophées dans l’Union soviétique des années 1940 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2013/2, p. 317-355.