En Arizona, les survivalistes se préparent à la fin du monde. Viscéralement méfiants à l’égard de l’État, climato-sceptiques, conservateurs, ils se reconnaissent pleinement dans le candidat Trump et voient dans le bitcoin un moyen de défendre une vision purifiée de ce que doivent être à leurs yeux les États-Unis.
En Arizona, des survivalistes se préparent à la fin du monde. Méfiants à l’égard de l’État, ces ultra-conservateurs se reconnaissent dans le projet du candidat Trump et voient dans le bitcoin un moyen de limiter le pouvoir de l’Etat et de défendre une vision purifiée de ce que doivent être à leurs yeux les États-Unis.
Le 19 septembre 2024, devant les caméras conviées à cette occasion, Donald Trump distribue à des membres de son équipe une douzaine de burgers dans un bar de Manhattan. Les sandwichs, qu’il nomme « crypto burgers », ont été achetés quelques instants plus tôt en bitcoins – une transaction réalisée via une tablette numérique, avec une aisance moindre que ce que les communicants de Donald Trump auraient certainement souhaité. Cet « achat » s’inscrit dans la longue séquence politique qui, depuis un peu moins d’un semestre, vise à ancrer l’idée que Donald Trump serait désormais « un candidat pro-crypto » ou « pro-bitcoin » (les deux étant souvent confondus).
Depuis son discours à la convention nationale du parti libertarien en mai 2024, le virage de l’ancien président est impressionnant. Si, lorsqu’il était à la Maison-Blanche, Donald Trump considérait les cryptomonnaies comme des actifs à risque, volatiles, risqués pour l’économie nationale et potentiellement criminogènes, il multiplie désormais les annonces qui les valorisent : nomination de J.D Vance (un partisan bruyant du secteur) à la candidature pour la vice-présidence, soutien au projet « The DeFiant Ones » porté par deux de ses fils qui investissent dans la création d’un échangeur décentralisé, financement de sa campagne à travers le lancement de memecoinspolitiques, au premier rang desquels le MAGA [1], etc. Donald Trump se veut aujourd’hui le champion des cryptomonnaies ; elles sont même devenues le symbole de son – maigre – programme financier pour la nation.
Au sein des milieux conservateurs américains, le bitcoin jouit depuis longtemps d’une légitimité certaine – certains mouvements de droite radicale les défendant depuis plusieurs années comme un nouvel « or digital », dont l’accumulation serait une nécessité. Or, et comme je le montrerai à partir d’une enquête sociologique conduite entre 2020 et 2024 sur les survivalistes états-uniens – aussi appelé preppers –, la détention de bitcoins s’inscrit effectivement dans un projet illibéral qui vise à la réduction toujours plus grande de la puissance publique, actualise un rejet ancien de la redistribution sociale, fait d’une certaine conception de la « liberté » une arme contre la démocratie et défend presque sans limites les privilèges des plus nantis.
Rationalité économique survivaliste
Aux États-Unis, la préparation – preparedness – est une activité défendue par de nombreuses institutions, associations ou organisations soucieuses d’éduquer les Américains aux meilleures réactions face aux périls et dangers contemporains (aux premiers rangs desquels les catastrophes naturelles). Mais si elle peut être une politique publique, la preparedness désigne aussi une occupation moins structurée, où des individus, très majoritairement conservateurs – voire ultra-conservateurs et sympathisants de l’alt-right étatsunienne – développent une sous-culture où l’anticipation des catastrophes, adossée à un imaginaire postapocalyptique codifié, sert en réalité la formulation et l’affermissement d’un projet politique réactionnaire. Ce type de préparation attire majoritairement un public masculin, blanc et conservateur qui se dit preppers, resilients ou survivalists. Beaucoup vivent – ou rêvent de vivre – loin du monde et de ses réseaux (infrastructurels ou sociaux), se réfugiant dans des paradis domestiques « off-grid » [autonomes] qu’ils ne cessent de construire et de perfectionner. Certains attendent patiemment le prochain choc qui révélera la fragilité du monde ; d’autres prétendent, à l’inverse, qu’ils sont déjà spectateurs de la tragédie de basse intensité qui, sans que la plupart d’entre nous en aient conscience, n’en finit pas de saper les fondements de notre « civilisation occidentale ». Nouvelle pandémie, crise migratoire globale, catastrophe nucléaire, effondrement économique, éruption solaire, « wokisme », invasion chinoise ou tremblement de terre… : la liste des menaces et des fléaux suscite, parmi eux, de nombreuses discussions quant aux raisons qui forceront la dissipation de notre aveuglement. Pourtant, si les preppers se divisent sur les dangers et leur gravité relative, ils se retrouvent sur les constats et les réactions à formuler : les États-Unis se sont fragilisés jusqu’au dévoiement, entraînant les Américains dans le pourrissement de leur modèle. Mais eux, disent-ils, « n’ont pas peur » ; ils « sont dans l’action ». Depuis des années, voire des décennies, ils refusent de s’éteindre avec ce monde qu’ils méprisent et s’astreignent à une discipline résolue qui, à force d’anticipations et de préparations, est supposée leur octroyer les ressources nécessaires à leur « survie ».
Le 9 octobre 2021, j’assiste à une réunion d’ARTS – Autonomy and Resiliency in The Southwest – le groupe local d’Arizona que j’ai rejoint depuis quelques semaines. ARTS tient ce jour-là une de ses réunions bimensuelles semi-publiques dans un parc de Tucson dont les coordonnées GPS ont été envoyées quelques jours plus tôt par email. Michael, un trentenaire blanc, célibataire et originaire du Missouri, anime la réunion. Il s’est installé en Arizona quatre ans auparavant pour travailler comme ingénieur chez un missilier réputé – l’un des principaux employeurs de la région. Il fait partie des trois initiateurs d’ARTS et dispose d’une autorité appréciée au sein du groupe. Aujourd’hui, la rencontre a pour thème « préparation et résilience économique et financière ».
Michael commence par distribuer un petit document imprimé d’une page recto/verso résumant la situation actuelle et, surtout, les craintes que lui inspirent les risques d’hyperinflation. Il souhaite discuter des meilleures stratégies pour se préparer à la tempête économique qui s’annonce et qui, dit-il, « va [les] ruiner et ruiner le pays ». Des mois avant que le taux d’inflation devienne une question politique centrale aux États-Unis, ces preppers s’inquiétaient de l’augmentation du coût de la vie engendrée, selon eux, par les « politiques stupides » de l’administration Biden et les plans de relance adoptés suite à la pandémie de Covid-19.
« Bien sûr, explique Michael, les statistiques officielles prétendent que l’inflation augmente lentement, mais qui les croit ? J’ai lu que l’inflation était de 6 % par mois, c’est insensé. » Parmi la trentaine de participants, la plupart hochent la tête et expriment leur mécontentement : une fois de plus, les médias mainstream mentent et cachent la vérité aux vrais Américains. Selon le Bureau of Labor Statistics, le taux d’inflation, à l’époque, s’élevait effectivement à 6,2 %, mais en taux annuel... que Michael confondait certainement avec un taux mensuel. Un taux d’inflation mensuel de 6 % aurait équivalu à un taux annuel de 82 %, soit le taux qu’a connu l’Argentine durant la crise économique qu’elle a traversée à la fin des années 1990, avant que le pays fasse défaut sur sa dette. Mais nul ne contredit Michael dans l’assistance. Au contraire, le public est à l’écoute. Nous sommes à la fin de la crise COVID, et la politique de relance économique de l’administration Biden apparaît comme un non-sens, une preuve de l’incompétence criminelle de Washington qui, une fois de plus, affaiblit l’Amérique. « Nous serons bientôt comme vous en Grèce, avec votre monnaie faible – la livre je crois, c’est ça ? Elle ne vaut plus rien », soupire un participant en me regardant avec pitié, associant mon européanité à la mollesse et à la débilité économique.
Pour faire face à la situation, Michael souhaite discuter des stratégies d’épargne domestique et des meilleurs moyens de lutter contre la hausse des prix. Reprenant le document imprimé qu’il a distribué en début de session, il enchaîne les suggestions dans un ordre parfois difficile à suivre : ses conseils prônent, pêle-mêle, la réforme morale, les mesures de prévention et la modération ; il conseille de devenir propriétaire pour se protéger des hausses de loyer, de résilier son abonnement à Netflix – « une compagnie qui vous déteste et déteste vos valeurs » –, de simplifier son régime alimentaire pour acheter en gros, de séparer ses « hobbies » de ses véritables « training skills » pour se concentrer sur ces dernières, de perdre son poids excédentaire pour limiter les dépenses de santé et de bien se brosser les dents pour s’épargner des soins coûteux. À chaque suggestion, le public acquiesce – particulièrement lorsque les conseils portent sur la frugalité et la réduction des « dépendances de la civilisation » (les loisirs, notamment). Je partage un banc avec Betty, une dame d’environ 70 ans aux cheveux blancs et à la mise en plis impeccable. À la fin de la présentation, elle se tourne vers moi et murmure : « Faut tout réapprendre. Avant, nous, on vivait de rien. Un simple bol de chicken noodle soup le soir, ça nous suffisait. Maintenant, les nouvelles générations veulent tout, ont tout, mais elles ne savent plus rien faire ; même pas cuire un œuf. »
Une fois la présentation terminée, Michael ouvre la parole à l’assistance. Comme à l’accoutumée, la conversion se déporte vers la politique : Biden, les vaccins – nous sommes quelques mois après leur mise à disposition –, les mensonges de Washington, les libéraux, tout ce que they [eux] [2] – ces ennemis dont on ne précise jamais véritablement les contours – manigancent pour détruire la nation. Surtout, les participants commencent à discuter des stratégies à déployer non plus pour consommer différemment, mais pour protéger la valeur de leurs avoirs. En effet, ces preppers blancs, de classe moyenne pour la plupart, possesseurs d’un patrimoine et d’une épargne relativement conséquents, sont conscients que le temps déprécie la valeur de leurs biens – inquiétude d’autant plus grande que leur faible connaissance financière les induit en erreur quant au calcul et à la signification du taux d’inflation. Au fil de la conversation, deux stratégies « défensives » se dégagent, en apparence contradictoires : la constitution de réserves d’or et celle de bitcoins.
Ce double conseil est très fréquent au sein des communautés survivalistes mais, à l’époque, j’étais encore peu familier de l’univers et cette association m’a surpris. Si j’associais l’or à un actif stable, je pensais que le bitcoin était bien plus volatile et donc potentiellement risqué pour ses détenteurs. Or, si les deux actifs me paraissaient foncièrement antagonistes, leur combinaison semblait évidente pour les membres d’ARTS. Quelques-uns, après avoir formulé les plaisanteries de rigueur – « je ne vous dirais pas si j’ai de l’or, ni où il est », « ceux qui cherchent mon or trouveront d’abord mon Ruger », etc. – expliquant même avec fierté « miner des bitcoins dans leur garage » et proposant aux néophytes de les aider à installer un ordinateur dédié s’ils le souhaitaient.
Un coffre-fort chez soi
Les arguments mobilisés pour justifier détenir de l’or comme « réserve de valeur » sont relativement connus – et partagés bien au-delà des cercles survivalistes. Aux États-Unis, durant les manifestations qui s’orientent principalement vers un public conservateur – foires preppers, bien sûr, mais aussi gun shows ou rallyes politiques – il n’est pas rare que des marchands d’or soient présents, distribuant flyers réitérant les mêmes antiennes : le dollar, voyant sa valeur dépréciée par l’affaiblissement politique du pays, n’est pas suffisamment solide pour garantir la valeur de l’épargne des foyers américains ; le système bancaire, qu’il soit local, national ou international, est corrompu par une idéologie prédatrice qui met à mal la sécurité des dépôts ; les métaux, à l’inverse, sont stables et tangibles ; l’or a toujours été l’étalon monétaire privilégié et le redeviendra une fois que le système indu né des Accords de Bretton Woods se sera écroulé. Et si chacune de ces affirmations peut être facilement contredite, elles sont pour autant répétées jusqu’à atteindre statut de vérité au sein des cercles conservateurs.
Dans les réseaux preppers, et notamment depuis les chocs pétroliers des années 1970, l’or est effectivement apprécié. Lorsque se produira TEOTWAKI – The End Of The World As We Know It – le système bancaire n’aura plus la capacité de redonner à ses clients l’épargne qu’ils lui avaient (stupidement) confiée ; à moins que ce ne soit la chute même de ce système qui soit l’événement fondateur de l’écroulement civilisationnel. Pour beaucoup, les images chocs des clients faisant la queue aux portes des banques, incapables de retirer leurs fonds et victimes de leur propre naïveté, sont les alertes, maintes fois répétées, d’une catastrophe inéluctable que les esprits éveillés doivent anticiper. Dès lors, il est vivement conseillé de toujours garder un coffre-fort chez soi avec quelques liquidités et de l’or sous forme cessible. Les preppers se moquent souvent de ceux qui stockeraient des lingots ; eux préfèrent les bijoux, les pièces anciennes voire les paillettes – de petites quantités qui retrouveront statut de monnaie une fois que le dollar papier aura révélé sa vacuité et son arbitraire.
Pourquoi préférer le bitcoin ?
Le bitcoin, quant à lui, a fait l’objet d’un investissement plus récent – particulièrement à partir de la seconde moitié des années 2010. Certaines de ses caractéristiques auraient pourtant dû le maintenir éloigner des cercles preppers – outre le fait que la plupart de ces individus ont une aversion élevée au risque. D’abord, et contrairement à l’or, le bitcoin n’a jamais de matérialité physique et requiert un accès maintenu à l’électricité, pourtant l’un des premiers réseaux dont les survivalistes envisagent la chute ou la compromission – contre lesquelles ils s’assurent en achetant moult générateurs ou autres batteries de secours. Certes, ce qui constitue pour certains sa faiblesse, reste pour d’autres l’un de ses avantages. Comme il n’est pas « stockable », il ne peut pas être dérobé [3] ; et les survivalistes peuvent en détenir sans s’exposer à la violence potentielle des voleurs ou autres agresseurs qui, pensent-ils, ne manqueront pas de s’attaquer à leurs biens en cas d’événement catastrophique.
Autre réalité qui aurait dû rendre le bitcoin peu désirable : il ne possède pas les qualités de portabilité, d’acceptabilité et de transférabilité qui font les monnaies. Plus simplement dit, il ne permet pas d’acheter ou si peu – et l’image absurde de Donald Trump peinant à payer ses hamburgers dans le bar de Manhattan ne contredit pas cette réalité. Le bitcoin – ou plutôt ses fractions, les satoshis – sont rarement reconnus et validés comme moyens de paiement légitimes et l’on peut supposer, avec André Orléan, que la confiance dans l’actif nécessaire à sa reconnaissance comme monnaie n’est pas si évidente dans un futur apocalyptique.
« Le choix de détenir de la monnaie pour un individu est fortement conditionné par la manière dont il anticipe que les autres acteurs économiques accepteront à leur tour cette monnaie. […]. Par exemple, si je sais que telle monnaie sera refusée par tous les échangistes, alors je ne l’accepterai pas. Pour cette raison de fond, il est impossible de réduire le rapport à la monnaie à une relation purement privée, indépendante du choix des autres » [4]
Presque incessible, volatile, difficile d’accès en cas de perturbations majeures… l’actif semble cumuler les handicaps. Pour autant, les principales publications preppers s’accordent dorénavant sur le conseil suivant : constituer 5 à 10 % de son patrimoine en bitcoins [5] – un taux déjà relativement élevé pour les conseillers professionnels en investissement qui, eux, considèrent communément l’actif comme un avoir à risque dont le cours est corrélé à celui du Nasdaq (et donc à la volatilité des valeurs technologiques). Mais pourquoi un tel engouement pour le bitcoin au sein des communautés preppers et, plus généralement, des réseaux (ultra-)conservateurs [6] ?
Pour appréhender la rationalité derrière la défense du bitcoin, il importe de saisir l’investissement politique et moral dont il fait l’objet. Aujourd’hui, le bitcoin est régulièrement présenté et défendu par les cercles conservateurs comme la réalisation matérielle d’un fantasme libertarien. Acheter, accumuler, voire miner du bitcoin n’est plus, pour eux, une option financière visant à diversifier une épargne, ou, pour les preppers, une sorte d’assurance hypothétique qui ferait d’un actif risqué un placement résilient – par un retournement paradoxal dont la logique économique échapperait. Il s’agit d’abord, et avant tout, d’une allocation stratégique de ces ressources à une « monnaie » au service d’un projet politique : renforcer une certaine acception de la liberté individuelle contre l’intérêt général ; affaiblir l’État et l’administration ; et transformer l’une des expressions régaliennes de son pouvoir – la monnaie – en ressource pour contester sa légitimité.
Pour ses promoteurs conservateurs, le bitcoin détiendrait certaines propriétés particulièrement séduisantes. Au plan théorique, ils valorisent d’abord sa capacité supposée à augmenter et garantir « la liberté des échanges », l’actif étant théoriquement anonyme. Certes, lors d’une transaction, les adresses de l’émetteur et du récipiendaire sont accessibles ; mais les identités des possesseurs de ces adresses (qui prennent la forme d’une suite de 26 à 35 caractères alphanumériques) demeurent inconnues. Ensuite, toute transaction réalisée (et donc validée sur la blockchain) est traçable. Cette transparence du bitcoin empêcherait aux États de mentir quant à la réalité de leurs stocks de contreparties. Pour beaucoup, en effet, les montants des réserves en dollars et en or que détiennent les banques centrales seraient très différents de ce que prétendent les États – notamment les ennemis de l’Amérique, au premier rang desquels la Chine et la Russie. Ce mensonge organisé accorderait à ces puissances étrangères une capacité de manipulation des prix, au détriment des citoyens américains. Or, les réserves de bitcoins étant connues, transparentes et traçables, ce risque de manipulation serait limité. Enfin, et surtout, le nombre total de bitcoins à miner a été déterminé au préalable par les concepteurs de l’actif : il n’y aura en tout et pour tout que 21 millions de bitcoins créés (dont 19 millions l’ont déjà été). Cette limite rassure grandement les milieux ultra-conservateurs et survivalistes qui s’insurgent régulièrement des mécanismes de création monétaire – que, pour la plupart, ils comprennent peu. L’injection de liquidités par les banques centrales est régulièrement mentionnée comme une folie « des abrutis [fools] de Washington » : Joe Biden, Jerome Powell – gouverneur de la FED – ou Janet Yellen – Secrétaire au Trésor. Or, avec un stock fini et prédéterminé, le bitcoin leur semble paradoxalement autrement plus tangible que le dollar.
Mais, s’ils sont répétés parmi les cercles les plus éduqués, ces atouts théoriques ne sont pas véritablement ceux qui convainquent et mobilisent les conservateurs ordinaires. Lorsque, comme à Tucson, taux d’inflation annuel et mensuel sont mélangés, que livres, drachmes et euros sont confondus, et que l’achat en gros à Costco est promu comme la meilleure stratégie de lutte contre l’inflation, les arguments des plus dotés en connaissance financière ne sont pas les références les plus pertinentes pour saisir ce qui se joue. Si le bitcoin est apprécié par le commun des Américains conservateurs, c’est d’abord, et surtout, parce qu’il est pensé comme un rempart face à ce qu’ils interprètent comme une remise en cause de leur droit fondamental à posséder et des privilèges afférents à la propriété. Pour le dire autrement, la défense du bitcoin s’apparente davantage à un processus visant à transformer pour partie l’épargne en arme [weaponization] dans leur lutte contre ce qu’ils pensent et vivent comme une dépossession.
Les survivalistes, dans leur écrasante majorité, sont blancs, masculins et suffisamment aisés pour s’inquiéter de l’avenir de leur capital (surtout lorsque la société se sera effondrée) ; la plupart vivent dans des banlieues pavillonnaires ou, pour les plus aguerris, en zone rurale. Or ces preppers sont conservateurs à de multiples égards : aux plans des valeurs politiques et morales, bien sûr, eux qui se retrouvent dans la défense d’un rigorisme valorisant la discipline, l’effort et le travail ; qui sacralisent l’armée et la sécurité ; qui pensent que les racines de l’Amérique sont blanches et chrétiennes ; qui disent défendre la famille quand ils ne font que célébrer sa forme « traditionnelle ». Mais ils sont aussi conservateurs dans les efforts qu’ils fournissent pour maintenir leur mode de vie au-delà de la catastrophe qu’ils redoutent.
Le monde d’après qu’ils envisagent et pour lequel ils disent se préparer sera différent ; mais eux n’entendent pas y vivre différemment. En 1992, George H.W. Bush a prononcé à l’occasion du Sommet de la Terre de Rio une phrase restée célèbre : « The American way of life is not up for negociation. Period » [Le mode de vie des Américains n’est pas négociable. Point final.] Leur engagement dans « la survie » prolonge cette logique, y compris dans l’Apocalypse. Les survivalistes peuvent ainsi discuter de longues heures des meilleurs générateurs électriques à stocker ou des serres hydroponiques à construire. Mais la plupart des conseils « en auto-suffisance » qu’ils se donnent visent en réalité à transformer leur foyer en citadelle. D’ailleurs, lorsqu’ils se retrouvent, leurs discussions s’accompagnent quasi systématiquement de digressions sur les « modes de défense » qui devront être mis en place pour repousser quiconque chercherait à s’en approcher – voire à le tuer, comme la plupart font mine de le regretter. Le monde survivaliste est un monde tout entier organisé autour de la défense d’un mode de vie, des biens matériels qu’il requiert, et des privilèges qui le fondent et qu’il octroie. Il n’est pas une adaptation aux transformations du monde ; il vise davantage à sa perpétuation pour celles et ceux qui, pensent-ils, le méritent vraiment.
Leur nouvel amour du bitcoin suit les mêmes logiques. Derrière l’irrationalité apparente qui entoure ce choix d’épargne, preppers et ultra-conservateurs cherchent, en réalité, à revivifier l’Amérique en défiant l’État et en contournant les règles d’une société qu’ils pensent dévoyée et à laquelle ils ne souhaitent plus participer. Derrière le bitcoin et ses promesses technophiles de « transparence » ou de « sécurité », ils voient un outil supplémentaire pour rejeter le bien commun et revenir, disent-ils, aux préceptes (flous) qui auraient animé les Pères fondateurs. « L’Amérique n’est pas une démocratie, c’est une République », disent-ils, rejetant en une formule cryptique les « excès » du libéralisme politique et appelant de leurs vœux un modèle autoritaire, seul apte à redonner sa place aux États-Unis dans le monde. « Seuls 3% de la population », ajoutent-ils parfois, suspendant leur phrase à la compréhension de leur interlocuteur, lorsqu’ils font référence implicite au fait que 3% de la population seulement auraient suffi à libérer le pays du colonialisme anglais (et donc valorisant la violence d’une minorité éclairée sur la majorité).
Pour eux, le bitcoin participe de ce projet. Il est une monnaie sans État et qu’ils espèrent sans contrôle, nourrissant leur refus de l’impôt ou, a minima, la velléité d’y échapper. Il est un choix individuel qui, parce qu’il supprime les intermédiaires bancaires et complexifie grandement le travail de l’IRS – Internal Revenue Service [le fisc étatsunien] – peut préserver leurs biens et leur propriété. Il est un refus légal de la redistribution fiscale ; les plus pauvres (souvent « les Noirs » ou « les immigrants », précisent-ils en baissant la voix) étant les premiers responsables de leur état, pourquoi payer ? Eux se disent déjà trop taxés, empêchés, ponctionnés. Ils ne peuvent plus rien dire, ni même penser dans ce monde de wokes, de femmes et de LGBTs. Or, dans cette déliquescence généralisée qui risque, pensent-ils, de toucher encore un peu plus à leur propriété, ils doivent « se défendre ». Et le bitcoin, parce qu’il vulnérabilise les monnaies centrales et échappe, pour partie, au regard de l’État est un moyen pour eux de résister.
Conclusion
Pour conclure, retournons à Manhattan et à Donald J. Trump. Son revirement récent au sujet des cryptomonnaies suit en réalité une tendance plus profonde du conservatisme américain, sur laquelle il tente de surfer. Mais les milieux ultra-conservateurs ne voient pas, contrairement à leur champion, les cryptoactifs comme un outil de spéculation désirable ni ne se reconnaissent dans le capitalisme effréné que leur candidat essaie d’incarner. Au contraire, lors des différentes manifestations que j’ai pu fréquenter, il n’est pas rare d’entendre des critiques ouvertes contre les élites économiques accusées d’indécence, de cupidité, voire d’une certaine responsabilité dans le dévoiement moral que connaîtrait aujourd’hui l’Amérique. D’ailleurs, Trump parle de « cryptomonnaies » – et a dû admettre, après une révélation de la plateforme Arkham, qu’il possède lui-même plusieurs millions de dollars en Ethereum. Mais les ultra-conservateurs et les preppers, eux, n’ont d’intérêt que pour le bitcoin. Non pour spéculer, mais plutôt pour « conserver » : à la fois leurs capitaux, bien sûr, et la valeur d’un patrimoine qu’ils pensent sous l’assaut de leurs ennemis et des ennemis de l’Amérique – les deux se confondant le plus souvent : l’inflation, les puissances étrangères, l’administration fiscale, les communistes, les élites de Washington, les économistes universitaires ou les présidents de banques centrales… Mais aussi parce qu’ils pensent le bitcoin comme un moyen de renouer avec une vision purifiée de ce que doivent être les États-Unis : un espace pour partie incontrôlé où règnent des individus « adaptés » et préparés, reliés par une forme minimale de solidarité ; le pays élu de Dieu où se réalise « la liberté », sans les entraves fiscales d’un État tentaculaire éloigné de l’esprit de la Constitution ; une entité qui place le respect aveugle de la propriété privée au cœur d’un contrat social sommaire ; une nation, enfin, qui se ressaisit dans la douleur et la violence, une fois nettoyée de ceux désignés comme ses éléments dégénérés. Et si Donald J. Trump essaie de séduire l’industrie des cryptomonnaies en garantissant son adoption pour le profit des plus riches, les conservateurs, eux, amassent des bitcoins – comme les survivalistes de Tucson. Car s’ils ont fait de cette cryptomonnaie une « réserve de valeur » – au même titre que l’or – elle est aussi devenue une réserve de valeurs, la promesse qu’un jour, enfin, le monde qu’ils exècrent sera remplacé par une société guérie de ses faiblesses et de ses excès.
Sébastien Roux, « Du bitcoin pour la fin du monde. Trumpisme, survivalisme, anti-étatisme »,
La Vie des idées
, 18 octobre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Du-bitcoin-pour-la-fin-du-monde
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[1] Les memecoins sont des cryptomonnaies inspirés des mèmes internet, souvent humoristique ou parodique ; ils sont particulièrement spéculatifs et sans utilité concrète. La campagne pour la présidentielle américaine de 2024 a vu l’essor de nombreux memecoins politiques, soutenant dans leur grande majorité le candidat républicain.
[2] Roux, Sébastien (2024), « Like-minded people. Ethnographie d’une convention prepper aux Etats-Unis », Condition humaine / Conditions politiques, n°6.
[3] Bien sûr, c’est autrement plus compliqué : comme les autres actifs, les cryptomonnaies peuvent être volées, ne serait-ce que si leurs possesseurs n’ont pas pris les mesures nécessaires pour en sécuriser l’accès numérique.
[4] Orléan, André (2002), « La monnaie contre la marchandise », L’homme, n° 162, p. 36.