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Recension Philosophie

L’inégalité des vies humaines

À propos de Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Le Seuil.


par Perig Pitrou , le 11 novembre 2019


Entre naturalisme et humanisme, à mi-chemin de Perec et d’Adorno, Didier Fassin propose d’envisager les vies humaines selon la variable d’évaluation que leur accorde l’environnement social. Aux morales de compassion se substitue alors l’exigence de justice.

La vie est un problème ancien, redéfini dans la philosophie contemporaine par des auteurs tels qu’Arendt, Canguilhem, Foucault ou Agamben autant que par l’anthropologie qui traite cette question en mobilisant des méthodologies variées. Dans son introduction, Didier Fassin offre une vue synthétique sur cette configuration épistémologique marquée par la tension entre deux conceptions de la vie, envisagée soit comme un phénomène biologique qui fait « entrer l’humain dans un vaste ensemble d’êtres vivants », soit comme un phénomène biographique, l’humain étant conçu comme « un être vivant exceptionnel en ce qu’il est capable de conscience et de langage » (p. 21).

Alors que les philosophes de l’Antiquité et de la période classique (Aristote, Leibniz, Descartes, Kant) abordent ces dimensions à partir d’un cadre commun, une approche dichotomique semble prévaloir depuis le XIXe siècle, en particulier dans les sciences sociales. Les travaux relevant des Science & Technology Studies s’intéressent au « vivant » tandis que d’autres se penchent sur les existences humaines telles qu’elles sont vécues. Des ouvrages tels que Vita. Life in a Zone of Abandonment de J. Biehl ou Life Exposed Biological Citizens After Chernobyl d’A. Petryna [1] tentent certes de faire converger deux démarches qualifiées par l’auteur de « naturaliste » et d’ « humaniste », mais beaucoup reste à faire pour élaborer une méthodologie à même d’appréhender un phénomène à l’interface du naturel et du social.

D. Fassin affirme le caractère irremplaçable des enquêtes empiriques pour explorer les contextes concrets (politiques, économiques, sociaux) où les vies humaines se déroulent. En se plaçant sous les auspices d’Adorno et de Perec, cet anthropologue, d’abord formé à la médecine, développe son propos à partir des enquêtes de terrain qu’il a réalisées en Afrique du Sud et en France parmi les populations de « nomades forcés » – terme général désignant les migrants, les réfugiés, les demandeurs d’asile. La référence à la Vie mode d’emploi [2] renvoie au projet perecquien de construire un ouvrage comme un puzzle, un dispositif de captation du réel où chaque pièce apporte un éclairage sur un détail dont le sens dépend de l’ensemble qu’elle contribue à faire apparaître. De même, les cas étudiés par D. Fassin visent à effectuer une montée en généralité, notamment à travers le dialogue avec les philosophes. Le sous-titre « mode d’emploi critique » rend un hommage à l’École de Francfort, en particulier à Minima Moralia. Essai sur la vie mutilée [3] d’Adorno, livre vis-à-vis duquel D. Fassin se positionne en proposant d’engager une « critique des formes de vie […] vulnérables et précaires, auxquelles sont réduits bien des êtres humains » (p. 17-18). Indépendamment des circonstances – le livre réunit les « Adorno Lectures » prononcées à Francfort –, la dimension critique de l’école de pensée allemande est au cœur d’un ouvrage qui entend mettre en lumière le scandale, politique autant intellectuel, de l’inégalité des vies humaines, les plus dévaluées étant plus soumises à l’exclusion et à l’aliénation que d’autres. L’auteur suggère d’éclairer ce phénomène en reformulant les interrogations relatives à l’existence humaine :

La question que je pose n’est pas : comment vivons-nous ? ou bien : comment devrions-nous vivre ? Elle est plutôt : quelle valeur accordons-nous à la vie humaine comme notion abstraite. Et encore : quelle évaluation faisons-nous des vies humaines comme réalités concrètes ? Tout écart et a fortiori toute contradiction entre l’appréciation de la vie en général et la dépréciation de certaines vies en particulier deviennent alors significatifs des tensions de l’économie morale de la vie dans les sociétés contemporaines. (p. 18)

L’originalité de la démarche adoptée est d’établir comment cette « économie morale de la vie » détermine des actions individuelles et collectives. En soulignant la complémentarité entre les options philosophiques et anthropologiques sans s’obliger à choisir entre elles, l’argumentation se déploie autour de trois concepts-clés – « formes de vie », « éthiques de la vie » et « politique de la vie » – qui servent d’entrées empiriques (« chacun d’eux livre un fait anthropologique sur la vie », p. 31). À l’issue de ce parcours, la conclusion est que « l’évaluation effective des vies contredit la valorisation abstraite de la vie, dès lors que l’on donne à l’existence humaine une équivalence monétaire variable en fonction des catégories sociales et que l’on considère que certains méritent moins que d’autres de vivre » (p. 31).

Le nomadisme forcé comme forme de vie

À l’intersection de l’anthropologie et de la philosophie, la notion de « formes de vies » délimite un espace épistémique, fondamental pour la réflexion contemporaine (Ferrarese & Laugier 2018 [4]), traversé par la dichotomie mentionnée précédemment. D’après les lectures de Wittgenstein et, plus largement, les options anthropologiques, ces formes peuvent être considérées sous un angle naturaliste ou humaniste, selon qu’on pense qu’elles définissent un universel humain ou des contextes culturels particuliers. La relecture de Canguilhem et d’Agamben complexifie cette alternative, en suivant une triple ligne de tension qui traverse la notion de forme de vie : universel/particulier ; biologique/biographique ; loi/pratique. Pour donner un exemple, l’auteur propose une investigation sur une « forme de vie qui hante l’imaginaire des sociétés contemporaines : celle des nomades transnationaux précaires – réfugiés ou migrants, demandeurs d’asile ou étrangers en situation irrégulière » (p. 49).

Les enquêtes dans la jungle de Calais parmi les jeunes réfugiés provenant de Syrie ou en Afrique du Sud auprès des femmes immigrées d’origine zimbabwéenne prouvent qu’en dépit des différences, ces personnes « partagent une même forme de vie. C’est la forme de vie des étrangers en errance… » (p. 58). Même si, formellement, divers statuts légaux (demandeurs d’asile, migrants, sans-papiers) sont identifiables, les témoignages recueillis font apparaître des traits communs qui dessinent les contours des vies vulnérables (Lovell et al. 2013 [5]) et précaires (Butler 2004 [6]) qui partagent des expériences communes : persécutions et pénuries dans les pays d’origine, dysfonctionnements bureaucratiques, corruption et violence dans les pays d’accueil. Les récits de vie expriment comment l’inquiétude quotidienne concernant la survie du corps biologique se combine avec des manières inédites de faire société – à la fois au sein des groupes de nomades et dans les relations tissées avec les sociétés d’accueil.

L’éthique de la vie et la valorisation de la vie comme bien suprême

La même méthode pour redéfinir un concept en le confrontant à des cas empiriques est mobilisée pour réfléchir à la question de l’éthique. Plutôt que de se demander ce qu’est une vie bonne, l’auteur s’interroge sur « la manière dont la vie est devenue le bien suprême dans les sociétés contemporaines » (p. 71). Afin de ne pas rester prisonnier de l’antagonisme entre anthropologie des systèmes moraux et anthropologie des sujets éthiques, il suggère d’examiner, concrètement, les « questions morales et [les] enjeux éthiques » et de passer d’une réflexion sur la « vie éthique » à une réflexion sur les « éthiques de la vie » (p. 77), c’est-à-dire sur les dynamiques historiques et socio-politiques qui participent, concrètement, à l’évaluation des vies humaines. L’analyse contrastive de la régularisation des malades étrangers en France et du traitement des malades du sida en Afrique du Sud découvre une tension existant entre « deux dimensions de la vie, l’une sociale et politique, l’autre physique et biologique, la seconde tendant aujourd’hui de plus en plus souvent à prévaloir sur la première » (p. 71). Le fait qu’en France le taux de reconnaissance du statut de réfugié est passé en quelques décennies de 90 % à 10 %, tandis que le nombre de personnes régularisées pour « raison humanitaire » a considérablement augmenté (jusqu’à 8000 personnes en 2005) indique qu’un « glissement s’est […] opéré dans l’éthique de la vie. La valeur de la vie comme fait social et politique décline tandis que la valeur de la vie comme fait naturel et biologique progresse » (p. 84).

En Afrique du Sud, la situation dramatique de l’épidémie du sida et la difficulté d’apporter un traitement à toute la population confrontent deux éthiques, celle des militants et des médecins pour qui « chaque vie compte » et celle des personnes en charge de la santé publique qui, dans leur effort pour construire un système médical efficace, accordent plus d’importance au bien commun qu’au bénéfice individuel : « L’impératif ultime était, pour les uns, l’affirmation de la valeur de chaque vie et, pour les autres, la défense de l’égalité de toutes les vies » (p. 88). Le choix de mettre à disposition des médicaments pour tous sans pouvoir garantir, au niveau du système global, un suivi dans les traitements prodigués prouve que c’est la première option qui l’emporta.

Un trait caractéristique du monde contemporain est ainsi mis en relief : la « biolégitimité », c’est-à-dire « la reconnaissance de la vie comme bien suprême au nom duquel toute action peut, en dernière instance, se trouver justifiée » (p. 90). Pour mieux en saisir les ressorts, D. Fassin met en miroir l’action humanitaire, qui tente à tout prix de sauver des vies, et l’action de sacrifier sa vie pour une cause, cette dernière étant examinée à partir des pratiques des martyrs en Palestine. Les travaux de Talal Asad et de Banu Bargu expliquent par exemple comment la vie – c’est-à-dire la possibilité de se la retirer – peut, dans certains cas, devenir une arme [7]. La fin du chapitre conclut en repérant des mutations à l’œuvre dans les sociétés actuelles :

la citoyenneté biologique restreint l’espace des droits sociaux, […] la place croissante accordée à la vie physique s’accompagne fréquemment d’un déclin de l’importance de la vie politique, […] la légitimité de l’urgence humanitaire diminue la force de la demande de justice sociale, […] la justification évidente de sauver des vies rend impensable le sens du sacrifice de sa propre vie pour une cause. (p. 104)

Les politiques de la vie et le traitement inégal des vies humaines

L’enjeu du dernier chapitre est de sonder les écarts, voire les tensions, entre les valeurs défendues par les nouvelles éthiques de la vie et l’évaluation concrète des vies humaines dans les « politiques de la vie ». Cette expression vise à se distinguer des approches s’inscrivant dans le sillage de la biopolitique, notion foucaldienne à laquelle D. Fassin reproche de plus se concentrer sur les techniques de gouvernement des populations que sur l’exercice concret du pouvoir politique sur les vies humaines. L’objectif est alors d’établir les critères, plus ou moins explicites, qui organisent à l’échelle des sociétés, des systèmes dans lesquels l’inégalité devient acceptable, voire normale.

Une explication généalogique montre comment la valeur des vies en est venue à être quantifiée et un développement très convaincant est consacré au prix de la vie et à l’instauration de systèmes d’équivalence entre l’existence humaine et les valeurs monétaires dans les dispositifs assuranciels ou les institutions répartissant des compensations à diverses catégories de victimes. L’approche ethnographique révèle, quant à elle, les hiérarchies morales à l’œuvre dans l’évaluation des vies humaines. De très belles pages sont consacrées à la mort sociale et à l’espérance de vie. Ils font comprendre que le traitement des vies singulières suppose toujours une organisation économique et politique plus large. Symétriquement, la lecture des statistiques devrait toujours permettre de décrypter la souffrance vécue par certaines populations traitées de manière inégale – le sort réservé à la population afro-américaine aux États-Unis constituant un dramatique exemple.

L’anthropologie de la vie : un impossible projet ?

En conclusion, D. Fassin réaffirme avoir voulu rédiger un « mode d’emploi critique » susceptible d’orienter l’action :

Considérer la vie dans la perspective de l’inégalité offre ainsi une nouvelle intelligibilité du monde social, mais également de nouvelles potentialités d’intervention. Elle permet en effet de passer d’une expression de compassion à la reconnaissance d’une injustice (p. 154).

Sur le plan théorique, son livre est une contribution cruciale au domaine de l’anthropologie de vie dont D. Fassin est une figure majeure, même s’il emploie des termes très négatifs pour qualifier une telle entreprise comparatiste qui serait à la fois « improbable » (p. 153), « vouée à l’échec » [8], n’étant en somme qu’« un impossible projet » (p. 32). Ses travaux attestent pourtant de la pertinence des investigations établissant les liens entre les conceptions que les humains se font de la vie (la leur et celle des non-humains) et des contextes sociaux, historiques et politiques. Sur cette voie, il semble parfaitement légitime, sans sombrer dans le culturalisme, de comparer les conceptions de la vie qui prévalent dans des sociétés très distinctes, occidentales et non-occidentales, traditionnelles et non-traditionnelles. On peut certes s’accorder avec l’auteur pour juger insuffisants les projets d’anthropologie de la vie d’inspiration phénoménologiques (T. Ingold) et sémiologiques (E. Kohn) qui n’établissent pas avec rigueur des liens entre des théories de la vie et des contextes sociaux [9]. Mais la richesse des enquêtes ethnologiques qui, précisément, s’attachent à relier des théories de la vie avec des organisations sociotechniques et politiques est telle que, pour ma part, il me semble tout à fait légitime de s’engager dans un projet d’anthropologie sociale de la vie —à vocation comparatiste [10].

Dans le dialogue qu’il convient d’établir entre les STS et les travaux menés sur les formes de vie ou les politiques de la vie, il convient donc de faire intervenir les investigations réalisées dans les sociétés traditionnelles. Les bénéfices d’une telle démarche sont doubles. D’une part, elle enseigne comment les réalités empiriques recouvertes par les concepts de formes de vie, éthiques de la vie et politiques de la vie sont conçues hors de l’Occident, au sein d’organisations sociales très distinctes ; ce qui conduit à réfléchir à la manière dont un phénomène aussi complexe que la vie est appréhendée à partir de concepts non-occidentaux. D’autre part, dans une perspective plus dynamique et plus historique, la confrontation de la diversité des théories de la vie et des contextes sociopolitiques aide à comprendre que les nomades forcés ne sont pas seulement des vies injustement traitées : ils sont des personnes expérimentant, dans leur chair, diverses manières de concevoir leurs vies singulières dans la pluralité d’organisations sociales où ils apprennent à vivre.

Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Paris, Le Seuil. 192 p., 18 €.

par Perig Pitrou, le 11 novembre 2019

Pour citer cet article :

Perig Pitrou, « L’inégalité des vies humaines », La Vie des idées , 11 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Didier-Fassin-La-vie-Mode-emploi-critique

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Notes

[1João Biehl, Vita. Life in a Zone of Social Abandonment, Berkeley : University of California Press, (2013 [2005]). Adriana Petryna, Life Exposed. Biological Citizens After Chernobyl, Princeton, Princeton University Press, (2013 [2002]).

[2Georges Perec, La vie mode d’emploi, romans, Paris, Hachettes, 1978.

[3Theodor Adorno, Minima moralia réflexions sur la vie, Paris, Payot, 1980.

[4Estelle Ferrarese, Sandra Laugier (dir.), Formes de vie, Paris, Éditions du CNRS, 2018

[5Anne M. Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das, Sandra Laugier, Face aux désastres. Une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives, Paris, Éditions d’Ithaque, 2013.

[6Judith Butler, Precarious Life. The Powers Of Mourning and Violence. London & New York, Verso, 2004.

[7Talal Asad, On Suicide Bombing, New York, Colombia University Press, 2007. Banu Bargu, Starve and Immolate. The Politics of Human Weapons, New York, Colombia University Press, 2014.

[8«  Une approche totalisante visant à constituer une anthropologie de la vie semble donc vouée à l’échec ou tout au moins au renoncement à ce qu’on pourrait appeler l’humanité de la vie, c’est-à-dire les dimensions sociale, historique, politique et morale des vies humaines en tant qu’elles procèdent à la fois de la matière vivante et de l’existence vécue  » (p. 30)

[9Perig Pitrou, «  La vie, un objet pour l’anthropologie  ? Options méthodologiques et problèmes épistémologiques  », L’Homme, vol. 212, n° 4, 2014, p. 159-189.

[10Perig Pitrou, «  La voie des techniques. La découverte des théories de la vie chez les Achuar  », in Au seuil de la forêt. Hommage à Philippe Descola, l’anthropologue de la nature.

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